Métrique en Ligne
LAP_8/LAP95
Victor de LAPRADE
LES VOIX DU SILENCE
1864
III
UN ENTRETIEN AVEC CORNEILLE
I
Devant ces deux portraits que j’invoque sans cesse, 12
Dans ma chambre où, le soir, un groupe aimé se presse, 12
Les enfants, à ma voix doucement apaisés, 12
Avaient dit leur prière et reçu nos baisers. 12
5 Resté seul, j’essayais d’utiliser ma veille ; 12
Les cris joyeux chantaient encore à mon oreille : 12
Mais l’ennui, ce jour-là, mille poids étouffants, 12
Avaient résisté même au baiser des enfants. 12
L’ombre des mauvais jours, la crainte des jours pires, 12
10 Passaient entre mon cœur et ces jeunes sourires ; 12
Devant ce cher soleil voilé d’un crêpe noir, 12
Les spectres de mes morts étaient venus s’asseoir. 12
J’avais froid dans les os ; le brouillard de novembre 12
Semblait percer les murs et pleuvoir dans ma chambre. 12
15 Incapable d’effort, étendu près du feu, 12
Je m’écoutais souffrir sans pouvoir prier Dieu. 12
Sombre, amer, je songeais, cédant presque à l’envie, 12
A ces âpres détours du combat de la vie 12
Où va mon pauvre esprit, si souvent abattu 12
20 Sous le corps douloureux dont il s’est revêtu ; 12
Tel qu’un frêle soldat qui, dans sa main trompée, 12
Saisirait un roseau quand il cherche une épée. 12
Et devant le destin, sans plus noble souci, 12
J’allais demander grâce et me rendre à merci. 12
25 Mais, le stoïque honneur s’efforçant à renaître, 12
Comme un secours certain je pris ton livre, ô maître ! 12
J’allai, de page en page, aspirant au travers 12
La moelle de lion qu’on suce dans tes vers. 12
J’évoquais, j’écoutais ces âmes surhumaines 12
30 Faites d’après ton âme et bien plus que romaines. 12
Horace m’avait dit en ses mâles adieux : 12
« Faites votre devoir et laissez faire aux dieux. » 12
Polyeucte, inspiré des grâces du baptême, 12
S’armant contre la mort et Pauline elle-même 12
35 D’éternelles clartés illuminait mon cœur, 12
J’en étais à ces vers, à ce cri du vainqueur : 12
« Saintes douceurs du ciel, adorables idées, 12
« Vous remplissez un cœur qui vous peut recevoir ; 12
« De vos sacrés attraits les âmes possédées 12
40 « Ne conçoivent plus rien qui les puisse émouvoir. » 12
Ayant lu, tout mon sang bouillonnait, j’étais ivre ; 12
Pour la centième fois mes pleurs mouillaient ce livre ; 12
Et, la main sur mes yeux, j’attendis longuement 12
Sans que rien dissipât mon éblouissement. 12
45 Enfin je me levai, la chambre tout entière, 12
Comme au plus grand soleil éclatait de lumière ; 12
Et, devant moi, le maître évoqué si souvent, 12
Le maître était debout, le maître était vivant ! 12
Simple et rude en son air, fort et de haute taille, 12
50 Il semblait au discours moins prompt qu’à la bataille ; 12
Pauvre dans son costume, il ne me cachait point 12
Les trous de ses souliers et ceux de son pourpoint ; 12
Et jamais prince ou roi, de la plus fière mine, 12
N’eut tant de majesté sous la pourpre et l’hermine. 12
55 Je le vois sans terreur comme l’un d’entre nous ; 12
Mais, frappé de respect, je tombe à ses genoux. 12
Lui, bon et familier, me relève et m’embrasse, 12
Me fait asseoir et va s’asseoir lui-même, en face, 12
Dans mon vieux fauteuil droit, très-dur et très-ancien, 12
60 Datant du Cid peut-être, et qu’il prend pour le sien ; 12
Là, devant mes tisons, durant toute une veille, 12
Moi, chétif, j’entendis parler le grand Corneille. 12
II
« A quoi bon de ma voix implorer le secours, 12
Si par tes actions tu mens à nos discours ; 12
65 Si tu n’as su trouver, toi nourri de mon livre, 12
Dans l’heur de mieux penser la force de mieux vivre ; 12
Si le mâle entretien de tant d’esprits fameux 12
N’a pu te faire une âme indomptable comme eux ? 12
Ta muse a des fiertés ; tu n’as que des faiblesses ; 12
70 Ose encor nous prêcher des dieux que tu délaisses 12
Et prétendre aux sommets du fond de ta langueur, 12
Et colorer tes vers d’une fausse vigueur ! 12
Honte au mol histrion, au poëte frivole, 12
Dont toute la vertu se dissipe en parole ; 12
75 Qui s’exalte en son livre et qui s’abaisse ailleurs, 12
