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LAP_8/LAP101
Victor de LAPRADE
LES VOIX DU SILENCE
1864
IX
LA TOUR D'IVOIRE
POËME
I
CONSEILS D’ERMITE
LE CHEVALIER, UN ERMITE
L’ERMITE
Par tous les noirs esprits cette route est hantée ; 12
Évite, ô chevalier, la forêt enchantée, 12
Fuis les sentiers couverts, fuis l’ombre de ces monts 12
Où, sous des traits charmants, rôdent d’affreux démons. 12
5 Va livrer tes combats dans ces heureuses plaines 12
Où la palme fleurit aux mains des châtelaines. 12
LE CHEVALIER
J’accomplis un serment qui m’entraîne plus loin ; 12
La palme que je veux se cueille sans témoin. 12
Par cette harpe d’or, par cette armure noire, 12
10 J’ai juré de gravir jusqu’à la Tour d’Ivoire. 12
Je fuis tout faux honneur et tout laurier banal ; 12
Je veux voir l’invisible et boire au Saint-Graal. 12
Trouvère et chevalier, loin de ces molles fêtes, 12
J’aspire à des amours, à des gloires parfaites. 12
15 Mais toi-même, ô vieillard si prudent et si vert, 12
Que fais-tu, seul, dans l’ombre, au bord de ce désert ? 12
Et pourquoi, si tu crains qu’un jeune homme y périsse, 12
Braves-tu, d’aussi près, la forêt tentatrice ? 12
L’ERMITE
Je vis là pour l’exemple et l’avertissement. 12
20 Revenu de ces bois où chaque fleur nous ment, 12
J’ai connu, j’ai quitté les villes infécondes 12
Et je veille aujourd’hui, seul entre ces deux mondes, 12
Aimant et fuyant l’homme, et me ceignant les reins 12
Pour marcher sans repos vers le Dieu que je crains. 12
25 Devant ce faux Éden, prodigue en remontrances, 12
Je guéris les rêveurs des folles espérances. 12
LE CHEVALIER
Des pèlerins tremblants reste le conseiller, 12
Timide voyageur, moi je suis chevalier ; 12
Pour finir l’aventure à tes mains échappée, 12
30 J’aurai, de plus que toi, ma harpe et mon épée. 12
L’ERMITE
Plus heureux et plus pur, instruit par mes revers, 12
Frappe de plus grands coups, chante de plus beaux vers ! 12
J’ai reçu comme toi l’éperon et l’écharpe ; 12
J’ai fait sonner le fer, j’ai fait gémir la harpe ; 12
35 J’ai fouillé longuement la mystique forêt, 12
De ses plus noirs détours j’ai percé le secret. 12
Assisté d’un regard qui m’éclairait dans l’ombre, 12
J’ai vaincu des géants et des hydres sans nombre ; 12
Mainte fée au désert m’a conduit pas à pas ; 12
40 J’eus des guides charmants et je n’arrivai pas, 12
Où donc le Saint-Graal, où donc la Tour d’Ivoire ? 12
Je ne les vis qu’en rêve et j’ai cessé d’y croire. 12
LE CHEVALIER
Je ne les vis qu’en rêve et j’y croirai toujours ! 12
Peut-être arriverai-je avec d’autres secours : 12
45 Ces lieux, purgés par toi de tant d’hôtes étranges, 12
Libres de leurs démons, me réservent leurs anges ; 12
L’ERMITE
Elles ont disparu des arbres et des fleurs 12
Celles que j’invoquais et qui séchaient mes pleurs ; 12
Elles ont disparu des lacs et des fontaines 12
50 Celles qui m’apportaient le remède à mes peines. 12
Chassés par les hivers des prés et des buissons, 12
Les oiseaux de mon cœur ont fini leurs chansons. 12
Je les ai vues mourir toutes les bonnes fées, 12
Toutes les blanches mains qui nouaient mes trophées ; 12
55 Et les dragons hideux, plus nombreux que jamais, 12
Rampent dans les vallons, hurlent sur les sommets ; 12
Plus nombreux que jamais, au bord des précipices, 12
Les pâles nécromants forment leurs maléfices. 12
LE CHEVALIER
Tu t’es lassé trop tôt, ou tu crains le péril. 12
60 Tu me parles d’hiver et je suis en avril, 12
Et des oiseaux Joyeux j’entends les symphonies ! 12
N’as-tu pas offensé quelqu’un des bons génies ; 12
Savais-tu quels présents nous leur devons offrir ; 12
Quels mots mystérieux les forcent d’accourir ? 12
65 N’as-tu pas, incrédule à quelque fée absente, 12
Méconnu la plus belle et la plus bienfaisante ? 12
L’ERMITE
La reine des forêts, m’attachant son collier, 12
Titania me prit, un soir, pour chevalier : 12
Titania qui veille autour des jeunes plantes, 12
70 Rend les eaux, à son gré, plus vives ou plus lentes, 12
Flotte au milieu des airs sur de molles odeurs, 12
Et des soleils d’été corrige les ardeurs. 12
J’ai reconnu ses lois, et j’ai vaincu, par elle, 12
Les hôtes les plus fiers de la forêt rebelle. 12
75 Du printemps à l’automne elle a reçu mes vœux. 12
C’est elle qui répand l’or sur les blonds cheveux, 12
Les roses sur la joue et sur les seins la neige ; 12
Qui prolonge aux amours les nuits, ou les abrège ; 12
Et régit d’un caprice altier, tendre ou moqueur, 12
80 Tous ces charmes des yeux, les souverains du cœur. 12
Dans ses palais d’azur j’ai consulté Morgane ; 12
J’ai suivi, jeune encor, son sillon diaphane : 12
Celle qui porte au doigt d’impalpables aimants, 12
Qui des globes sacrés conduit les mouvements, 12
85 Qui mesure et décrit les bonds de la pensée, 12
Entre les infinis tient l’âme balancée, 12
Forme entre les humains et les filles du ciel 12
Ces nœuds puissants, tressés dans l’immatériel, 12
Dicte au pâle inspiré les hautes mélodies, 12
90 L’enlève et le soutient sur ses ailes hardies, 12
Et berce le songeur dans un monde enchanté 12
Où le rêve est plus vrai que la réalité. 12
Guidé par elle, en vain je me suis mis en quête : 12
Jamais la blanche Tour n’a laissé voir son faîte. 12
95 J’ai pris dans la forêt par un autre chemin : 12
Urgèle m’a saisi de son ardente main ; 12
J’ai volé sur son char, traîné par des panthères ; 12
J’ai bu l’enivrement de ses baisers austères ; 12
Elle a plongé mon cœur du volcan au glacier, 12
100 Et de ma bonne armure elle a trempé l’acier. 12
J’ai goûté, sur ses pas, dans les nuits ténébreuses, 12
J’ai goûté les amours, les haines vigoureuses. 12
J’ai cru, par elle, amant sauvage et furibond, 12
Aux créneaux de la Tour m’élancer d’un seul bond ; 12
105 Mais loin du but j’errais dans la forêt sacrée, 12
Et m’éveillais, encor hésitant, sur l’entrée. 12
D’autres guides, ainsi, terribles ou charmants, 12
M’ont perdu, m’ont lassé de leurs enchantements. 12
J’ai voulu, maintes fois, recommencer l’épreuve : 12
110 Un esprit m’appelait dans l’antre, au bord du fleuve ; 12
Ange, ou fée, ou démon, tous ceux en qui j’ai cru, 12
M’ont laissé sur la route, et tous ont disparu. 12
LE CHEVALIER
Ces brises du printemps, ce soleil qui m’enivre, 12
Mes yeux charmés de voir, mon cœur charmé de vivre, 12
115 Le murmure qui court sur cette harpe d’or, 12
Tout me dit qu’en ces bois la fée habite encor : 12
J’ai vu luire un éclair sous leur ombre éternelle ; 12
Tu n’as pas su trouver ce qui se cache en elle. 12
L’ERMITE
J’ai revu ces forêts, je les parcours en vain, 12
120 Plus une fée, une âme, un seul hôte divin ; 12
Mon appel sans écho meurt sur le roc aride, 12
Et mes deux bras ouverts se ferment dans le vide ; 12
Chaque pas, cependant, réveille un ennemi, 12
Quelque serpent tardif sous la feuille endormi. 12
125 Des mille êtres, cachés dans l’épaisse verdure, 12
Nul ne s’annonce à moi que par une blessure. 12
Du sang des noirs dragons que j’ai frappés du fer, 12
Des monstres sont éclos pires que ceux d’hier. 12
Les vampires affreux, les tarasques, les goules, 12
130 Sous des arbres saignants s’y promènent en foule. 12
Les pâles nécromants ont repris le pouvoir : 12
La main ne peut toucher ce que l’œil a cru voir ; 12
Chaque ange est un démon, chaque source un piège. 11
Inventant chaque jour un nouveau sortilège, 12
135 La noire Mélusine, à travers les halliers, 12
Conduit jusqu’à son antre et perd les chevaliers ; 12
Et, s’armant des trésors de ses sœurs étouffées, 12
Règne seule et survit entre toutes les fées. 12
