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LEC_1/LEC1
Charles-Marie LECONTE DE LISLE
POÈMES BARBARES
1862
QAÏN
En la trentième année, au siècle de l'épreuve, 12
Étant captif parmi les cavaliers d'Assur, 12
Thogorma, le Voyant, fils d'Élam, fils de Thur, 12
Eut ce rêve, couché dans les roseaux du fleuve, 12
5 A l'heure où le soleil blanchit l'herbe et le mur. 12
Depuis que le Chasseur Iahvèh, qui terrasse 12
Les forts et de leur chair nourrit l'aigle et le chien, 12
Avait lié son peuple au joug assyrien, 12
Tous, se rasant les poils du crâne et de la face, 12
10 Stupides, s'étaient tus et n'entendaient plus rien. 12
Ployés sous le fardeau des misères accrues, 12
Dans la faim, dans la soif, dans l'épouvante assis, 12
Ils revoyaient leurs murs écroulés et noircis, 12
Et, comme aux crocs publics pendent les viandes crues, 12
15 Leurs princes aux gibets des Rois incirconcis- 12
Le pied de l'infidèle appuyé sur la nuque 12
Des vaillants, le saint temple où priaient les aïeux 12
Souillé, vide, fumant, effondré par les pieux, 12
Et les vierges en pleurs sous le fouet de l'eunuque, 12
20 Et le sombre Iahvèh muet au fond des cieux. 12
Or, laissant, ce jour-là, près des mornes aïeules 12
Et des enfants couchés dans les nattes de cuir, 12
Les femmes aux yeux noirs de sa tribu gémir, 12
Le fils d'Élam, meurtri par la sangle des meules, 12
25 Le long du grand Khobar se coucha pour dormir. 12
Les bandes d'étalons, par la plaine inondée 12
De lumière, gisaient sous le dattier roussi, 12
Et les taureaux, et les dromadaires aussi, 12
Avec les chameliers d'Iran et de Khaldée. 12
30 Thogorma, le Voyant, eut ce rêve. Voici : 12
C'était un soir des temps mystérieux du monde, 12
Alors que du midi jusqu'au septentrion 12
Toute vigueur grondait en pleine éruption, 12
L'arbre, le roc, la fleur, l'homme et la bête immonde, 12
35 Et que Dieu haletait dans sa création. 12
C'était un soir des temps. Par monceaux, les nuées, 12
Émergeant de la cuve ardente de la mer, 12
Tantôt, comme des blocs d'airain, pendaient dans l'air ; 12
Tantôt, d'un tourbillon véhément remuées, 12
40 Hurlantes, s'écroulaient en un immense éclair. 12
Vers le couchant rayé d'écarlate, un œil louche 12
Et rouge s'enfonçait dans les écumes d'or, 12
Tandis qu'à l'orient, l'âpre Gelboé-hor, 12
De la racine au faîte éclatant et farouche, 12
45 Flambait, bûcher funèbre où le sang coule encor. 12
Et loin, plus loin, là-bas, le sable aux dunes noires, 12
Plein du cri des chacals et du renâclement 12
De l'onagre, et parfois traversé brusquement 12
Par quelque monstre épais qui grinçait des mâchoires 12
50 Et laissait après lui comme un ébranlement. 12
Mais derrière le haut Gelboé-hor, chargées 12
D'un livide brouillard chaud des fauves odeurs 12
Que répandent les ours et les lions grondeurs, 12
Ainsi que font les mers par les vents outragées, 12
55 On entendait râler de vagues profondeurs. 12
Thogorma dans ses yeux vit monter des murailles 12
De fer d'où s'enroulaient des spirales de tours 12
Et de palais cerclés d'airain sur des blocs lourds ; 12
Ruche énorme, géhenne aux lugubres entrailles 12
60 Où s'engouffraient les Forts, princes des anciens jours. 12