Et qui ne vaut pas mieux que ses vers les meilleurs ! 12
On t’a dit que notre art, pareil à l’art des femmes, 12
Est chargé d’assoupir et d’enchaîner les âmes, 12
D’étouffer sous des fleurs les courroux généreux 12
80 Et d’orner les loisirs et l’ennui des heureux. 12
La perle, assurent-ils, naît d’une maladie, 12
Et c’est des cœurs malsains que sort la mélodie ; 12
Et pour eux le chanteur est le plus accompli 12
Qui sait mieux leur verser la folie et l’oubli. 12
85 Ah ! s’il faut qu’un poison coule au lieu d’un remède 12
De la source où buvaient Rodrigue et Nicomède, 12
Si vous rabaissez tous au métier qui prévaut 12
Cet art sacré des vers que j’ai porté si haut… 12
Comme des tréteaux vils sous une danse obscène 12
90 Croulent ces blocs d’airain dont j’ai fait votre scène, 12
Et ce mâle français qu’on ne veut plus savoir, 12
Langue de la raison, de l’honneur, du devoir ! 12
Toi, retiens ce conseil de notre tête-à-tête : 12
On n’est qu’un baladin et non pas un poète, 12
95 Quand, des grâces d’un vers gémissant ou moqueur, 12
On a charmé l’esprit sans agrandir le cœur ; 12
Quand, plus haut dans la force et vers le bien qu’on aime, 12
On n’a pas emporté ses lecteurs et soi-même ; 12
Quand jamais on n’osa, tout seul, en plein soleil, 12
100 De la vigueur d’un acte appuyer le conseil. 12
Je le sais, une vie, une vertu sans tache, 12
Plus qu’un poëme, hélas ! sont une lourde tâche ! 12
C’est pourquoi je t’exhorte et je viens, mon enfant, 12
Poser sur ta faiblesse un bras qui te défend. 12
105 Tu souffres et tu crains, et l’avenir t’effraie, 12
Et bien près de ton cœur j’aperçois une plaie ; 12
Tu souffres dans ta chair, ta vigueur se flétrit ; 12
L’argile de ton corps pèse sur ton esprit. 12
Eh bien, c’est là l’épreuve où l’homme enfin s’atteste ! 12
110 Tu peux vouloir encor, ta liberté te reste ; 12
Si, même en se courbant sous les maux entassés, 12
On marche et l’on suffit au devoir, c’est assez. 12
Le devoir ! il n’admet ni douleur, ni faiblesse ; 12
Mais Dieu nous le mesure aux forces qu’il nous laisse ; 12
115 D’humbles mourants, à l’heure où rien n’est plus debout, 12
Ont pu, d’un seul regard, l’accomplir jusqu’au bout. 12
Tu souffres, tu te plains, il faut qu’on te soutienne ! 12
Souffrir, et qu’est-ce donc pour une âme chrétienne ? 12
Qu’est-ce que la douleur dont l’assaut t’a surpris ? 12
120 Un rapide combat dont Dieu même est le prix. 12
Nous souffrons, nous semons ; c’est la mort qui recueille, 12
Qui des moindres vertus ne perd pas une feuille ; 12
Oui pèse chaque effort, qui compte chaque pleur… 12
La mort n’abolit rien, excepté la douleur. 12
125 Quand la terre s’enfuit et quand le ciel demeure, 12
Qu’importe une tourmente et des soucis d’une heure ! 12
Qu’importe au fier oiseau l’aspérité du sol 12
Qu’il effleure du pied, prêt à prendre son vol ! 12
Des lois, des dieux, des mœurs, ton siècle impur se joue : 12
130 A nous qui fendons l’air, qu’importe cette boue ! 12
Passons, les yeux fixés sur nos sommets chéris ; 12
Ne touchons à ce temps que par notre mépris. 12
Le poste de l’honneur est près de ce qui tombe. 12
Mais sur nos droits blessés ne fermons pas la tombe ; 12
135 Tant qu’une arme nous reste et tant que nous vivons, 12
N’avouons pas vaincu le Dieu que nous servons. 12
Même à cette heure encor, la parole est un glaive ! 12
Qu’un poëte se dresse et qu’une voix s’élève ! 12
Moi, sujet de Louis, paisible homme de bien, 12
140 Je voudrais aujourd’hui parler en citoyen : 12
Comme jadis, soldat de Brute et de Pompée, 12
Chez les derniers Romains j’aurais porté l’épée ; 12
Comme aux pieds de Jésus, prompt à dire : « Je crois, » 12
Chez les premiers chrétiens j’aurais porté la croix. 12
145 Toi donc, qui vis saigner d’une injure mortelle 12
L’ancien honneur avec la liberté nouvelle, 12
Fidèle à tous les deux, et luttant pas à pas, 12
Blessé, vaincu, mourant, ne te résigne pas. 12
Accepte avec orgueil l’oubli, la solitude ; 12
150 De ton âme, avant tout, fais ton unique étude ; 12