Combien de ces vaillants, tous jeunes et joyeux, 12
140 Tous remplis, comme toi, d’espoirs ambitieux, 12
J’ai vu, s’étant juré l’impossible conquête, 12
Entrer dans la forêt comme pour une fête !… 12
J’aurais bientôt compté ceux qui sont revenus, 12
Tous vieux, hagards, souillés, sans armes, les pieds nus, 12
145 L’un pétri d’ironie et l’autre de blasphème, 12
Aussi tristes que moi, flétris, n’osant plus même 12
Nommer la blanche Tour objet de leur ardeur, 12
Et niant le soleil, l’amour et la pudeur. 12
Et moi je dis : Si bons que soient l’homme et le glaive, 12
150 Du trésor tant cherché la conquête est un rêve, 12
Un prétexte aux chansons de Geste, aux doux romans, 12
Un piège des démons et des vils nécromants. 12
Insensé qui s’y prend et court cette aventure ! 12
J’en sauvai ma raison, du moins, et mon armure ; 12
155 Au plus prochain moustier, me confessant vaincu, 12
J’ai voué mon haubert, ma lance et mon écu ; 12
Pour punir mon orgueil, je montre ici ma plaie ; 12
J’y veux vieillir, propice à tous ceux que j’effraie, 12
Essayant d’écarter du voyage fatal 12
160 Ceux qui rêvent de voir, de toucher l’idéal. 12
LE CHEVALIER
Par la Vierge et les saints, par la foi qui me porte, 12
De ce monde interdit je franchirai la porte ; 12
Je ferai de mon bras, je verrai de mes yeux, 12
Ce que d’autres ont fait, ce qu’ont vu nos aïeux. 12
L’ERMITE
165 Pauvre inconnu, qui n’as ni renom ni devise, 12
Va tenter l’impossible, et que Dieu te conduise. 12
II
APRÈS BATAILLE
Le voilà qui chevauche à travers la forêt, 12
Vigilant, le cœur haut et la lance en arrêt ; 12
Il va dans l’inconnu des bois, des chemins sombres, 12
170 Fuyant tout ce qui luit, scrutant les lieux pleins d’ombres, 12
Devinant sous les fleurs la guêpe ou le poison, 12
Craignant l’œil trop ami qui brille hors de saison. 12
Il ne veut rien toucher que du bout de ses armes, 12
Résolu d’être aveugle et sourd à tous les charmes, 12
175 Tant qu’aux sûres clartés d’un infaillible amour 12
Son cœur n’aura pas vu s’ouvrir la blanche Tour, 12
Sans risquer de confondre, en cueillant quelqu’ivraie, 12
La beauté décevante avec la beauté vraie. 12
Il va ; les noirs esprits, l’éprouvant de leurs coups, 12
180 Cachés sous mille aspects, rôdent comme des loups. 12
« Chevalier, vois mes fleurs, » murmure ici la branche. 12
« Vois mon duvet soyeux, » lui dit l’hermine blanche. 12
« Cueille mes raisins mûrs, » ajoute un cep grimpant. 12
— « Je flaire le poison et je vois le serpent. » 12
185 « Guerrier, sous ce beau frêne, après ta rude course, 12
Vois ma fraîcheur, et bois de mes eaux, » dit la source. 12
« Chevalier, » dit le lac qu’il côtoie en chemin, 12
« Descends, je te convie aux délices du bain. » 12
— « Mon sang et ma sueur, c’est mon bain sous l’armure. » 12
190 Un miel coule du chêne et la ruche murmure : 12
« Prends ce rayon doré. »
— « Ton miel est vite aigri ;
Le pain et le calice en partant m’ont nourri. » 12
« Guerrier, qui cours si vite aux nobles entreprises, 12
Cueille, en passant, au bord du panier, ces cerises. » 12
195 « Ami, voici ma cruche et goûte de ce lait. » 12
« Ami, voici mes fleurs, prends celle qui te plaît. » 12
— « Je ne veux rien de vous, dames et pastourelles ; 12
Passez ! j’accepterais si vous étiez moins belles. 12
L’enfant au chapelet, vous qui ne m’offrez rien, 12
200 Recevez le salut d’un chevalier chrétien. » 12
C’étaient, à chaque pas, tentations pareilles, 12
Complot malicieux des fruits, des fleurs vermeilles. 12
Mais, toujours attentif, à travers vaux et monts, 12
Le guerrier déjouait les ruses des démons ; 12
205 Tous il les devinait sous leurs multiples formes ; 12
Tous il les écartait, lutins, dragons énormes, 12
Ou de sa bonne lance, ou d’un signe de croix. 12
Nuit et jour, sans sommeil, il marchait par les bois : 12
Ni la rose en berceaux sur les tapis de mousses, 12
210 Ni les fines odeurs, ni les paroles douces, 12
Rien n’arrêtait ce preux pour l’idéal armé, 12
Fors le devoir d’aller en aide à l’opprimé. 12
Là-bas, dans ce vallon, quels soupirs lamentables 12
Percent l’épais rideau des ifs et des érables ? 12
215 Ce soleil est si pur, ces lieux sont si charmants ! 12
Quel bruit de pleurs mêlés à des ricanements ? 12
Suspends, bon chevalier, ton voyage et ton rêve ; 12
Pour tous les malheureux tu dois tirer le glaive. 12
Il court, il a pris, seul, libre de son cheval, 12
220 Le sentier tortueux qui plonge au fond du val. 12
Sur un tertre moussu d’où filtre une fontaine, 12
Les pieds scellés au roc par une étroite chaîne, 12
Une femme est debout, presqu’enfant, et se tord 12
Dans les convulsions d’un impuissant effort. 12
225 Trois nains velus, dont l’arc a pour flèche une aiguille, 12
De mille et mille traits percent la pauvre fille ; 12
Et six dogues affreux, noirs, hérissés, grondants, 12
Sont découplés contr’elle et lui montrent les dents. 12
Sa mort est sûre, horrible. Une méchante fée, 12
230 Sur un dragon assise et de serpents coiffée, 12
Mélusine, ivre, heureuse au spectacle du mal, 12
Excite encor les chiens de son rire infernal. 12
L’enfant est du village, elle a jupon de bure ; 12
Sa coiffe de linon cache un peu sa figure ; 12
235 Ses bras et ses pieds nus, son cou brun et vermeil 12
Ont reçu largement les baisers du soleil ; 12
Pour seul bijou, formant sa parure discrète, 12
Un rosaire de buis pend sur sa gorgerette. 12
Elle appelle en pleurant et prie avec ferveur, 12
240 Criant : « Merci de nous, Jésus mon doux sauveur ! 12
A moi, bon chevalier ! » Il écoute, il s’élance, 12
Il frappe, et c’est assez du bâton de sa lance : 12
Les molosses hurlants, les nains, vils ennemis, 12
Sont broyés sous ses pieds comme un tas de fourmis. 12
245 Alors d’un bras plus fier, tirant sa bonne lame, 12
Il va, l’œil enflammé, droit à l’horrible dame ; 12
D’un seul coup le dragon, prêt à prendre son vol, 12
Tombe ; un épieu sanglant l’a cloué sur le sol. 12
Le brave osera plus ; la sombre enchanteresse 12
250 Sent sur son front ridé la pointe vengeresse ; 12
L’affreux charme est rompu ; le monstre, en un moment, 12
Disparaît sous la terre avec un hurlement : 12
Et le pieux guerrier, sur son armure noire, 12
D’un grand signe de croix assurait sa victoire. 12
255 Or la douce captive et le bon chevalier 12
Couple uni de hasard et déjà familier, 12
Près de la source, au pied du frêne qui l’ombrage, 12
Devisaient, car tous deux parlaient même langage ; 12
Et, des esprits impurs craignant les noirs desseins, 12
260 Tous deux priaient la Vierge et vénéraient les Saints. 12
— « Ainsi que vous m’aidez, seigneur, que Dieu vous aide. » 12
— « A vos chagrins, enfant, que Dieu donne un remède. » 12
— « Chevalier, que vos coups soient toujours aussi sûrs. » 12
— « Belle enfant, que vos yeux soient toujours aussi purs. » 12
265 — « Combien je vous trouvai bon, vaillant, secourable ! » 12
— « Mon vœu me lie au faible, à tous ceux qu’on accable. » 12
— « Je n’étais rien pour vous qu’une fille des champs, 12
Aux projets inconnus et peut-être méchants ; 12
Que saviez-vous de moi ? »
— « Vous portez le rosaire ;
270 Vous parlez d’une voix si suave et si claire ; 12
Et j’ai vu quelque part, dire où, je ne le puis, 12
Entre ces fines mains ce chapelet de buis. » 12
— « Peut-être au bord des prés où je filais ma laine ? » 12
— « Ou peut-être au balcon de quelque châtelaine. » 12
— « Sur le char des faneurs ? »
275 — « Ou sur un palefroi. »
— « Ou chez un bûcheron ? »
— « Peut-être chez le roi.