Ils s'en venaient de la montagne et de la plaine, 12
Du fond des sombres bois et du désert sans fin, 12
Plus massifs que le cèdre et plus hauts que le pin, 12
Suants, échevelés, soufflant leur rude haleine 12
65 Avec leur bouche épaisse et rouge, et pleins de faim. 12
C'est ainsi qu'ils rentraient, l'ours velu des cavernes 12
A l'épaule, ou le cerf, ou le lion sanglant. 12
Et les femmes marchaient, géantes, d'un pas lent, 12
Sous les vases d'airain qu'emplit l'eau des citernes, 12
70 Graves, et les bras nus, et les mains sur le flanc. 12
Elles allaient, dardant leurs prunelles superbes, 12
Les seins droits, le col haut, dans la sérénité 12
Terrible de la force et de la liberté, 12
Et posant tour à tour dans la ronce et les herbes 12
75 Leurs pieds fermes et blancs avec tranquillité. 12
Le vent respectueux, parmi leurs tresses sombres, 12
Sur leur nuque de marbre errait en frémissant, 12
Tandis que les parois des rocs couleur de sang, 12
Comme de grands miroirs suspendus dans les ombres, 12
80 De la pourpre du soir baignaient leur dos puissant. 12
Les ânes de Khamos, les vaches aux mamelles 12
Pesantes, les boucs noirs, les taureaux vagabonds 12
Se hâtaient, sous l'épieu, par files et par bonds ; 12
Et de grands chiens mordaient le jarret des chamelles ; 12
85 Et les portes criaient en tournant sur leurs gonds. 12
Et les éclats de rire et les chansons féroces 12
Mêlés aux beuglements lugubres des troupeaux, 12
Tels que le bruit des rocs secoués par les eaux, 12
Montaient jusques aux tours où, le poing sur leurs crosses, 12
90 Des vieillards regardaient, dans leurs robes de peaux ; 12
Spectres de qui la barbe, inondant leurs poitrines, 12
De son écume errante argentait leurs bras roux, 12
Immobiles, de lourds colliers de cuivre aux cous, 12
Et qui, d'en haut, dardaient, l'orgueil plein les narines, 12
95 Sur leur race des yeux profonds comme des trous. 12
Puis, quand tout, foule et bruit et poussière mouvante, 12
Eut disparu dans l'orbe immense des remparts, 12
L'abîme de la nuit laissa de toutes parts 12
Suinter la terreur vague et sourdre l'épouvante 12
100 En un rauque soupir sous le ciel morne épars. 12
Et le Voyant sentit le poil de sa peau rude 12
Se hérisser tout droit en face de cela, 12
Car il connut, dans son esprit, que c'était là 12
La Ville de l'angoisse et de la solitude, 12
105 Sépulcre de Qaïn au pays d'Hévila ; 12
Le lieu sombre où, saignant des pieds et des paupières, 12
Il dit à sa famille errante : — Bâtissez 12
Ma tombe, car les temps de vivre sont passés. 12
Couchez-moi, libre et seul, sur un monceau de pierres ; 12
110 Le Rôdeur veut dormir, il est las, c'est assez. 12
Gorges des monts déserts, régions inconnues 12
Aux vivants, vous m'avez vu fuir de l'aube au soir. 12
Je m'arrête, et voici que je me laisse choir. 12
Couchez-moi sur le dos, la face vers les nues, 12
115 Enfants de mon amour et de mon désespoir. 12
Que le soleil regarde et que l'eau du ciel lave 12
Le signe que la haine a creusé sur mon front ! 12
Ni les aigles, ni les vautours ne mangeront 12
Ma chair, ni l'ombre aussi ne clora mon œil cave. 12
120 Autour de mon tombeau les lâches se tairont. 12
