Métrique en Ligne
LCA_2/LCA98
Louis LE CARDONNEL
CARMINA SACRA
1912
ORPHICA
XIII
DERNIER CHANT D'ORPHÉE
A Ernest Raynaua.
I
Pâle et seul, dans les plis de sa longue tunique, 12
Envahi par l'austère image du trépas, 12
Va lentement Orphée, à l'âme prophétique, 12
Se parlant tout bas. 5
5 Il regarde, au-dessus des cimes sourcilleuses, 12
Les constellations se lever dans le soir. 12
Le vent parfois émeut les profondes yeuses 12
D'un murmure noir. 5
Et lui, prochain martyr promis aux Bacchanales, 12
10 D'abord sur les gazons, tel qu'une Ombre marchant 12
Il s'arrête, et, levant ses mains sacerdotales, 12
Il chante ce chant. 5
II
Astres qui scintillez et soleils invisibles : 12
Abîmes de lumière, ô formidables cieux ; 12
15 Vous qui, dardant vers nous vos feux inextinguibles 12
Tournez radieux. 5
Sommets dominateurs de la farouche Thrace, 12
Que la grande nuit voit, énormes, reculés. 12
Verser votre épouvante au voyageur qui passe 12
20 O monts étoilés. 5
Sapins, sombres sapins, tout bruissants de sève. 12
Et par moments grondants, pareils aux grandes eaux ; 12
Cavernes enfantant, comme du fond d'un rêve, 12
D'étranges cristaux. 5
25 Fatidique Laurier, tronc caverneux du chêne, 12
Dont la tête murmure au-dessus des ravins ; 12
Terre aux germes cachés, vieille Nature pleine 12
De secrets divins. 5
Fleuves prodigieux, ô vénérables fleuves, 12
30 Qui, vous précipitant d'un indomptable cours, , 12
Emportez vers les mers des ondes toujours neuves 12
Antiques toujours. 5
Adieu. Nature, adieu, de l'astre d'or à l'antre. 12
Adieu : car détesté pour son trop fier dédain, 12
35 Ce prêtre qui t'aimait, et fut ton premier chantre, 12
Va mourir demain ! 5
Et l'Hèbre, dont les yeux des étoiles s'éprennent, 12
Roulera dans ses flots mélancoliquement, 12
Avec sa tête blême, aux longs cheveux qui traînent, 12
40 Son gémissement. 5
III
Venez, vous, maintenant ; je vous attends, Bacchantes, 12
Venez toutes, frappant sur vos tambourins fous. 12
Venez briser la lyre aux cordes éloquentes, 12
Qui charmait les loups 5
45 Que voire chœur hurlant des bois sorte et m'attaque ! 12
Moi, Poète, à vos coups saintement dévoué, 12
Il me tarde d'ouïr le tumulte orgiaque 12
De vos Évohé. 5
Sur moi fondez, ouvrez la mortelle blessure 12
50 A ce flanc qui, pour vous, n'aura jamais battu ; 12
Bacchantes, accablez de votre rage impure 12
L'Aède abattu. 5
Que ma sève, arrachée à mes chastes artères, 12
Aille sur vous rougir la peau des léopards. 12
55 Toutes, disputez-vous, implacables panthères, 12
Mes membres épars. 5
Jouez avec mon cœur brûlant, jusqu'à l'aurore : 12
Voyez-le se crisper sous vos ongles ardents ; 12
Jetez-lui votre bave, et, s'il le faut encore, 12
60 Mettez-y vos dents. 5
Mangez ma chair, buvez mon sang, profanatrices 12
Et puissent longuement, ô filles de l'Enfer, 12
En vous purifiant, vous combler de délices, 12
Mon sang et ma chair ! 5
IV
65 Ainsi vous calmerez votre haine sauvage, 12
Cependant que mon âme, élancée en plein ciel. 12
Verra les Bienheureux lui tendre le breuvage 12
Immatériel. 5
Celle dont vous étiez férocement jalouses, 12
70 La fidèle Eurydice, aux regards éclatants, 12
Aura pour moi là-haut, fleur des saintes Épouses, 12
D'immortels vingt ans. 5
Le clair scintillement des larges auréoles 12
Jettera sa lumière à l'entour de nos fronts : 12
75 Tels que deux vivants lys, rapprochant leurs corolles, 12
Nous resplendirons… 5
Mais vous, qu'à votre tour vont battre les tempêtes. 12
Amants de l'éternelle et divine Beauté, 12
A présent je vous parle, ô sanglotants poètes, 12
80 Ma postérité ! 5
Avant de s'en aller l'Ancêtre vous salue. 12
En des âges méchants, pleins d'amour, vous viendrez, 12
Sonneurs de lyre, enfants sacrés, phalange élue. 12
Jeunes Inspirés. 5
85 Un monde, injurieux aux semeurs de lumière, 12
Un monde ténébreux vous lancera l'affront ; 12
Les âmes seulement éprises de matière 12
Vous déchireront. 5
Que si, dans les horreurs d'une rouge curée, 12
90 On ne met pas un jour votre corps en lambeaux ; 12
Si vous n'expirez pas, la gorge lacérée 12
De coups de couteaux, 5
Lorsque votre âme, en proie au souffle qui l'inspire, 12
A des mortels impurs dira ses visions, 12
95 Il vous faudra porter, ineffable martyre, 12
Leurs dérisions. 5
Dévorez ce sarcasme, affrontez cette rage ! 12
Lui-même — car je vois les siècles s'entr'ouvrir 12
Au milieu des clameurs dont un peuple l'outrage, 12
100 Un Dieu doit mourir. 5
Dressé sur un gibet vers les farouches nues, 12
Et poussant jusqu'au ciel sa défaillante voix, 12
Il a le front percé par des ronces aiguës, 12
Et les bras en croix. 5
105 Mais des Élus sans nombre, altérés de supplices, 12
A la lutte invités par ce divin lutteur, 12
Suivront, dans le sentier des âpres sacrifices, 12
L'Initiateur. 5
Vierges, adolescents, qu'à sa palme il appelle, 12
110 Sous le fer qui déchire et sous le feu qui mord, 12
Dépouilleront pour lui l'existence mortelle. 12
Ivres de sa mort ! 5
Souffrez donc, ô chanteurs : c'est la future gloire. 12
Dites-vous qu'une fois disparus, seulement, 12
115 Par vos chants vous vaincrez l'ingratitude noire, 12
Au rauque aboiement ; 5
Que, frappé par l'éclair, votre front s'illumine ; 12
Que la Justice vient, de son pas sûr et lent ; 12
Et que, dans la splendeur sans ombre, se termine 12
120 Le chemin sanglant. 5
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