Je ne sais ; mais déjà ces beaux yeux, ce me semble, 12
M’ont souri dans un monde où nous étions ensemble. 12
Je revois vaguement, comme un rêve lointain, 12
280 Briller ce front discret dans un groupe hautain ; 12
Je retrouve en mon cœur un écho qui me reste, 12
Parmi d’altières voix, de cette voix modeste. » 12
— « Je n’ai jamais porté que ces simples habits ; 12
Vous ne m’avez pu voir qu’au milieu des brebis. 12
285 Vos yeux, votre bonté, vous trompent, je le gage ; 12
Vous êtes de la cour et je suis du village. » 12
— « Au village, à la cour, sous ces bois chevelus, 12
Ni mes yeux, ni mon cœur ne s’y tromperont plus ; 12
Et je ne risque plus, quoique oublié, peut-être, 12
290 D’oublier cette enfant ou de la méconnaître. » 12
— « Passât-il sans me voir, dédaigneux ou rêveur, 12
Moi pourrais-je, un seul jour, oublier mon sauveur ? » 12
— « Rien ne vous cacherait, ni serge, ni dentelle. » 12
— « Je vous devinais bon… »
— « Moins que vous n’êtes belle… »
295 — « Seigneur, quand ces méchants m’ont prise en trahison, 12
Je portais le goûter aux gens de la moisson. 12
Voyez, là, sous ce chêne entouré de pervenches, 12
La cruche et le panier couvert de nappes blanches ; 12
Il faut, après bataille, au chevalier errant, 12
300 Mieux que le fruit sauvage et que l’eau du torrent ; 12
Ce repas de ma main n’est pas œuvre savante. 12
Acceptez-le, pourtant, de votre humble servante. 12
Je vous atteste, au moins, que nul méchant sorcier 12
N’y mêla de poison, si le pain est grossier ; 12
305 Que mes fraises, mes noix et le lait de mes chèvres 12
Ne se changeront pas en crapauds sous vos lèvres. » 12
— « Soit dit, rieuse enfant, c’est un festin de roi ; 12
Mais venez partager vos fraises avec moi. » 12
Et tous deux, sans façon, ainsi que sœur et frère, 12
310 Sans souci des géants, des nains, du sort contraire, 12
Assis près de Peau vive où se mirent leurs yeux, 12
Épuisent le panier en un goûter joyeux. 12
Le rire épanouit ces deux franches figures 12
Car la douce gaîté convient aux âmes pures. 12
315 — « Maintenant, » fit le preux, « je me dois souvenir 12
Que d’autres nécromants pourraient bien survenir ; 12
Chère petite sœur, je veux, quoi qu’il arrive, 12
Jusqu’au toit de son père escorter ma captive. » 12
— « Nenni, mon doux seigneur, il ne m’est pas permis ? 12
320 Grâce à vous, dans ces bois je n’ai plus d’ennemis ; 12
Vous avez pour longtemps écarté Mélusine ; 12
La ferme de mon père est d’ailleurs si voisine ! 12
Je crains les médisants et les propos jaloux 12
Autant que les sorciers et bien plus que les loups. 12
325 Adieu ! votre chemin vers le château des fées 12
Sur ces roches, là-haut, de noirs sapins coiffées 12
Monte, et le mien descend le long de ce ruisseau ; 12
Allez à vos combats, je vais à mon troupeau. » 12
— « Déjà vous m’éloignez, ingrate, je demeure ! » 12
330 — « Déjà vous commandez et voulez que je pleure ? » 12
— « Je suis le plus prudent et je veux vous servir. » 12
— « Moi, je suis la plus faible, on me doit obéir. » 12
— « J’obéis ; mais qu’au moins, sans laisser de rancune, 12
J’emporte un souvenir de ma bonne fortune. 12
335 Je prends du bout des doigts, sans toucher au corset ; 12
Ce bouquet de trois fleurs noué par un lacet. » 12
— « Je ne les donnais pas, vous les avez su prendre ! 12
Gardez-les, » reprit-elle ; et, d’une voix plus tendre : 12
« Je voudrais vous laisser pour les jours de malheurs 12
340 Un talisman plus fort que ces trois pauvres fleurs ; 12
Mais vous aurez aussi ma meilleure prière ; 12
Je la dis, chaque soir, la main sur ce rosaire. » 12
— « Donnez prière et fleur, » fit le bon chevalier, 12
« Tout, rose et marguerite et brin de violier, 12
345 J’en fais mon talisman, et, dans chaque aventure, 12
Je porterai toujours ces fleurs sous mon armure. » 12
— « Mes vœux au ciel, mes vœux s’élèveront pour vous. » 12
— « Le ciel les entendra, l’écho m’en sera doux. » 12
— « Que Dieu vous paye, un jour, cette bonne œuvre en gloire. » 12
350 — « J’ai remporté pour vous ma plus douce victoire, 12
Soyez sage, toujours ! »
— « Vous, toujours triomphant !
Adieu, bon chevalier ! »
— « Adieu, la belle enfant ! »
Chacun suivit à part son destin et sa route ; 12
Ainsi fait-on souvent, hélas ! quoiqu’il en coûte. 12
355 Mais d’un rêve pareil troublés et palpitants, 12
Tous deux pour compagnon ils avaient le printemps. 12
L’air s’emplissait pour eux de baume et d’harmonies ; 12
Ils allaient escortés par tous les bons génies ; 12
Les sylphes répétaient, légers, tendres, moqueurs, 12
360 La chanson qui tout bas se chantait dans ces cœurs. 12
CHANSON DES SYLPHES
A l’heure où le ciel se colore 8
Des premières roses du jour, 8
Où le cœur s’éveille et s’ignore 8
Tâchez d’éterniser l’aurore. 8
365 Restez au matin de l’amour. 8
A l’heure où le flot, sur la grève, 8
S’enfle et meurt sous un rayon d’or ; 8
Où la fleur s’ouvre et se soulève, 8
Où l’esprit n’est plus dans le rêve 8
370 Sans être dans la vie encor ; 8
Où l’avenir a des mirages, 8
Où l’horizon riche et lointain 8
Se prête aux plus folles images ; 8
Où l’œil bâtit dans les nuages, 8
375 Où l’âme arrange le destin ; 8
Restez dans l’aube, à l’heure fraîche 8
Où la fleur garde son velours. 8
Laissez son duvet à la pêche : 8
Fi du glouton qui se dépêche 8
380 De la flétrir sous ses doigts lourds ! 8
N’abrégez pas la saison verte 8
Où nul frelon n’a dérobé 8
Le miel de la rose entr’ouverte, 8
Où dans la vigne encor déserte 8
385 Nul fruit des rameaux n’est tombé. 8
Où, pur de tout désir profane, 8
L’amour est sauvé des douleurs : 8
Et peut, d’une aile diaphane, 8
Toucher au lis sans qu’il se fane, 8
390 S’y poser sans courber ses fleurs ; 8
Où, dans son indécise enfance, 8
On ne sait de quel nom charmant 8
Pudeur, amitié, confiance, 8
Sous cette robe d’innocence 8
395 Baptiser ce doux sentiment ; 8
Où l’on se cherche sans mystère, 8
Où l’on se rencontre sans peur ; 8
Où, chaque soir, dans sa prière, 8
L’un peut dire à Dieu : C’est mon frère, 8
400 Quand l’autre lui dit : C’est ma sœur. 8
A l’heure où le ciel se colore 8
Des premières roses du jour, 8
Où le cœur hésite et s’ignore, 8
Tâchez d’éterniser l’aurore. 8
405 Restez au matin de l’amour. 8
CHANSON DES ONDINES
Tous les ruisseaux ont des sources connues ; 10
Toute rosée est un envoi du ciel ; 10
L’éclair toujours jaillit du flanc des nues ; 10
Abeille et fleur nous présagent le miel ; 10
410 Tous les ruisseaux ont des sources connues. 10
D’où naît l’amour, qu’il soit triste ou joyeux ? 10
Qu’il soit de miel, de flamme, ou de rosée, 10
Qu’il ait le rire ou les larmes aux yeux, 10
Que l’âme en vive, ou qu’elle en soit brisée, 10
415 D’où naît l’amour, qu’il soit triste ou joyeux ? 10
Veut-il toujours beauté, grâce ou génie ? 10
Est-ce un essor vers un être idéal, 10
Est-ce un caprice, un culte, une harmonie, 10
Est-ce un accord de l’égal à l’égal ? 10
420 Veut-il toujours beauté, grâce ou génie ? 10
La douce flamme a cent foyers divers ; 10
La douce fleur vient de plus d’une graine, 10
Fleurit l’été, dans les plus noirs hivers ; 10
Il naît de tout, et jusque de la haine ; 10
425 La douce flamme a cent foyers divers. 10
C’est d’un sourire et souvent d’une larme, 10
D’un vague instinct qu’on ne peut définir, 10
D’un mot du cœur, d’un geste qui nous charme, 10
C’est d’un espoir ou bien d’un souvenir, 10
430 C’est d’un sourire et souvent d’une larme. 10
Dieu qui le donne en garde le secret. 10
Pourquoi dans l’air l’atome qui voltige, 10
Va-t-il ici semer une forêt, 10
Là féconder une fleur sur sa tige ? 10
435 Dieu qui le donne en garde le secret. 10
On va s’aimer, à quoi le reconnaître ? 10
L’un près de l’autre on a marché longtemps, 10
On s’ignorait, se dédaignait peut-être ; 10
C’était l’hiver et voici le printemps. 10
440 On va s’aimer, à quoi le reconnaître ? 10
Le cœur s’est pris dès le premier regard. 10
On vient tous deux des deux pôles contraires, 10
On s’aperçoit de loin et par hasard… 10
Du premier coup on s’est reconnu frères. 10
445 Le cœur s’est pris dès le premier regard. 10
Un seul rayon a mis le ciel en flamme. 10