Mais le sanglot des vents, l'horreur des longues veilles, 12
Le râle de la soif et celui de la faim, 12
L'amertume d'hier et celle de demain, 12
Que l'angoisse du monde emplisse mes oreilles 12
125 Et hurle dans mon cœur comme un torrent sans frein ! — 12
Or, ils firent ainsi. Le formidable ouvrage 12
S'amoncela dans l'air des aigles déserté. 12
L'Ancêtre se coucha par les siècles dompté, 12
Et, les yeux grands ouverts, dans l'azur ou l'orage, 12
130 La face au ciel, dormit selon sa volonté. 12
Hénokhia ! cité monstrueuse des Mâles, 12
Antre des Violents, citadelle des Forts, 12
Qui ne connus jamais la peur ni le remords, 12
Telles du fils d'Élam frémirent les chairs pâles, 12
135 Quand tu te redressas du fond des siècles morts. 12
Abîme où, loin des cieux aventurant son aile, 12
L'Ange vit la beauté de la femme et l'aima, 12
Où le fruit qu'un divin adultère forma, 12
L'homme géant, brisa la vulve maternelle, 12
140 Ton spectre emplit les yeux du Voyant Thogorma. 12
Il vit tes escaliers puissants bordés de torches 12
Hautes qui tournoyaient, rouges, au vent des soirs ; 12
Il entendit tes ours gronder, tes lions noirs 12
Rugir, liés de marche en marche, et, sous tes porches, 12
145 Tes crocodiles geindre au fond des réservoirs ; 12
Et, de tous les recoins de ta masse farouche, 12
Le souffle des dormeurs dont l'œil ouvert reluit, 12
Tandis que çà et là, sinistres et sans bruit, 12
Quelques fantômes lents, se dressant sur leur couche, 12
150 Écoutaient murmurer les choses de la nuit. 12
Mais voici que du sein déchiré des ténèbres, 12
Des confins du désert creusés en tourbillon, 12
Un Cavalier, sur un furieux étalon, 12
Hagard, les poings roidis, plein de clameurs funèbres, 12
155 Accourut, franchissant le roc et le vallon. 12
Sa chevelure blême, en lanières épaisses, 12
Crépitait au travers de l'ombre horriblement ; 12
Et, derrière, en un rauque et long bourdonnement, 12
Se déroulaient, selon la taille et les espèces, 12
160 Les bêtes de la terre et du haut firmament. 12
Aigles, lions et chiens, et les reptiles souples, 12
Et l'onagre et le loup, et l'ours et le vautour, 12
Et l'épais Béhémoth, rugueux comme une tour, 12
Maudissaient dans leur langue, en se ruant par couples, 12
165 Ta ville sombre, Hénokh ! et pullulaient autour. 12
Mais dans leurs lits d'airain dormaient les fils des Anges. 12
Et le grand Cavalier, heurtant les murs, cria : 12
— Malheur à toi, monceau d'orgueil, Hénokhia ! 12
Ville du Vagabond révolté dans ses langes, 12
170 Que le Jaloux, avant les temps, répudia ! 12
Sépulcre du Maudit, la vengeance est prochaine. 12
La mer se gonfle et gronde, et la bave des eaux 12
Bien au-dessus des monts va noyer les oiseaux. 12
L'extermination suprême se déchaîne, 12
175 Et du ciel qui s'effondre a rompu les sept sceaux. 12
La face du désert dira : Qu'est devenue 12
Hénokhia, semblable au Gelboé pierreux ? 12
Et l'aigle et le corbeau viendront, disant entre eux : 12
Où donc se dressait-elle autrefois sous la nue, 12
180 La Ville aux murs de fer des géants vigoureux ? 12
Mais rien ne survivra, pas même ta poussière, 12
Pas même un de vos os, enfants du Meurtrier ! 12
