Métrique en Ligne
LEC_1/LEC36
Charles-Marie LECONTE DE LISLE
POÈMES BARBARES
1862
Les Clairs de lune
I
C'est un monde difforme, abrupt, lourd et livide, 12
Le spectre monstrueux d'un univers détruit 12
Jeté comme une épave à l'Océan du vide, 12
Enfer pétrifié, sans flammes et sans bruit, 12
5 Flottant et tournoyant dans l'impassible nuit. 12
Autrefois, revêtu de sa grâce première, 12
Globe heureux d'où montait la rumeur des vivants, 12
Jeune, il a fait ailleurs sa route de lumière, 12
Avec ses eaux, ses bleus sommets, ses bois mouvants, 12
10 Sa robe de vapeurs mollement dénouées, 12
Ses millions d'oiseaux chantant par les nuées, 12
Dans la pourpre du ciel et sur l'aile des vents. 12
Loin des tièdes soleils, loin des nocturnes gloires, 12
A travers l'étendue il roule maintenant ; 12
15 Et voici qu'une mer d'ombre, par gerbes noires, 12
Contre les bords rongés du hideux continent 12
S'écrase, furieuse, et troue en bouillonnant 12
Le blême escarpement des rugueux promontoires. 12
Jusqu'au faîte des pics elle jaillit d'un bond, 12
20 Et, sur leurs escaliers versant ses cataractes, 12
Écume et rejaillit, hors des gouffres sans fond, 12
Dans l'espace aspergé de ténèbres compactes. 12
Et de ces blocs disjoints, de ces lugubres flots, 12
De cet écroulement horrible, morne, immense, 12
25 On n'entend rien sortir, ni clameurs ni sanglots : 12
Le sinistre univers se dissout en silence. 12
Mais la Terre, plus bas, qui rêve et veille encor 12
Sous le pétillement des solitudes bleues, 12
Regarde en souriant, à des milliers de lieues, 12
30 La lune, dans l'air pur, tendre son grand arc d'or. 12
II
Au plus creux des ravins emplis de blocs confus, 12
De flaques d'eau luisant par endroits sous les ombres, 12
La lune, d'un trait net, sculpte les lignes sombres 12
De vieux troncs d'arbres morts roides comme des fûts. 12
35 Dans les taillis baignés de violents arômes 12
Qu'une brume attiédie humecte de sueur, 12
Elle tombe, et blanchit de sa dure lueur 12
Le sentier des lions chasseurs de bœufs et d'hommes. 12
Un rauque grondement monte, roule et grandit. 12
40 Tout un monde effrayé rampe sous les arbustes ; 12
Une souple panthère arque ses reins robustes 12
Et de l'autre côté du ravin noir bondit. 12
Les fragments de bois sec craquent parmi les pierres ; 12
On entend approcher un souffle rude et sourd 12
45 Qui halète, et des pas légers près d'un pas lourd, 12
Des feux luisent au fond d'invisibles paupières. 12
Un vieux roi chevelu, maigre, marche en avant ; 12
Et, flairant la rumeur nocturne qui fourmille, 12
Le col droit, l'œil au guet, la farouche famille, 12
50 Lionne et lionceaux, suit, les mufles au vent. 12
Le père, de ses crins voilant sa tête affreuse, 12
Hume un parfum subtil dans l'herbe et les cailloux ; 12
Il hésite et repart, et sa queue au fouet roux 12
Par intervalles bat ses flancs que la faim creuse. 12
55 Hors du fourré, tous quatre, au faite du coteau, 12
Aspirant dans l'air tiède une proie incertaine, 12
Un instant arrêtés, regardent par la plaine 12
Que la lune revêt de son blême manteau. 12
La mère et les enfants se couchent sur la ronce, 12
60 Et le roi de la nuit pousse un rugissement 12
Qui, d'échos en échos, mélancoliquement, 12
Comme un grave tonnerre, à l'horizon s'enfonce. 12
III
La mer est grise, calme, immense, 8
L'œil vainement en fait le tour. 8
65 Rien ne finit, rien ne commence : 8
Ce n'est ni la nuit, ni le jour. 8
Point de lame à frange d'écume, 8
Point d'étoiles au fond de l'air. 8
Rien ne s'éteint, rien ne s'allume : 8
70 L'espace n'est ni noir, ni clair. 8
Albatros, pétrels aux cris rudes, 8
Marsouins, souffleurs, tout a fui. 8
Sur les tranquilles solitudes 8
Plane un vague et profond ennui. 8
75 Nulle rumeur, pas une haleine. 8
La lourde coque au lent roulis 8
Hors de l'eau terne montre à peine 8
Le cuivre de ses flancs polis ; 8
Et, le long des cages à poules, 8
80 Les hommes de quart, sans rien voir, 8
Regardent, en songeant, les houles 8
Monter, descendre et se mouvoir. 8
Mais, vers l'Est, une lueur blanche, 8
Comme une cendre au vol léger 8
85 Qui par nappes fines s'épanche, 8
De l'horizon semble émerger. 8
Elle nage, pleut, se disperse, 8
S'épanouit de toute part, 8
Tourbillonne, retombe, et verse 8
90 Son diaphane et doux brouillard. 8
Un feu pâle luit et déferle, 8
La mer frémit, s'ouvre un moment, 8
Et, dans le ciel couleur de perle, 8
La lune monte lentement. 8
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