Hier la lumière arrivait lentement, 10
Tout pâlissait dans les cieux et dans l’âme, 10
Et ce matin tout brille en un moment ; 10
450 Un seul rayon a mis le ciel en flamme. 10
CHANSON DES GNOMES
Crois-tu préserver toujours 7
Tes amours 3
Et leur fraîcheur matinale ? 7
Nous soufflons, d’un air bénin, 7
455 Le venin 3
Dans la rose virginale. 7
Venez du val et des monts 7
Noirs démons, 3
Accourez lutins et gnomes ! 7
460 Chassons les sylphes joyeux ; 7
Sous ses yeux 3
Promenons d’impurs fantômes. 7
Qu’on le force à désirer, 7
Effleurer 3
465 La pomme d’or qui le tente ; 7
Que chez ce couple ingénu 7
L’inconnu 3
Allume une soif ardente. 7
Qu’ils trouvent, dès aujourd’hui, 7
470 Un ennui 3
Dans l’extase des prémices ; 7
Buvant tous deux, à foison, 7
Le poison, 3
La lie au fond des calices. 7
475 Soufflons les doutes moqueurs 7
Dans ces cœurs ; 3
Que l’un l’autre se renie ; 7
Que chacun, perdant sa foi, 7
Couve en soi 3
480 Les soupçons et l’ironie. 7
LE CHEVALIER
Sans peur du gnome impur et du vil nécroman 12
Je suivrai mon chemin au bord des précipices ; 12
J’emporte sur mon cœur, j’emporte un talisman 12
Et, par lui, nous serons sauvés des maléfices. 12
CHANSON DU CHEVALIER
485 J’ai reçu trois fleurs au départ, 8
Violier, rose et marguerite. 8
J’ai reçu trois fleurs pour ma part : 8
Douce faveur que je mérite, 8
Un mot, un sourire, un regard… 8
490 Un printemps qui me renouvelle ; 8
Un mot, un sourire, un regard… 8
J’ai trois fleurs d’elle ! 4
Las ! je n’ai pu la retenir ; 8
Mais son adieu me fut si tendre ! 8
495 Je ne sais rien de l’avenir, 8
Mais j’emporte avec quoi l’attendre. 8
Estime, honneur, bon souvenir… 8
Elle est sage autant qu’elle est belle ; 8
Estime, honneur, bon souvenir, 8
500 J’ai trois fleurs d’elle ! 4
S’il m’est donné de la revoir, 8
Je lui dirai pourquoi je l’aime. 8
Ces yeux n’ont pu me décevoir, 8
Son cœur sera pour moi le même. 8
505 Douceur, franchise et bon espoir… 8
Je la retrouverai fidèle ; 8
Douceur, franchise et bon espoir… 8
J’ai trois fleurs d’elle ! 4
III
LABYRINTHE
Ici, dans la forêt, se croisent en tous sens, 12
510 De longs sentiers tendus comme un piége aux passants. 12
Nul indice amical du danger ne vous sauve, 12
Pris entre ces réseaux, comme une bête fauve, 12
Le triste chevalier s’est signé par trois fois : 12
Voici quatre chemins qui se coupent en croix. 12
515 Lequel aboutira jusqu’à la Tour d’Ivoire 12
Où dans le Saint-Graal il espérait de boire ? 12
Nul signe qui l’annonce à l’œil le plus subtil ; 12
Rien ne diffère entre eux… pas même le péril : 12
Tous sont également bordés de précipices’, 12
520 Peuplés d’illusions et de fleurs tentatrices ; 12
Partout, de sombres voix, des cris désespérés 12
Promettent au vaillant les combats désirés ; 12
Partout l’or des fruits mûrs et le parfum des ruches, 12
Partout les oasis lui dressent leurs embûches. 12
525 Le prudent voyageur, qu’il s’est perdu de fois, 12
Qu’il a pris et quitté de chemins dans les bois ! 12
Seul, à bout de calculs, errant à l’aventure, 12
Il n’a plus qu’à lâcher la bride à sa monture ; 12
Lorsqu’il entend, là-bas, poindre un bruit de chanson. 12
530 Une voix s’approchait en longeant le buisson ; 12
L’accent était si doux qu’il vous saisissait l’âme, 12
Et le soupçon fuyait la chanteuse… ange ou femme. 12
« Jamais, se dit le preux, sorcières ni lutins 12
N’ont eu ce timbre pur et ces sons argentins. » 12
535 Il est une source au village, 8
Clair miroir, 3
Où le cœur, comme le visage, 8
Peut se voir. 3
Mais qui veut interroger l’onde, 8
540 Doit, tout bas, 3
Lui dire un mot que tout le monde 8
Ne sait pas. 3
Moi je le sais ! et quand m’invite 8
Un amant, 3
545 Le bleu miroir m’apprend, bien vite, 8
S’il me ment. 3
Au premier qui dans la fontaine 8
S’est miré, 3
J’ai pris l’amour pour de la haine, 8
550 J’ai pleuré ! 3
Un autre est venu, l’œil humide, 8
Plein d’ennui, 3
Il semblait si doux, si timide… 8
Moi j’ai fui ! 3
555 Un autre m’aimait à la rage ; 8
Front maigri, 3
C’était un volcan, un orage… 8
Moi j’ai ri ! 3
Et Cœlia parut à l’ombre de la haie. 12
560 — « C’est vous, la belle enfant, comme vous êtes gaie ! » 12
— « C’est vous, beau chevalier, comme vous êtes noir ! 12
Si loin de votre but où courez-vous ce soir ! » 12
— « J’ai perdu mon chemin et presque mon courage. 12
Mais vous, seule, et si tard, et si loin du village ! » 12
565 — « Moi, je n’ai rien perdu, messire chevalier ; 12
Je suis dans mon chemin ; ce bois m’est familier ; 12
J’en appris les secrets de mon parrain l’ermite, 12
Saint homme à qui tantôt j’allais rendre visite. » 12
— « Or si l’on rencontrait, seule à courir les bois, 12
570 Au lieu de son féal un rôdeur discourtois, 12
Un nécroman ? »
— « Je sais que votre bonne lance
A purgé la forêt de cette mal-engeance. 12
Or, peut-être la lance a besoin du fuseau 12
Pour débrouiller ce soir un perfide écheveau ; 12
575 Et je puis, vers le but qui fuit à votre approche, 12
Guider l’homme sans peur, moi fille sans reproche. » 12
— « Partons, et le sentier fût-il sombre et mauvais, 12
Si vous me conduisez, c’est au ciel que je vais. 12
Mais nous serions honnis, moi, Bayard, et ma lame, 12
580 Si j’osais chevaucher ainsi près d’une dame, 12
Quand ses beaux petits pieds à tenir dans la main 12
Se meurtriraient pour nous aux cailloux du chemin. 12
Montez, voici mon bras et voici votre place : 12
Vous serez pour Bayard un fardeau qui délasse. » 12
585 Ainsi fut fait ; la belle, alerte et sans effroi, 12
Saute en croupe et s’assied sur le bon palefroi ; 12
Et, sous ce poids léger, la bête au cou de cygne 12
Se cabre allègrement et part au premier signe. 12
Or, pour se maintenir, l’enfant au cavalier 12
590 Comme une vigne à l’orme avait dû se lier, 12
Et d’un bras arrondi contre la noire armure 12
L’enlacer fortement d’une étroite ceinture. 12
C’était, sans la chercher, sur la place du cœur 12
Qu’elle appuyait ainsi sa douce main de sœur. 12
595 Les gantelets pendaient à l’arçon de la selle. 12
Le preux mit une main sur la main de la belle, 12
L’osa saisir, enfin la pressa longuement ; 12
Et la main restait là, comme un consentement. 12
Tremblants tous deux de faire envoler cette étreinte 12
600 Ils se taisaient ; le charme était mêlé de crainte : 12
Mais le cœur le plus pur ne pouvait s’y tromper, 12
Au dangereux silence il fallait échapper. 12
— « Chevalier, dit l’enfant, je crois que je sommeille ! 12
Voici dans l’air un bruit qui passe et qui m’éveille ; 12
605 Il se répète encor ; je ne l’ai pas rêvé : 12
C’est un clocher lointain qui nous sonne l'Ave ! 12
S’il vous plaisait prier avec moi, tout à l’heure ? 12
Quand elle est faite à deux la prière est meilleure. » 12
— « J’ai même foi que vous, j’ai même espoir, prions ! 12
610 Récitez les versets, je dirai les répons. » 12
Le chemin était long et le bois solitaire : 12
La dame proposa de doubler le rosaire ; 12
Et l’Ave Maria recommençait toujours, 12
Comme pour les sauver des périlleux discours ; 12
615 Et, dans la blanche main, qui conservait sa place, 12
Le chapelet de buis roulait sur la cuirasse. 12
Émus tous deux, mais fiers, retenant leur aveu, 12
Ils allaient sans rien dire, ou se parlaient en Dieu. 12
Ce doux trajet, mêlé d’amour et de prières, 12
620 Serpenta longuement des taillis aux clairières, 12
Puis un chemin s’offrit plus, droit et plus ouvert, 12
Au bout de ces sentiers perdus dans le désert. 12
— « Vous pouvez, de ce pas, aller seul et sans crainte, 12
Chevalier, vous voilà tiré du labyrinthe. » 12
625 — « Sitôt ! je l’aurais cru plus long et moins charmant. » 12
— « Adieu ! la nuit menace, et, sans perdre un moment, 12
Vers ce rocher, là-haut où la neige miroite, 12
Dirigez-vous, suivant toujours la ligne droite. 12
Adieu ! »
La voix tremblante et le cœur tout en feu,
630 Sans trouver d’autre mot, il répétait : « Adieu ! » 12
Gardant sa main. L’enfant d’un saut, preste et légère, 12
S’arrache et disparaît dans la haute fougère. 12
Il partit, absorbé, sans penser et sans voir. 12
La nuit n’effaçait point l’éclair de ce beau soir ; 12
635 D’une ardente lumière il avait l’âme pleine 12