Holà ! j'entends l'abîme impatient crier, 12
Et le gouffre t'attire, ô race carnassière 12
185 De Celui qui ne sut ni fléchir ni prier ! 12
Qaïn, Qaïn, Qaïn ! Dans la nuit sans aurore, 12
Dès le ventre d'Héva maudit et condamné, 12
Malheur à toi par qui le soleil nouveau-né 12
But, plein d'horreur, le sang qui fume et crie encore 12
190 Pour les siècles, au fond de ton cœur forcené ! 12
Malheur à toi, dormeur silencieux, chair vile, 12
Esprit que la vengeance éternelle a sacré, 12
Toi qui n'as jamais cru, ni jamais espéré ! 12
Plus heureux le chien mort pourri hors de ta ville ! 12
195 Dans ton crime effroyable Iahvèh t'a muré. — 12
Alors, au faîte obscur de la cité rebelle, 12
Soulevant son dos large et l'épaule et le front, 12
Se dressa lentement, sous l'injure — et l'affront, 12
Le Géant qu'enfanta pour la douleur nouvelle 12
200 Celle par qui les fils de l'homme périront. 12
Il se dressa debout sur le lit granitique 12
Où, tranquille, depuis dix siècles révolus, 12
Il s'était endormi pour ne s'éveiller plus ; 12
Puis il regarda l'ombre et le désert antique, 12
205 Et sur l'ampleur du sein croisa ses bras velus. 12
Sa barbe et ses cheveux dérobaient son visage ; 12
Mais, sous l'épais sourcil, et luisant à travers, 12
Ses yeux, hantés d'un songe unique, et grands ouverts, 12
Contemplaient par delà l'horizon, d'âge en âge, 12
210 Les jours évanouis et le jeune univers. 12
Thogorma vit alors la famille innombrable 12
Des fils d'Hénokh emplir, dans un fourmillement 12
Immense, palais, tours et murs, en un moment ; 12
Et, tous, ils regardaient l'Ancêtre vénérable, 12
215 Debout, et qui rêvait silencieusement. 12
Et les bêtes poussaient leurs hurlements de haine, 12
Et l'étalon, soufflant du feu par les naseaux, 12
Broyait les vieux palmiers comme autant de roseaux, 12
Et le grand Cavalier gardien de la Géhenne 12
220 Mêlait sa clameur âpre aux cris des animaux. 12
Mais l'Homme violent, du sommet de son aire, 12
Tendit son bras noueux dans la nuit, et voilà, 12
Plus haut que ce tumulte entier, comme il parla 12
D'une voix lente et grave et semblable au tonnerre, 12
225 Qui d'échos en échos par le désert roula : 12
— Qui me réveille ainsi dans l'ombre sans issue 12
Où j'ai dormi dix fois cent ans, roide et glacé ? 12
Est-ce toi, premier cri de la mort, qu'a poussé 12
Le Jeune Homme d'Hébron sous la lourde massue 12
230 Et les débris fumants de l'autel renversé ? 12
Tais-toi, tais-toi, sanglot, qui montes jusqu'au faîte 12
De ce sépulcre antique où j'étais étendu ! 12
Dans mes nuits et mes jours je t'ai trop entendu. 12
Tais-toi, tais-toi, la chose irréparable est faite. 12
235 J'ai veillé si longtemps que le sommeil m'est dû. 12
Mais non ! Ce n'est point là ta clameur séculaire, 12
Pâle enfant de la femme, inerte sur son sein ! 12
O victime, tu sais le sinistre dessein 12
D'Iahvèh m'aveuglant du feu de sa colère. 12
240 L'iniquité divine est ton seul assassin. 12
Silence, ô Cavalier de la Géhenne ! O Bêtes 12
Furieuses, qu'il traîne après lui, taisez-vous ! 12
Je veux parler aussi, c'est l'heure, afin que tous 12
Vous sachiez, ô hurleurs stupides que vous êtes, 12
245 Ce que dit le Vengeur Qaïn au Dieu jaloux. 12
