Métrique en Ligne
LCA_2/LCA82
Louis LE CARDONNEL
CARMINA SACRA
1912
CHANTS D'OMBRIE ET DE TOSCANE
AUX AÏEUX D'IRLANDE
A Paul Morisse
La saison est venue, où toutes nos pensées. 12
Comme au son éloigné de légendaires cors, 12
D'elles-mêmes s'en vont vers les choses passées. 12
Car c'est demain Novembre et la fête des Morts. 12
5 Le ciel d'où ruisselait tout à l'heure l'averse 12
Ne peut pas secouer ses nuages de plomb : 12
Arrachant aux rameaux des feuilles qu'il disperse, 12
Se lève par instants un vent sourd et profond. 12
Et moi, dans ce matin dont je sens l'atonie, 12
10 Soudain je songe à vous, mes aïeux oubliés, 12
Qui viviez dans les jours lointains de THibernie. 12
Race mélodieuse et race de guerriers. 12
Faire pleurer la harpe ou brandir la claymore, 12
C'étaient vos jeux, héros vaillants, jamais cruels ; 12
15 Des Bardes vous guidaient dans le combat sonore, 12
Et vous vous reposiez au chant des Ménestrels. 12
A vos cœurs il fallait d'idéales légendes. 12
Près de vos lacs voilés, près de votre océan ; 12
Et la Foi vous dompta, quand vinrent dans vos landes, 12
20 Une croix à la main, Patrice et Colomban. 12
La nature parlait à vos âmes profondes : 12
Vous alliez l'écoutant, de son mystère épris, 12
Pour vous les monts, les bois, les vallons et les ondes. 12
Tout vivait animé d'invisibles Esprits. 12
25 A travers le brouillard qui monte des clairières, 12
Vous croyiez voir glisser la Fée aux longs cheveux, 12
Alors que, pour danser dans les hautes bruyères, 12
Au lever du croissant vous allumiez des feux. 12
Votre main, large ouverte, était toujours loyale 12
30 Vous aviez la tendresse unie à la fierté ; 12
Et, dans la grande coupe, ardente et cordiale, 12
Vous buviez le désir de l'immortalité. 12
Quand cessait de rugir un moment la bataille, 12
Vous invoquiez l'orage et, les cheveux épars, 12
35 Vous rêviez près des rocs que l'âpre mer entaille ; 12
Et la glauque étendue emplissait vos regards. 12
La foudre vous tentait : au-dessus de vos têtes, 12
Des mânes de héros luttaient au firmament ; 12
L'éclair vous blanchissait. Puis un jour vous vous êtes 12
40 Mêlés, fier sang Gaël, au rude sang normand. 12
Vous avez retrouvé d'abord le flot sauvage, 12
Dont le reflet vous fit les yeux à jamais verts : 12
Puis vous êtes allés avec le Moyen Age, 12
D'un Océan farouche à de plus douces mers. 12
45 Vous n'étiez pas de ceux dont le glaive se rouille. 12
Pleins de la bondissante ivresse du départ, 12
Vous avez convoité la Sicile et la Pouille, 12
Entraînés par Tancrède et par Robert Guiscard. 12
Peut-être vos regards virent-ils Syracuse, 12
50 Taormine, Agrigente, aux temples désolés : 12
Peut-être, dans le soir, un fantôme de Muse 12
De son long cri divin vous a de loin hélés. 12
Si quelqu'un d'entre vous, trop fier de sa conquête, 12
Pour y planter sa race est demeuré là-bas, 12
55 Les autres revenus, la grande lâche faite, 12
Ont, au pays natal, raconté leurs combats. 12
Parmi vous il en est, âmes au Christ féales, 12
Dont le bras musculeux a voûté les arcs lourds ; 12
Ou lancé vers le ciel les flèches ogivales : 12
60 Salut, hommes pieux, maçons des anciens jours. 12
Vous aimiez les vitraux que le soir incendie, 12
Et dont l'ardeur s'embrase au rayon auroral ; 12
Et vos cœurs comprenaient la grave psalmodie 12
Qui monte lentement selon le Vespéral. 12
65 Oh ! qui dira la place, auprès des sanctuaires, 12
Où vous dormez, héros des temps évanouis ? 12
Vous êtes tous perdus en d obscurs ossuaires, 12
Vous dont le rêve ancien m'a fait tel que je suis. 12
Et pourtant loin d'Irlande, aux robustes haleines 12
70 Des Alpes, mes poumons se sont d'abord ouverts 12
Je suis né dans Valence, aux mémoires romaines, 12
Qui voit les monts bleuir dans ses horizons clairs. 12
L'écho des chants venus de la belle Provence, 12
Aux aèdes brunis par l'éternel été, 12
75 A bercé ma jeunesse, et j'ai dès mon enfance 12
Connu l'enchantement de l'antique Beauté. 12
Mais j'hérite de vous dans ces époques grises, 12
Où le Doute affaiblit les cœurs les plus virils, 12
L'âme d'un constructeur de mystiques églises, 12
80 Le désir du voyage et l'attrait des exils 12
Si j'aime, en purs contours, en immuables lignes 12
Les marbres se dressant dans l'or des matins bleus, 12
J'aime aussi les grands vols nostalgiques de cygnes, 12
S'enfonçant dans un ciel d'automne nébuleux. 12
85 Ah ! que toujours l'espace, avec son amplitude, 12
M'incite à souhaiter des espaces meilleurs : 12
Qu'à jamais une austère et sainte inquiétude 12
Me fasse soupirer vers l'immortel Ailleurs. 12
Que mon vœu de songeur et mon vœu de poète 12
90 Jusqu'à mon dernier jour demeurent d'accorder 12
L'élan ardent de l'âme à la forme parfaite. 12
Coupe d'or d'où le vin ne doit pas déborder. 12
Et que, les yeux fixés sur l'Idéal, je vive, 12
Gardant, aïeux perdus dans un brumeux lointain, 12
95 La richesse sans fond de votre ardeur pensive. 12
Harmonieusement unie au goût latin. 12
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