Et, toujours, de ce bras sentait la douce chaîne. 12
Qu’il regretta longtemps ces sentiers hasardeux 12
Qu’on fait d’un pas si sûr quand on y marche à deux ! 12
Et, pour ce cœur jadis épris de solitude, 12
640 Dans ce vide éternel que le voyage est rude ! 12
Tout à son cher ennui, des vallons aux sommets 12
Il marchait sans compter, ni s’arrêter jamais ; 12
Et la lune, déjà, s’éteignait dans l’aurore 12
Qu’il rêvait de sa dame et cheminait encore. 12
645 Mais de son bon cheval il eut enfin pitié. 12
Son palefroi, c’était sa plus vieille amitié ! 12
Il saute, et, le flattant, du harnais le dégage. 12
Un ruisseau leur offrait la verdure et l’ombrage ; 12
Et, tandis que Bayard tondait l’épais gazon, 12
650 Assis, les yeux perdus dans le vague horizon, 12
Sans quitter le haubert, la cuirasse et l’écharpe, 12
Le chevalier chanteur se souvint de sa harpe. 12
Toutes les fleurs s’ouvraient dans les prés d’alentour ; 12
Tous les nids s’éveillaient et saluaient le jour. 12
CHANSON DU CHEVALIER
655 J’ai tenu sa main dans la mienne, 8
J’ai tenu sa main sur mon cœur ; 8
Croyez-vous qu’elle s’en souvienne ? 8
Était-ce hasard ou faveur ? 8
Je ne sais ! Mais j’ai la folie 8
660 De m’en faire un gage d’espoir… 8
Qu’elle m’aime ou qu’elle m’oublie, 8
J’ai tenu sa main tout un soir. 8
Quand je l’ai doucement pressée, 8
La blanche main n’a pas frémi ; 8
665 Pourtant elle me l’a laissée… 8
Faut-il croire qu’elle a dormi ? 8
Si ce fut malice ou mensonge, 8
L’avenir me le fera voir. 8
Mais non, ce n’était point un songe… 8
670 J’ai tenu sa main tout un soir. 8
J’ai senti sur cette main fraîche 8
S’étendre une molle tiédeur ; 8
Du velours ambré de la pêche 8
Ma main garde la fine odeur. 8
675 Quelle ironie, ou quelle ivresse, 8
Perçait dans ce doux nonchaloir ? 8
Je l’ai pris pour une caresse… 8
J’ai tenu sa main tout un soir. 8
Voudra-t-elle, un jour, me la rendre, 8
680 En me disant : C’est pour jamais ! 8
Est-ce humeur légère, ou cœur tendre ? 8
A-t-elle vu que je l’aimais ? 8
Son front est pur, son âme est belle : 8
Non, je n’ai pu me décevoir ! 8
685 Mais, dusse-je en mourir loin d’elle, 8
J’ai tenu sa main tout un soir. 8
CHANSON DES LUTINS
Faveur rare et qui t’émerveille ! 8
Toucher sa main du bout des doigts, 8
En se disant qu’elle sommeille. 8
690 Un mendiant au coin du bois 8
Obtient félicité pareille : 8
Toucher sa main du bout des doigts ! 8
Heureux amant trop téméraire ! 8
Du merle entends-tu le sifflet ? 8
695 Sous l’ombrage, oh ! que viens-tu faire ? 8
C’est pour y dire un chapelet 8
Que la pelouse est solitaire… 8
Du merle entends-tu le sifflet ? 8
La douce brise est éveillée : 8
700 C’est pour répondre à l’oraison. 8
La rose est de neuf habillée ; 8
Le cerf brame sur le gazon ; 8
L’oiseau chante sous la feuillée : 8
C’est pour répondre à l’oraison. 8
705 Oh ! perle de galanterie ! 8
Chevalier, tu sais ton devoir : 8
Quand l’occasion est fleurie, 8
La mousse épaisse et le bois noir, 8
Attends que la dame t’en prie… 8
710 Chevalier, tu sais ton, devoir. 8
Elle en rit ; peut-être elle en pleure… 8
Mais le démon n’y perdra rien. 8
La belle aura chance meilleure, 8
Un ami moins aérien. 8
715 Tu n’as pas profité de l’heure ; 8
Mais le démon n’y perdra rien. 8
CHANSON DES SYLPHES
Un sourire, un doux geste, ô faveurs printanières, 12
Un regard ! 3
Rien n’efface du cœur ces extases premières, 12
720 Rien, plus tard. 3
L’été donne, à foison, rose et fraise vermeille, 12
Lis divins ; 3
L’automne a répandu son urne et sa corbeille ; 12
Fruits et vins ; 3
725 On remplit chaque jour les celliers et les verres, 12
Sans péril ; 3
On vous regrette encor, craintives primevères, 12
Fleurs d’avril ! 3
Puis, quand la coupe est vide et la rose pâlie, 12
730 Le ciel noir, 3
On se rappelle encor, si le reste s’oublie, 12
Ce beau soir 3
Où l’on tenait sa main, où l’on voyait sourire 12
Ses yeux bleus, 3
735 Où la timide enfant vous livra, sans rien dire, 12
Ses aveux. 3
Fais de ces bonheurs, purs de remords et d’alarmes, 12
Ton trésor : 3
C’est le joyau sacré qui, dans le temps des larmes, 12
740 Brille encor. 3
IV
LE TALISMAN
Des pins sont clair-semés sur les bruyères sèches, 12
Noirs au fond d’un ciel rouge, aigus comme des flèches. 12
Des pics, à l’horizon fermé de toute part, 12
Des sommets dentelés déchirent le regard. 12
745 Voyez, dans ce ravin où, sur la roche aride, 12
Un vieux hêtre amaigri verse une ombre torride, 12
Seul dans son manteau sombre, étendu comme un mort, 12
Voici le cavalier, sans son cheval ; il dort. 12
Le fidèle Bayard, expirant à la peine, 12
750 Gît exposé, là-bas, aux corbeaux de la plaine. 12
La cuirasse et l’écu sont faussés ; le haubert, 12
Bosselé, d’une rouille épaisse est recouvert. 12
Le preux n’a sous sa main qu’un tronçon de sa lance ; 12
Sa harpe a disparu. Son glaive et sa vaillance, 12
755 Son vœu de marcher droit dans son âpre sentier 12
Et son amour… c’est tout ce qu’il gardait d’entier, 12
Il s’éveille, et debout, l’œil fier, sans un murmure, 12
Il prie, en rajustant tous ces lambeaux d’armure. 12
Or, voilà qu’en formant un grand signe de croix, 12
760 Il sent, contre l’acier, s’agiter, sous ses doigts, 12
Un chapelet de buis… Ô trouvaille imprévue ! 12
Celui qui l’autre soir, s’il en croit à sa vue, 12
Bénissant et charmant les longueurs du chemin, 12
S’égrenait sur son cœur dans une blanche main. 12
765 D’où vient ce don ? quelle est cette fortune étrange ? 12
Est-ce un larcin commis pour lui par son bon ange ? 12
Sa dame est donc venue, elle a prié pour lui, 12
Veillé sur son sommeil, pleuré de son ennui ! 12
La belle au jupon court, rustiquement coiffée, 12
770 Au lieu d’une bergère est peut-être une fée ? 12
Peut-être elle se cache et paraîtra soudain ? 12
« J’ai sa douce pitié… si c’était son dédain ! 12
Mais qu’il vienne d’un ange ou soit donné par elle, 12
Que l’adorable enfant soit fée ou pastourelle, 12
775 Ce présent m’est un gage, un espoir assuré ; 12
C’est le vrai talisman et par lui je vaincrai. » 12
Et, déjà, d’un pas ferme il a repris sa route, 12
Guéri de sa fatigue et sauvé de son doute, 12
Paisible, et d’un regard qui brave le destin 12
780 Interrogeant l’espace et l’horizon lointain. 12
Là-bas, à l’occident, apparaît comme un rêve 12
Un mont étrange, assis sur une large grève ; 12
Ses pieds semblent baignés par un Océan noir ; 12
Un nuage léger, vermeil, riant à voir, 12
785 Dorant de ses reflets la nuit qui l’environne, 12
Descendu sur son front le voile et le couronne. 12
Dans l’or de ces brouillards fantasques et charmants 12
L’œil se joue et bâtit de vagues monuments : 12
Le voyageur subit ce merveilleux prestige ; 12
790 Un instinct vers ce but, malgré lui, le dirige : 12
Il marche, en méditant, plein de joyeux accords ; 12
Le vol de sa pensée a soulevé son corps. 12
« Triste et seul je portais la vie 8
Pour garder l’honneur jusqu’au bout. 8
795 Je combattais, sans autre envie 8
Que mourir en restant debout. 8
Sans m’avouer ma lassitude, 8
Je sentais bien, à chaque pas, 8
Que l’orgueil et la solitude 8
800 Au plus fort ne suffisent pas. 8
Je vivais, chevalier sans dame, 8
Sans ferveur, à peine chrétien ; 8
Je me disais du fond de l’âme : 8
Rien ne m’est plus, plus ne m’est rien. 8
805 J’allais par hasard, par miracle : 8
Las d’agir, plus las de rêver ; 8
En touchant le but ou l’obstacle, 8
Je n’aurais pu me relever. 8
Aujourd’hui, tout me sollicite 8
810 A tenter l’œuvre en qui j’ai foi ; 8
Je sens mon cœur qui ressuscite ; 8
Et mon but s’approche de moi. 8
Vainqueur, j’ai des témoins, un juge ; 8
Je sais quels prix me sont offerts. 8
815 Vaincu, je connais mon refuge : 8
Deux bras chéris me sont ouverts. 8
J’ai des amours sûrs et fidèles, 8
Si tout le reste est hasardeux. 8
J’étais las… mon ange a des ailes 8
820 Pour nous emporter tous les deux. 8
Quoi donc me reste inaccessible, 8
Si Dieu me garde un tel secours ? 8
A cœur aimant rien d’impossible : 8
L’inconnu m’appelle et j’y cours. » 8
UNE VOIX
825 Oui, tu l’as bien comprise, et tu parles pour elle : 12
C’est bien ce fier amour qu’elle veut t’inspirer. 12