Silence ! Je revois l'innocence du monde. 12
J'entends chanter encore aux vents harmonieux 12
Les bois épanouis sous la gloire des deux ; 12
La force et la beauté de la terre féconde 12
250 En un rêve sublime habitent dans mes yeux. 12
Le soir tranquille unit aux soupirs des colombes, 12
Dans le brouillard doré qui baigne les halliers, 12
Le doux rugissement des lions familiers ; 12
Le terrestre Jardin sourit, vierge de tombes, 12
255 Aux Anges endormis à l'ombre des palmiers. 12
L'inépuisable joie émane de la Vie ; 12
L'embrassement profond de la terre et du ciel 12
Emplit d'un même amour le cœur universel ; 12
Et la Femme, à jamais vénérée et ravie, 12
260 Multiplie en un long baiser l'Homme immortel. 12
Et l'aurore qui rit avec ses lèvres roses, 12
De jour en jour, en cet adorable berceau, 12
Pour le bonheur sans fin éveille un dieu nouveau ; 12
Et moi, moi, je grandis dans la splendeur des choses, 12
265 Impérissablement jeune, innocent et beau ! 12
Compagnon des Esprits célestes, origine 12
De glorieux enfants créateurs à leur tour, 12
Je sais le mot vivant, le verbe de l'amour ; 12
Je parle et fais jaillir de la source divine, 12
270 Aussi bien qu'Élohim, d'autres mondes au jour ! 12
Éden ! ô Vision éblouissante et brève, 12
Toi dont, avant les temps, j'étais déshérité ! 12
Éden, Éden ! voici que mon cœur irrité 12
Voit changer brusquement la forme de son rêve, 12
275 Et le glaive flamboie à l'horizon quitté. 12
Éden ! ô le plus cher et le plus doux des songes, 12
Toi vers qui j'ai poussé d'inutiles sanglots ! 12
Loin de tes murs sacrés éternellement clos 12
La malédiction me balaye, et tu plonges 12
280 Comme un soleil perdu dans l'abîme des flots. 12
Les flancs et les pieds nus, ma mère Héva s'enfonce 12
Dans l'âpre solitude où se dresse la faim. 12
Mourante, échevelée, elle succombe enfin, 12
Et dans un cri d'horreur enfante sur la ronce 12
285 Ta victime, Iahvèh ! celui qui fut Qaïn. 12
O nuit ! Déchirements enflammés de la nue, 12
Cèdres déracinés, torrents, souffles hurleurs, 12
O lamentations de mon père, ô douleurs, 12
O remords, vous avez accueilli ma venue, 12
290 Et ma mère a brûlé ma lèvre de ses pleurs. 12
Buvant avec son lait la terreur qui l'enivre, 12
A son côté gisant livide et sans abri, 12
La foudre a répondu seule à mon premier cri ; 12
Celui qui m'engendra m'a reproché de vivre, 12
295 Celle qui m'a conçu ne m'a jamais souri. 12
Misérable héritier de l'angoisse première, 12
D'un long gémissement j'ai salué l'exil. 12
Quel mal avais-je fait ? Que ne m'écrasait-il, 12
Faible et nu sur le roc, quand je vis la lumière, 12
300 Avant qu'un sang plus chaud brûlât mon cœur viril ? 12
Emporté sur les eaux de la Nuit primitive, 12
Au muet tourbillon d'un vain rêve pareil, 12
Ai-je affermi l'abîme, allumé le soleil, 12
Et, pour penser : Je suis ! pour que la fange vive, 12
305 Ai-je troublé la paix de l'éternel sommeil ? 12
Ai-je dit à l'argile inerte : Souffre et pleure ! 12
Auprès de la défense ai-je mis le désir, 12
L'ardent attrait d'un bien impossible à saisir, 12
Et le songe immortel dans le néant de l'heure ? 12
310 Ai-je dit de vouloir et puni d'obéir ? 12
