Métrique en Ligne
LAP_8/LAP102
Victor de LAPRADE
LES VOIX DU SILENCE
1864
X
BERTHE
Les tableaux, d’un éclat soudain, 8
S’animaient à la voix de Berthe : 8
Quand l’oiseau fredonne au jardin, 8
L’air est plus pur, l’herbe est plus verte ; 8
5 Plus fraîche est la senteur des bois, 8
Plus vive est la couleur des roses ; 8
Et l’on croit entendre une voix 8
Sortir des fleurs à demi closes. 8
J’ai vu, lorsqu’elle avait chanté, 8
10 J’ai vu les vieux portraits sourire ; 8
Sa musique avait répété 8
Ce que le pinceau ne peut dire. 8
La muse errait dans l’atelier 8
Sur les pas de la jeune belle ; 8
15 C’était le démon familier, 8
Tout brillait, tout vivait par elle. 8
Un ciel plus chaud ou plus rêveur 8
Vibrait au fond des paysages ; 8
Les madones aux frais visages 8
20 Priaient avec plus de ferveur. 8
Nouveau sur les marbres antiques, 8
Je ne sais quel air attendri 8
De la Vénus au front meurtri 8
Réchauffait les grâces attiques. 8
25 La vie entrait de toute part. 8
Le souffle errant des harmonies 8
Emportait l’âme et le regard 8
En des profondeurs infinies. 8
Moi, dans un double enchantement, 8
30 Enivré d’accords et d’images, 8
J’oubliais la terre, un moment, 8
Pour m’envoler dans les nuages. 8
J’allais en de bleus horizons ; 8
Aux pâles clartés de la lune ; 8
35 J’y voyais mes jeunes saisons 8
Fleurir encore une par une. 8
Le clavier vibrant sous ses doigts 8
Achevait l’œuvre bienfaisante : 8
Mes douces peines d’autrefois 8
40 M’allégeaient la douleur présente. 8
Les voilà ! c’est à m’y tromper, 8
Ces chers fantômes pleins de charmes. 8
Mon cœur est prêt à m’échapper, 8
Et je sens mes yeux tout en larmes. 8
45 Qui sait dans quel pays lointain, 8
Vers quelles fleurs, sur quelle grève, 8
A la voix du charmant lutin, 8
Qui sait où m’eût porté mon rêve ? 8
Si, tout à coup, la vérité 8
50 Devant mes yeux n’eût été mise ; 8
Si mon portrait, quoique flatté, 8
Ne m’eût montré ma barbe grise. 8
Si Berthe, sans respect humain, 8
Au bout de chaque air que je loue, 8
55 Quand j’allais pour baiser sa main, 8
Ne m’eût gaîment offert sa joue ; 8
Et, comme une simple chanson 8
Sur la rose ou sur l’hirondelle, 8
Ne m’eût commandé, sans façon, 8
60 Des vers où je parlerais d’elle. 8
Des vers ! je n’en fais pas un jeu : 8
On ne ment pas dans ce langage, 8
C’est celui du cœur qui s’engage ; 8
Si j’en disais trop ou trop peu. 8
65 Elle est femme et je suis poète, 8
Elle veut et je dois céder. 8
Que faut-il que je lui souhaite, 8
Ne pouvant rien lui demander ? 8
Flatterai-je, hélas ! ces beaux songes 8
70 Faits pour durer si peu d’instants ? 8
N’enivrons pas ce cher printemps 8
D’espoirs qui seraient des mensonges. 8
Lui vanterai-je un froid dédain 8
De tous les bonheurs qu’on envie ? 8
75 Doit-on passer devant la vie 8
Sans rien cueillir dans ce jardin. 8
Ne faut-il pas que la jeune âme 8
Ait sa part, même de douleur ; 8
Qu’elle pleure, puisqu’elle est femme ; 8
80 Qu’elle embaume, puisqu’elle est fleur ! 8
Qu’elle ait, sous la verte ramée, 8
De ces longs soirs qui semblent courts ; 8
Qu’elle aime et qu’elle soit aimée… 8
Mais une fois et pour toujours. 8
85 Pour se garder de toute injure, 8
Elle a le culte ardent du beau : 8
Que l’idéal soit son flambeau, 8
La sincérité son armure ; 8
Que son esprit vif et charmant, 8
90 Ouvert à d’éternelles fêtes, 8
Chez les grands morts, chez les poètes, 8
Se fasse un invisible amant ; 8
Et qu’aux jours de peine secrète, 8
Fuyant sur les hauteurs de l’art, 8
95 Elle y conserve une retraite 8
Entre Raphaël et Mozart. 8
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