Dieu tira de vos cœurs cette double étincelle, 12
Pour luire et non pour dévorer. 8
Gardez l’ardent rayon pur de tout vil mélange. 12
830 Pour faire ici le bien, pour monter vers le beau, 12
Elle et toi, vous serez les deux mains du même ange, 12
Les deux ailes du même oiseau. 8
C’est pour souffrir à deux qu’on se trouve et qu’on s’aime. 12
Qu’importe la douleur ou le plaisir banal, 12
835 Si plus haut vers le ciel, plus haut dans l’idéal 12
On est porté par l’amour même ? 8
CHANSON DES GNOMES
Écoutez, joyeux démons, 7
Les sermons 3
D’un amour à face blême, 7
840 Préludant, soir et matin, 7
Au festin, 3
Par des propos de carême. 7
Oh ! les tristes amoureux, 7
Sots, peureux, 3
845 Glacés, transis par les fièvres, 7
Qui, pouvant boire à plein cœur 7
Ma liqueur, 3
S’enivrent du bout des lèvres ! 7
Que c’est bien passer le temps 7
850 Du printemps ; 3
Quels doux plaisirs sont les vôtres ! 7
Eh quoi ! lèvres de corail, 7
Dents d’émail, 3
Pour dire des patenôtres ? 7
855 On laisse — et l’on croit aimer ! — 7
Tout chômer : 3
Œil lutin, bras de sirène, 7
Sein de lis et cheveux d’or, 7
Ce trésor 3
860 A faire un manteau de reine. 7
Mêlez donc, vous ferez mieux, 7
Ces cheveux 3
Au crin des âpres cilices ; 7
Faites-en, triste jouet, 7
865 Un long fouet 3
Pour fustiger les novices. 7
Qu’on me vienne, en tel émoi ; 7
Faire à moi 3
Cette morale imprudente ; 7
870 Je mets vite à la raison, 7
En prison, 3
Les lèvres de la pédante ! 7
Honnis soient le Saint-Graal, 7
L’idéal, 3
875 Et nargue de la croisade ! 7
Au coin du bois, pour saisir 7
Le plaisir, 3
Viens te mettre en embuscade. 7
Tu vas contre le courant 7
880 Du torrent, 3
Il est plus doux de le suivre. 7
Pourquoi chercher des tournois, 7
Des exploits 3
Comme on en fait dans les livres ? 7
885 Pourquoi jeûner, dans l’espoir 7
De t’asseoir 3
Chez ceux de la Table ronde, 7
Quand le festin de l’amour, 7
Nuit et jour, 3
890 Est servi pour tout le monde. 7
UNE VOIX
Va ! rêve encor vertus et travaux fabuleux, 12
Coupes de diamants d’un sang divin remplies, 12
Amour éternisé dans un champ de lis bleus… 12
La terre n’a de bon que ces saintes folies. 12
895 Un prodige s’est fait : le triste abandonné 12
A trouvé sur sa route une sœur douce et tendre ; 12
Ce miracle d’amour, c’est à toi de le rendre, 12
De le rendre en honneur à qui te l’a donné. 12
Poursuis donc ta chimère, escalade les nues ; 12
900 Devant ce talisman les deux s’abaisseront ; 12
Monte ! et si tu ravis des perles inconnues, 12
Reviens en étoiler son front. 8
La montagne au couchant rayonnait haute et Gère. 12
Lui fasciné, poussé du cœur vers la lumière, 12
905 Il court, et dans sa foi rien ne peut l’ébranler ; 12
Mais le brillant sommet paraissait reculer. 12
Chaque jour, forçant l’homme à de nouveaux miracles, 12
Abrégeant la distance entassait les obstacles. 12
Tous ses premiers combats n’étaient que jeux d’enfant : 12
910 Cent hydres succédaient à l’hydre qu’il pourfend ; 12
Des gouffres ténébreux s’ouvraient dans chaque ornière ; 12
Tout l’enfer s’amassait pour la lutte dernière. 12
Un monstre à chaque pas, né de l’air ou du sol, 12
Lui barrait le chemin, le heurtait dans son vol ; 12
915 Ce n’étaient que géants, dragons de toutes tailles ; 12
Et le fer s’ébréchait sur leurs dures écailles. 12
Dès qu’un instant, le bras se reposait vainqueur, 12
D’autres plus grands périls venaient tenter le cœur : 12
Le monde est tout fleuri de ces dangers qu’on aime ; 12
920 Il faut, à chaque pas, percer un stratagème, 12
Du fruit le plus vermeil repousser le poison, 12
Et du lis le plus blanc la noire trahison. 12
Des belles aux bras nus, formant un joyeux groupe, 12
L’enlaçaient dans la ronde et lui tendaient la coupe. 12
925 D’insidieux festins, sous des rosiers servis, 12
S’offraient à tous les sens du même coup ravis. 12
L’insecte aux feux impurs le piquait sous le frêne. 12
Tout arbre a sa dryade et tout flot sa sirène ; 12
Sur tous les lacs, émus du bruit des instruments, 12
930 On voit, de chaque rive, en des lointains charmants, 12
Briller la harpe d’or entre deux seins de neige. 12
Jusqu’aux nids des ramiers qui vous dressent leur piège. 12
On boit dans l’air des soifs qu’on ne peut apaiser, 12
Et tout ce qu’on écoute a le son d’un baiser. 12
935 Il part ; et si la dent ou la griffe le blesse, 12
Le sourire émoussé meurt contre sa sagesse, 12
Et pas plus le soupir que le rugissement 12
De son ferme sentier ne l’écarte un moment. 12
Il parviendra ! Voici le rocher sur la grève : 12
940 Ses deux mains ont touché ce qu’avait vu son rêve. 12
Mais combien las, vieilli, consumé par l’effort, 12
Et dans quel dénuement il va gagner le port ! 12
N’ayant pour assaillir la muraille escarpée 12
Qu’un chapelet de buis et qu’un tronçon d’épée. 12
945 Au milieu d’un jardin fermé d’un haut rempart, 12
L’immaculé donjon invitait le regard ; 12
Il émergeait de l’ombre et de la roche noire ; 12
Le jour naissant jouait sur les créneaux d’ivoire, 12
Et le preux saluait du cœur la blanche Tour. 12
950 Du long mur qui l’enserre il fait vingt fois le tour : 12
Pas de brèche, une porte unique, elle est barrée ! 12
Il n’aboutira donc qu’à mourir sur l’entrée ! 12
Le mur est de granit et la porte est de fer ; 12
Nul ne la brisera, demain pas plus qu’hier. 12
955 Morne et baissant la tête et ne sachant que faire, 12
Le preux sur sa poitrine aperçoit le rosaire : 12
Son talisman parlait et s’offrait, il comprit, 12
Lui fit toucher la porte… et la porte s’ouvrit. 12
V
LA DERNIÈRE FÉE
Entré dans ces jardins, l’homme s’y renouvelle ; 12
960 L’œil est plus clairvoyant, la nature est plus belle ; 12
On vient, tout est nouveau, rien ne semble inconnu ; 12
On l’avait dans le cœur, on s’en est souvenu. 12
La fleur qu’en d’autres champs on dédaignait la veille, 12
Cueillie en ces doux lieux paraît une merveille. 12
965 Les oiseaux chantent mieux sur des arbres plus verts. 12
Qui donc s’est transformé, notre âme ou l’univers ? 12
Rien ; le cœur bat de même et la terre gravite ; 12
Mais un hôte meilleur tous les deux les habite. 12
Ainsi quand sur nos pas, la main dans notre main, 12
970 Un envoyé du ciel revêt le corps humain, 12
Il nous est tout pareil, son front n’a rien d’étrange, 12
L’œil ne voit qu’un mortel, l’esprit adore un ange. 12
Dans ce monde imprévu, le chanteur chevalier 12
Se guidait seul, ainsi qu’en un lieu familier. 12
975 Jamais de son passé plus vivantes images 12
N’ont mieux rempli son cœur et reçu plus d’hommages, 12
Et, s’il en croit ce cœur, jamais il n’a goûté, 12
Jamais, avant ce jour, il n’a vu la beauté. 12
C’est un homme nouveau, comme après le baptême, 12
980 Guéri, plus fort, plus pur, mais qui reste lui-même. 12
Jusque dans son harnais par les combats terni, 12
Rien ne s’était changé, tout s’était rajeuni : 12
Panache et lambrequins revenaient sur son casque, 12
Comme sur un vieil arbre un feuillage fantasque ; 12
985 Comme un ciel dont la pluie a nettoyé l’azur, 12
La cuirasse éclatait d’or sur un acier pur ; 12
Sur l’écu, dont la rouille en un moment s’efface, 12
Les émaux reverdis brillaient comme une glace ; 12
Sellé, harnaché d’or, à l’ombre d’un tilleul, 12
990 Bayard impatient hennit avec orgueil ; 12
La harpe, hier encore oubliée ou perdue, 12
Résonne avec la brise aux rameaux suspendue. 12
Le preux dans ce doux monde errait en liberté, 12
Ne sachant s’il marchait ou s’il était porté ; 12
995 Joyeux et confiant, il parcourait en maître 12
Ces prés vierges encor, croyant les reconnaître. 12
Il revoyait plus beaux, dans ce frais paradis, 12
Tous les lieux où son cœur avait saigné jadis. 12
Là, comme entre les pins, une cime de neige 12
1000 Blanche au-dessus d’un bois noir, touffu, mais sans piège, 12
Montait la Tour d’ivoire ; un soleil d’Orient 12
Illuminait son front candide et souriant. 12
On eût dit ces créneaux doués de la parole. 12
De ce nid de colombe un chant léger s’envole, 12
1005 Un appel, une voix qui convie ; et le preux 12
Montait d’un pas réglé sur ces rythmes heureux. 12
CHŒUR
Toi qui veux prendre à toute chose 8
Ce que la main n’y peut saisir ; 8
Qui rêves l’éternelle rose, 8