O misère ! Ai-je dit à l'implacable Maître, 12
Au Jaloux, tourmenteur du monde et des vivants, 12
Qui gronde dans la foudre et chevauche les vents : 12
La vie assurément est bonne, je veux naître ! 12
315 Que m'importait la vie au prix où tu la vends ? 12
Sois satisfait ! Qaïn est né. Voici qu'il dresse, 12
Tel qu'un cèdre, son front pensif vers l'horizon. 12
Il monte avec la nuit sur les rochers d'Hébron, 12
Et dans son cœur rongé d'une sourde détresse 12
320 Il songe que la terre immense est sa prison. 12
Tout gémit, l'astre pleure et le mont se lamente, 12
Un soupir douloureux s'exhale des forêts, 12
Le désert va roulant sa plainte et ses regrets, 12
La nuit sinistre, en proie au mal qui la tourmente, 12
325 Rugit comme un lion sous l'étreinte des rets. 12
Et là, sombre, debout sur la roche escarpée, 12
Tandis que la famille humaine, en bas, s'endort, 12
L'impérissable ennui me travaille et me mord, 12
Et je vois la lueur de la sanglante Épée 12
330 Rougir au loin le ciel comme une aube de mort. 12
Je regarde marcher l'antique Sentinelle, 12
Le Khéroub chevelu de lumière, au milieu 12
Des ténèbres, l'Esprit aux six ailes de feu, 12
Qui, dardant jusqu'à moi sa rigide prunelle, 12
335 S'arrête sur le seuil interdit par son Dieu. 12
Il reluit sur ma face irritée, et me nomme : 12
— Qaïn, Qaïn ! — Khéroub d'Iahvèh, que veux-tu ? 12
Me voici. — Va prier, va dormir. Tout s'est tu, 12
Le repos et l'oubli bercent la terre et l'homme ; 12
340 Heureux qui s'agenouille et n'a pas combattu ! 12
Pourquoi rôder toujours par les ombres sacrées, 12
Haletant comme un loup des bois jusqu'au matin ? 12
Vers la limpidité du aradis lointain 12
Pourquoi tendre toujours tes lèvres altérées ? 12
345 Courbe la face, esclave, et subis ton destin. 12
Rentre dans ton néant, ver de terre ! Qu'importe 12
Ta révolte inutile à Celui qui peut tout ? 12
Le feu se rit de l'eau qui murmure et qui bout ; 12
Le vent n'écoute pas gémir la feuille morte. 12
350 Prie et prosterne-toi. — Je resterai debout ! 12
Le lâche peut ramper sous le pied qui le dompte, 12
Glorifier l'opprobre, adorer le tourment, 12
Et payer le repos par l'avilissement ; 12
Iahvèh peut bénir dans leur fange et leur honte 12
355 L'épouvante qui flatte et la haine qui ment ; 12
Je resterai debout ! Et du soir à l'aurore, 12
Et de l'aube à la nuit, jamais je ne tairai 12
L'infatigable cri d'un cœur désespéré ! 12
La soif de la justice, ô Khéroub, me dévore. 12
360 Écrase-moi, sinon, jamais je ne ploîrai ! 12
Ténèbres, répondez ! Qu'Iahvèh me réponde ! 12
Je souffre, qu'ai-je fait ? — Le Khéroub dit : — Qaïn ! 12
Iahvèh l'a voulu. Tais-toi. Fais ton chemin 12
Terrible. — Sombre Esprit, le mal est dans le monde, 12
365 Oh ! pourquoi suis-je né ! — Tu le sauras demain. — 12
Je l'ai su. Comme l'ours aveuglé qui trébuche 12
Dans la fosse où la mort l'a longtemps attendu, 12
Flagellé de fureur, ivre, sourd, éperdu, 12
J'ai heurté d'Iahvèh l'inévitable embûche ; 12
370 Il m'a précipité dans le crime tendu. 12
O jeune homme, tes yeux, tels qu'un ciel sans nuage, 12
Étaient calmes et doux, ton cœur était léger 12
Comme l'agneau qui sort de l'enclos du berger ; 12