De ce champ de bataille on ne peut te bannir. 12
Travaille sur toi-même à fonder l’avenir. 12
Les épines s’en vont aussi bien que les roses ! 12
Mais, au bout de l’épreuve, il nous reste deux choses 12
155 Par où nous recevons le prix de nos combats : 12
Notre âme dans le ciel, notre nom ici-bas. 12
Va ! le moindre écusson a son modeste lustre ; 12
Et, sans espoir de gloire et d’avenir illustre, 12
L’honnête homme expirant que la vie a déçu 12
160 Peut rendre, au moins, son nom pur comme il l’a reçu. 12
Un nom ! pourquoi l’orgueil de ce hochet suprême ? 12
C’est que ton nom, mon fils, est bien plus que toi-même : 12
C’est le sang des aïeux souillés ou triomphants : 12
C’est ton père qui doit revivre en tes enfants ; 12
165 C’est, pour eux, l’aiguillon salutaire ou funeste ; 12
C’est ta honte, à leur front, ou ta vertu qui reste. 12
Fais donc que tes aïeux soient fiers de se revoir 12
Dans l’acier de ton nom comme en un pur miroir. 12
Fais qu’au moins pour tes fils, ce nom ait un prestige ; 12
170 Fais-en l’arrêt fatal, la loi qui les oblige, 12
L’inflexible précepte et l’astre au firmament 12
Que chacun d’eux consulte et suive à tout moment, 12
Qui sur eux veille, aux jours d’épreuve, au temps prospère, 12
Comme a veillé sur toi le regard de ton père. 12
175 Travailler à son nom, ciseler de sa main 12
Cette image qui doit nous remplacer demain ; 12
L’illuminer des feux de notre foi chrétienne, 12
C’est l’œuvre de tout homme, et surtout, c’est la tienne ! 12
C’est la nôtre, à nous tous qui portons le flambeau, 12
180 Poëte ! et qui marchons à la quête du beau, 12
Qui veillons, sans un jour, sans une heure paisible, 12
Pour faire à tous les yeux éclater l’invisible ; 12
Pour faire pénétrer, écrite en mots vainqueurs, 12
La parole de vie au fond de tous les cœurs. 12
185 Qu’importe donc un mal prêt à finir ! qu’importe ! 12
Si dans ton corps brisé ton âme est la plus forte ; 12
Si, malgré les fardeaux que tu sens s’alourdir, 12
Ton âme et ton honneur peuvent encor grandir ! » 12
III
Il dit, je m’élançais, plein d’une foi profonde, 12
190 Pour baiser cette main créatrice d’un monde ; 12
Il avait disparu, mais laissant après lui 12
Ces clartés du devoir mortelles à l’ennui. 12
Du réduit visité par ce dieu domestique, 12
Le plafond rayonnait clair comme un ciel d’Attique ; 12
195 D’air pur et de soleil et de fraîches senteurs 12
Je m’y trouvais baigné, comme sur les hauteurs ; 12
Et les maux de mon corps, nés des peines de l’âme, 12
Oubliés tout à coup, fondaient à cette flamme. 12
Tout brillait sur ces murs sombres auparavant ; 12
200 Tout s’était mis en fête et tout semblait vivant ; 12
Tout mon vieux mobilier semblait rajeuni d’aise ; 12
Un aïeul souriant occupait chaque chaise ; 12
De la table où j’écris sortaient de chères voix, 12
Et mes livres aimés parlaient tous à la fois. 12
205 Je cherchai du regard les yeux que je consulte, 12
Les deux portraits sacrés à qui je rends mon culte : 12
Ma mère avait toujours, mais sans verser de pleurs, 12
Son doux visage empreint de célestes douleurs ; 12
Plus ardent que jamais, le feu de la prière 12
210 Rayonnait de sa face et de son âme entière ; 12
Pour le rachat des siens toujours prompte à s’offrir, 12
Elle semblait encor demander à souffrir. 12
Pareil aux grands aïeux, à ces vieux chefs de race, 12
Sculptés du même airain que don Diègue et qu’Horace, 12
215 Qui, pour vivre plus fiers, ont vécu sans bonheur, 12
Qui n’ont d’autre souci, d’autre bien que l’honneur, 12
Qui pour les droits vaincus s’immolent sans murmure, 12
Et meurent en soldats, debout dans leur armure… 12
Mon père, au front serein, mais non sans quelque orgueil, 12
220 Confirmant ce discours du geste et du coup d’œil, 12
Songeait qu’ayant toujours marché la tête haute, 12
Sa maison n’était pas indigne d’un tel hôte, 12
Et, de sa ferme voix qui m’a tant consolé, 12
Me disait dans mon cœur : « C’est moi qui t’ai parlé. » 12
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