1010 Des amours où l’on se repose, 8
Un bonheur exempt de désir ; 8
Toi qui poursuis la beauté pure, 8
Le lis que nul doigt n’a terni ; 8
Toi qui veux aimer sans mesure. 8
1015 Savourer ta douce blessure 8
Et t’enivrer de l’infini, 8
Suspends tes armes en trophée : 8
C’est ici l’éclatant séjour 8
Où toute guerre est étouffée, 8
1020 Où règne la dernière fée, 8
Où fleurit le dernier amour. 8
Viens t’asseoir, tu verras près d’elle 8
Tes pleurs séchés, tes maux guéris ; 8
C’est la sœur que ton âme appelle ; 8
1025 C’est la dernière et la plus belle 8
Qui reste aux bois de leurs Péris. 8
Dans la forêt joyeuse et folle, 8
Quand l’arbre du Christ fut planté, 8
Le jour où la dernière idole, 8
1030 Où l’essaim trompeur et frivole 8
Fuyaient ce lieu désenchanté ; 8
Où les fleurs dont le suc enivre 8
Mouraient à l’ombre de la croix, 8
Une fée a lu le Saint-Livre ; 8
1035 Et Dieu lui donna de survivre 8
Et la fit reine de ces bois. 8
Car elle a pris à l’Évangile 8
Ses inexprimables douceurs ; 8
Elle est plus simple et moins fragile, 8
1040 Elle est faite d’une autre argile 8
Que la plus pure entre ses sœurs. 8
Elle est docile, humble, apaisée, 8
Cachant ses discrètes vertus ; 8
Et les anges l’ont baptisée 8
1045 De quelques gouttes de rosée 8
Avec une fleur de lotus. 8
Ce baptême a fixé son âme ; 8
Jadis fleur, oiseau, rayon d’or, 8
Brise ou vapeur, rosée ou flamme, 8
1050 La Péri devint une femme… 8
Tout son pouvoir lui reste encor. 8
Un ermite est venu proscrire 8
Le Sylvain, le Faune indiscret, 8
Les dieux de la danse et du rire ; 8
1055 Mais la fée a gardé l’empire 8
Des doux rêves dans la forêt. 8
Fouille les monts et les vallées, 8
Plus d’autre fée ou de lutin ; 8
Toutes ces belles désolées 8
1060 Tu sais qu’elles sont envolées 8
Avec les brumes du matin : 8
L’une ardente et qui t’a fait boire 8
Dans sa rose un acre poison, 8
Et la folle aux ailes de moire, 8
1065 Et la sombre à l’écharpe noire 8
Qui t’endormait sur le gazon. 8
Renonce à leurs molles caresses ; 8
À l’ombre des bois chevelus 8
Ne rêve plus d’autres ivresses ; 8
1070 Ces terribles enchanteresses 8
Tu ne les rencontreras plus. 8
Ma tour en cache une plus belle ; 8
Viens ! subis son charme vainqueur, 8
En vain tu lui serais rebelle, 8
1075 Tu ne verras jamais plus qu’elle 8
Dans la nature et dans ton cœur. 8
Il marche et, vers la tour, suit la voix qui l’invite ; 12
Ce chant le contenait, s’il s’élançait trop vite. 12
Il va, d’un pas égal, humble, et franchit le seuil ; 12
1080 Sur les cent degrés d’or il monte sans orgueil, 12
Il entre. Une lueur, à chaque instant croissante, 12
Dès l’abord inondait la salle éblouissante. 12
Au milieu, sur un trône aux multiples couleurs 12
Fait d’un arbre vivant tout couvert de ses fleurs, 12
1085 Est assise une femme où trône une statue ; 12
D’une blancheur de neige elle était revêtue, 12
Lumineuse, immobile en son geste charmant 12
Comme une étoile fixe au fond du firmament. 12
La sereine clarté qui l’enveloppe toute 12
1090 Semble de son beau corps émaner goutte à goutte, 12
Et circule autour d’elle en de si chauds torrents 12
Que la voûte et les murs deviennent transparents ; 12
Et le regard, sans rien qui l’arrête ou le voile, 12
S’étend, comme en plein ciel des sommets d’une étoile. 12
1095 Pénétré jusqu’au cœur de ce jour calme et doux, 12
Le chevalier s’incline et fléchit les genoux 12
Et, sans lever les yeux sur l’éclatante image, 12
Se reconnaît vassal et prête son hommage. 12
Or, du milieu des fleurs, la fée aux doigts de lis 12
1100 Tout à coup de son voile écarte les longs plis 12
Et la rustique enfant, l’innocente sirène, 12
Aussi fraîche, apparaît dans ses habits de reine. 12
L’amoureux reconnaît ce qu’il avait aimé : 12
Sur ce front, dans ces yeux, rien ne s’est transformé ; 12
1105 C’est la même, et pourtant elle est plus belle encore ; 12
Des grâces du bonheur sa beauté se décore, 12
Et, dans cet appareil de l’amour triomphant, 12
L’ange a pu révéler ce que voilait l’enfant. 12
Et leurs mains se joignaient, dans une douce étreinte ; 12
1110 Et le respect entre eux restait pur de la crainte ; 12
Et les tendres discours achevés par les yeux 12
Mêlaient et confondaient ces deux esprits joyeux. 12
— « Je vous devinais bien, et l’humble pastourelle 12
Était mieux qu’une reine, était une immortelle. » 12
1115 — « J’étais, quand j’ai senti pour la première fois, 12
J’étais moins qu’une fleur, moins qu’un oiseau des bois ; 12
Un souffle eût dissipé mon âme aérienne ; 12
J’étais à peine un rêve avant d’être chrétienne ; 12
Et mon âme impalpable, à travers le ciel bleu, 12
1120 Reçut son corps de vierge en s’élançant vers Dieu. 12
Sur tout ce qui sourit, vole, embaume et soupire, 12
Sur la brise et les fleurs je garde un vague empire ; 12
Mais mon sort fut lié par un enchantement 12
A celui d’un mortel f d’un autre cœur aimant. 12
1125 Il fallait que la fée, afin de rester femme, 12
D’unir les deux splendeurs de la forme et de l’âme, 12
Sût, au printemps marqué, d’un amour idéal 12
Inspirer dans ces bois un chevalier féal. 12
Un seul jour me restait, et j’allais disparaître… 12
1130 Vous m’aimez ! après Dieu vous m’avez donné l’être. 12
— « Vous m’avez arraché, dans ma profonde nuit, 12
Au sombre esprit du mal qui seul m’aurait conduit ; 12
Et des hôtes méchants de la forêt impure, 12
Vos yeux m’ont préservé bien mieux que mon armure. 12
1135 Mais, pourquoi, l’immortelle en quête d’un amant, 12
Voiler sa royauté sous un déguisement ? 12
Pourquoi, bergère usant d’un si long stratagème, 12
Ne m’avoir rien montré que l’ombre de vous-même ? 12
— « Si j’ai ces quelques dons, cachés à mon miroir, 12
1140 Qu’aidés de votre cœur, vos yeux ont cru me voir, 12
Si, sous l’habit grossier d’une humble bergerette, 12
J’ai voulu me garder dans une ombre discrète, 12
C’est qu’en mon faible cœur tout prêt à se donner 12
C’était à votre cœur de lire et deviner. 12
1145 Ce qu’on chérit surtout dans l’autre âme qu’on aime, 12
C’est le joyau secret qu’on a trouvé soi-même ; 12
Après que le trésor s’est pleinement ouvert, 12
On croit posséder mieux ce qu’on a découvert ; 12
Et pour mieux être à vous, j’ai voulu, je le gage, 12
1150 Être une découverte, ou plutôt votre ouvrage. 12
— « S’il faut, pour le réduire et le mieux faire sien, 12
Connaître un cœur à fond, vous m’appartenez bien ! 12
J’ai pénétré, j’ai vu briller votre âme entière, 12
Comme je vois ce front dans un flot de lumière. 12
1155 — « L’éclat des fleurs varie avec l’éclat du jour ; 12
Ce que j’ai de beauté me vient de votre amour. » 12
Et, sur l’échelle d’or promenant leur extase, 12
Ils parcouraient la tour du sommet à la base, 12
Les salons constellés du feu des diamants, 12
1160 Et, dans un demi-jour, mille réduits charmants. 12
Puis à travers les bois, les vergers, les prairies, 12
Pas à pas, ils cueillaient la fleur des rêveries ; 12
Goûtaient, en souriant, sur des arbres amis 12
Tous les fruits délicats au pur amour permis. 12
1165 Parfois ces deux aiglons, ou ces deux hirondelles, 12
Jusqu’au fond de l’azur volaient à tire-d’ailes 12
Leur âme, en ses élans fiers ou capricieux, 12
Des sublimes pensers parcourait les dix cieux. 12
Ce couple allait ainsi, gai, souriant, austère ; 12
1170 Tantôt perçant le ciel, tantôt rasant la terre ; 12
Comme aux jours de l’Éden le premier couple humain, 12
Ils glissaient dans les fleurs en se tenant là main. 12
La vipère infernale expirait sur l’entrée ; 12
Car la croix dominait cette chaste, contrée. 12
1175 Ils se disaient tout bas des mots inachevés 12
Et compris sans parole aussitôt que rêvés : 12
Un regard, un soupir, une main mieux pressée, 12
Je ne sais quel accent achevaient leur pensée. 12
Ces deux cœurs se mêlaient comme deux coupes d’or 12
1180 Qui du miel et du vin se versent le trésor ; 12
Dans le doux sacrifice offert d’une même âme, 12
L’un répandait l’encens, l’autre attisait la flamme. 12
Ainsi, pour louer Dieu dans un hymne commun, 12
Le ciel donne une brise et la terre un parfum. 12
1185 C’étaient de longs propos, mais un plus long silence 12