Et Celui qui te fit docile à l'esclavage 12
375 Par ma main violente a voulu t'égorger ! 12
Dors au fond du Schéol ! Tout le sang de tes veines, 12
O préféré d'Héva, faible enfant que j'aimais, 12
Ce sang que je t'ai pris, je le saigne à jamais ! 12
Dors, ne t'éveille plus ! Moi, je crîrai mes peines, 12
380 J'élèverai la voix vers Celui que je hais. 12
Fils des Anges, orgueil de Qaïn, race altière 12
En qui brûle mon sang, et vous, enfants domptés 12
De Seth, ô multitude à genoux, écoutez ! 12
Écoutez-moi, Géants ! écoute-moi, poussière ! 12
385 Prête l'oreille, ô Nuit des temps illimités ! 12
Élohim, Élohim ! Voici la prophétie 12
Du Vengeur, et je vois le cortège hideux 12
Des siècles de la terre et du ciel, et tous deux, 12
Dans cette vision lentement éclaircie, 12
390 Roulent sous ta fureur qui rugit autour d'eux. 12
Tu voudras vainement, assouvi de ton rêve, 12
Dans le gouffre des Eaux premières l'engloutir ; 12
Mais lui, lui se rira du tardif repentir. 12
Comme Léviathan qui regagne la grève, 12
395 De l'abîme entr'ouvert tu le verras sortir. 12
Non plus géant, semblable aux Esprits, fier et libre, 12
Et toujours indompté, sinon victorieux ; 12
Mais servile, rampant, rusé, lâche, envieux, 12
Chair glacée où plus rien ne fermente et ne vibre, 12
400 L'homme pullulera de nouveau sous les cieux. 12
Emportant dans son cœur la fange du Déluge, 12
Hors la haine et la peur ayant tout oublié, 12
Dans les siècles obscurs l'homme multiplié 12
Se précipitera sans halte ni refuge, 12
405 A ton spectre implacable horriblement lié. 12
Dieu de la foudre, Dieu des vents, Dieu des armées, 12
Qui roules au désert les sables étouffants, 12
Qui te plais aux sanglots d'agonie, et défends 12
La pitié, Dieu qui fais aux mères, affamées, 12
410 Monstrueuses, manger la chair dé leurs enfants ! 12
Dieu triste, Dieu jaloux qui dérobes ta face, 12
Dieu qui mentais, disant que ton œuvre était bon, 12
Mon souffle, ô Pétrisseur de l'antique limon, 12
Un jour redressera ta victime vivace. 12
415 Tu lui diras : Adore ! Elle répondra : Non ! 12
D'heure en heure, Iahvèh ! ses forces mutinées 12
Iront élargissant l'étreinte de tes bras ; 12
Et, rejetant ton joug comme un vil embarras, 12
Dans l'espace conquis les choses déchaînées 12
420 Ne t'écouteront plus quand tu leur parleras ! 12
Afin d'exterminer le monde qui te nie, 12
Tu feras ruisseler le sang comme une mer, 12
Tu feras s'acharner les tenailles de fer, 12
Tu feras flamboyer, dans l'horreur infinie, 12
425 Près des bûchers hurlants le gouffre de l'Enfer ; 12
Mais quand tes prêtres, loups aux mâchoires robustes, 12
Repus de graisse humaine et de rage amaigris, 12
De l'holocauste offert demanderont le prix, 12
Surgissant devant eux de la cendre des Justes, 12
430 Je les flagellerai d'un immortel mépris. 12
Je ressusciterai les cités submergées, 12
Et celles dont le sable a couvert les monceaux ; 12
Dans leur lit écumeux j'enfermerai les eaux ; 12
Et les petits enfants des nations vengées, 12
435 Ne sachant plus ton nom, riront dans leurs berceaux ! 12
J'effondrerai des deux la voûte dérisoire. 12
Par delà l'épaisseur de ce sépulcre bas 12
Sur qui gronde le bruit sinistre de ton pas, 12
Je ferai bouillonner les mondes dans leur gloire ; 12
440 Et qui t'y cherchera ne t'y trouvera pas. 12
Et ce sera mon jour ! Et, d'étoile en étoile, 12
Le bienheureux Éden longuement regretté 12
Verra renaître Abel sur mon cœur abrité ; 12
Et toi, mort et cousu sous la funèbre toile, 12
445 Tu t'anéantiras dans ta stérilité. — 12
Le Vengeur dit cela. Puis, l'immensité sombre, 12
Bond par bond, prolongea, des plaines aux parois 12
Des montagnes, l'écho violent de la Voix 12
Qui s'enfonça longtemps dans l'abîme de l'ombre. 12
450 Puis, un Vent très amer courut par les cieux froids. 12
Thogorma ne vit plus ni les bêtes hurlantes, 12
Ni le grand Cavalier, ni ceux d'Hénokhia. 12
Tout se tut. Le Silence élargi déploya 12
Ses deux ailes de plomb sur les choses tremblantes. 12
455 Puis, brusquement, le ciel convulsif flamboya. 12
Et, le sceau fut rompu des hautes cataractes. 12
Le poids supérieur fendit et crevassa 12
Le couvercle du monde. Un long frisson passa 12
Dans toute chair vivante ; et, par nappes compactes, 12
460 Et par torrents, la Pluie horrible commença. 12
Puis, de tous les côtés de la terre, un murmure 12
Encore inentendu, vague, innommable, emplit 12
L'espace, et le fracas d'en haut s'ensevelit 12
Dans celui-là. La Mer, avec sa chevelure 12
465 De flots blêmes, hurlait en sortant de son lit. 12
Elle venait, croissant d'heure en heure, et ses lames, 12
Toutes droites, heurtaient les monts vertigineux, 12
Ou, projetant leur courbe immense au-dessus d'eux, 12
Rejaillissaient d'en bas vers la nuée en flammes, 12
470 Comme de longs serpents qui déroulent leurs nœuds. 12
Elle allait, arpentant d'un seul repli de houle 12
Plaines, vallons, déserts, forêts, toute une part 12
Du monde, et les cités et le troupeau hagard 12
Des hommes, et les cris suprêmes, et la foule 12
475 Des bêtes qu'aveuglaient la foudre et le brouillard. 12
Hérissés, et trouant l'air épais, en spirale, 12
De grands oiseaux, claquant du bec, le col pendant, 12
Lourds de pluie et rompus de peur, et regardant 12
Les montagnes plonger sous la mer sépulcrale, 12
480 Montaient toujours, suivis par l'abîme grondant. 12
Quelques sombres Esprits, balancés sur leurs ailes, 12
Impassibles témoins du monde enseveli, 12
Attendaient pour partir que tout fût accompli, 12
Et que sur le désert des Eaux universelles 12
485 S'étendît pesamment l'irrévocable oubli. 12
Enfin, quand le soleil, comme un œil cave et vide 12
Qui, sans voir, regardait les espaces béants, 12
Émergea des vapeurs ternes des océans ; 12
Quand, d'un dernier lien, le Suaire livide 12
490 Eut de l'univers mort serré les os géants ; 12
Quand le plus haut des pics eut bavé son écume, 12
Thogorma, fils d'Élam, d'épouvante blêmi, 12
Vit Qaïn le Vengeur, l'immortel Ennemi 12
D'Iahvèh, qui marchait, sinistre, dans la brume, 12
495 Vers l'Arche monstrueuse apparue à demi. 12
Et l'homme s'éveilla du sommeil prophétique, 12
Le long du grand Khobar où boit un peuple impur. 12
Et ceci fut écrit, avec le roseau dur, 12
Sur une peau d'onagre, en langue khaldaïque, 12
500 Par le Voyant, captif des cavaliers d'Assur. 12
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