Où l’esprit se recueille et tout à coup s’élance, 12
Où le rêve poursuit le geste commencé, 12
Où tout s’exprime, enfin, sans un mot prononcé. 12
Le jardin tout entier s’était fait leur complice : 12
1190 Les oiseaux dans les nids, la fleur dans son calice, 12
L’arbre avec ses rameaux, l’herbe au fond des sillons, 12
Dans les blés la cigale et les humbles grillons, 12
La couleur du nuage et le bruit des fontaines, 12
Le profil rougissant des montagnes lointaines, 12
1195 La nature attentive avec sa voix de sœur 12
Traduisaient aussitôt ce que sentait le cœur. 12
Et, rien qu’à l’écouter, si joyeuse et si tendre, 12
Rien qu’à la voir, l’un l’autre ils pouvaient se comprendre ; 12
Tant les vives splendeurs, tant les bruits d’alentour, 12
1200 N’étaient rien qu’un reflet, qu’un écho de l’amour. 12
HYMNE
« D’où viens-tu, feu subtil, âme qui me pénètre, 12
Que tout être, aujourd’hui, verse dans tout mon être, 12
Que j’aspire avec l’air, que j’exhale en tout lieu ? 12
Pour faire ici la terre et mon âme aussi belles, 12
1205 Toi qui les rajeunis, toi qui me renouvelles, 12
Amour, n’es-tu donc pas quelque chose de Dieu ? 12
Comme tu nous remplis de vigueur et de sève ! 12
Comme, à travers l’espace, un essor me soulève ! 12
Pourquoi suis-je investi d’un pouvoir inconnu ? 12
1210 Dans mon cœur, triste hier, une allégresse abonde ; 12
Je me sens assez fort pour soulever un monde ; 12
Entre la vie et moi qu’est-il donc survenu ? 12
Est-ce un œil qui sourit, une main que je presse, 12
La longue tresse d’or qui flotte et me caresse, 12
1215 Est-ce un plus doux accent de cette voix de miel, 12
Un pli plus gracieux de cette lèvre rose, 12
Est-ce la beauté seule, une aussi frêle chose, 12
Qui fait d’un homme un ange et de la terre un ciel ? 12
Ah ! si rien n’était là, dans ce moment suprême, 12
1220 Rien de plus que nous deux, rien qu’elle et que moi-même, 12
Si quelque Dieu sur nous n’était pas descendu, 12
Comment s’échangeraient ces accords et ces flammes, 12
Entre le ciel et nous, puis entre nos deux âmes ? 12
Pourquoi monterions-nous de ce vol éperdu ? 12
1225 Regarde-moi toujours, prodigue ce sourire ! 12
Que ton cœur à mon cœur ne cesse pas de luire, 12
Et que ton souffle au mien se vienne encor mêler. 12
Mais surtout que le dieu, le charme, le mystère, 12
Ce qui vient, dans l’amour, d’ailleurs que de la terre, 12
1230 L’ineffable inconnu n’aille pas s’envoler. 12
Tant qu’il nous portera tous les deux sur ses ailes, 12
Qu’un invisible aimant, liant nos cœurs fidèles, 12
Nous tiendra suspendus dans ce rêve enchanté, 12
Que ton regard de sœur, qui m’apaise ou m’entraîne, 12
1235 Répandra dans mon sein cette vertu sereine 12
Plus forte que la mort et que la volupté… 12
J’irai, j’emporterai l’Olympe inaccessible ! 12
Combats, douleurs, travaux en dehors du possible, 12
Tout lot devient heureux par l’amour départi. 12
1240 Mais que l’indifférence éteigne ton sourire, 12
Que ton cœur, un instant, de mon cœur se retire… 12
Et des saintes hauteurs je tombe anéanti. » 12
Combien, sous ce beau ciel, l’astre qui les caresse 12
Mesura-t-il d’espace à l’amoureuse ivresse ; 12
1245 Combien ont-ils cueilli de fleurs dans ce jardin ; 12
Quel temps les a gardés la tour dans son Éden ? 12
Peut-être une heure, un jour, peut-être des années ! 12
Le temps ne compte pas ces heures fortunées ; 12
Entre deux cœurs heureux qui s’aiment librement, 12
1250 Les jours, l’éternité ne durent qu’un moment. 12
Ils auraient, oublieux du ciel et de la terre, 12
Épuisé leur bonheur sans honte et sans mystère ; 12
De soupir en soupir, dans l’ineffable tour, 12
Ils auraient consumé leur vie et leur amour, 12
1255 Si, du rêve et des fleurs s’arrachant la première, 12
L’ange n’avait parlé, du haut de sa lumière, 12
De l’humble et saint devoir qui rappelle, ici-bas, 12
La femme à ses douleurs et l’homme à ses combats ; 12
Et n’eût au chevalier, étouffant un murmure, 12
1260 Rendu sa bonne lance et bouclé son armure. 12
— « Quoi ! partir, disait-il, je me croyais au port ! » 12
— « L’amour n’arrive au but qu’en traversant la mort ! » 12
— « Attendons, dans l’extase où notre âme est ravie, 12
Attendons cette mort sans rentrer dans la vie ! » 12
— « La vie est un devoir. »
1265 — « Vivons dans ces beaux lieux. »
— « Vivons où Dieu nous place, au poste périlleux. 12
La vie est un combat ; ici l’on se repose : 12
Sur ce Thabor d’un jour on se métamorphose, 12
Vers la beauté qu’on cherche on s’avance d’un pas ; 12
1270 On touche à l’idéal, on ne l’habite pas. 12
Le bonheur ici-bas n’est qu’un lieu de passage 12
Où l’on reçoit du ciel un flamboyant message ; 12
Et, sans brûler nos yeux et notre cœur de chair, 12
Dieu ne saurait, pour nous, éterniser l’éclair. 12
1275 Mais l’éclair disparu pourra briller encore, 12
Sois sûr qu’après la nuit tu reverras l’aurore. 12
Si tu restes vaillant et fidèle à ta foi, 12
La tour et ses jardins se rouvriront pour toi ; 12
Tu sauras traverser, sans nouvelles batailles, 12
1280 La trompeuse forêt qui cache ces murailles. 12
La porte, pour toi seul, tournera sur ses gonds. 12
Tous les monstres vaincus, les géants, les dragons, 12
Les nains, blottis aux creux des ifs et des érables, 12
Pour tout autre que toi resteront redoutables ; 12
1285 Mais tous t’obéiront en esclaves soumis. 12
Les oiseaux de mes bois seront tous tes amis. 12
Mes colombes iront, fendant les zones bleues, 12
Te porter ma pensée à des milliers de lieues. 12
Toi, pour me revenir, tu feras, en rêvant, 12
1290 Ton chemin sur des chars plus vites que le vent. 12
Jour et nuit, sur ton œuvre attentive et penchée, 12
Par les regards du cœur je te reste attachée. 12
Ma prière et mes vœux, du haut de ces sommets, 12
Iront du ciel à toi sans s’arrêter jamais. 12
1295 Mes doigts ne quittent plus maintenant ce rosaire ; 12
J’apporterai ma lampe au fond du sanctuaire ; 12
Et, toute à préparer les fêtes du retour, 12
Si lointain que tu sois, je t’attendrai toujours. 12
Je serai là, toujours, prêtant l’âme et l’oreille, 12
1300 A cent exploits nouveaux dont le bruit m’émerveille. 12
Seule, entre les créneaux de ma blanche prison, 12
Je te verrai venir du bout de l’horizon. 12
Va ! nous aurons encore ici de douces heures ; 12
L’effort qui les paiera nous les rendra meilleures ; 12
1305 Et l’enivrant jardin, chastement visité, 12
Gardera pour nous deux sa mystique beauté. 12
Tu ne m’ôteras point de mon château d’ivoire ; 12
J’y serai ton repos et tu seras ma gloire. 12
De l’invisible dame en prison dans ses fleurs, 12
1310 Tu porteras bien haut les discrètes couleurs ; 12
Tu voudras recevoir, de ses mains toujours pures, 12
Un laurier à ton front, un baume à tes blessures, 12
Et tu me béniras, doucement prosterné, 12
Pour ce que je refuse et ce que j’ai donné. » 12
1315 — « Adieu. J’obéirai ; je pars, rien ne m’effraye ; 12
Je pense, à chaque lutte, au prix qui me la paye. 12
Reposé dans l’amour, je me lève assez fort 12
Pour ne plus désirer ni redouter la mort ; 12
Et dans ces pleurs sacrés mon âme est retrempée, 12
1320 Mieux que dans une eau vive on ne trempe une épée. 12
Un instant de bonheur est le meilleur soleil 12
Pour nous rendre au combat après un lourd sommeil. 12
J’ai contre l’ennemi, j’ai, de plus que mes armes, 12
Ce pieux talisman qui rompt les mauvais charmes, 12
1325 Ce chapelet de buis de trois fleurs embaumé, 12
Don de la belle enfant que l’ange a confirmé. 12
Je gagnerai par lui plus douce récompense ; 12
Où le fer ne peut rien, il sera ma défense. 12
Les fantômes impurs qui longent les chemins 12
1330 S’évanouiront tous à le voir dans mes mains. 12
Nul ne me l’ôtera par force ou par adresse ; 12
Et quand il reviendra dans ces mains que je presse, 12
Teint du sang et des pleurs d’un loyal chevalier, 12
Il sera digne encor de vous être un collier. » 12
1335 Or le bon palefroi, sellé pour la bataille, 12
Hennissait et piaffait au bas de la muraille ; 12
Et le preux s’élança. D’un vol moins prompt, le vent, 12
Roule au bord du sentier le feuillage mouvant. 12
Les arbres, les rochers glissaient comme des ombres, 12
1340 Et l’éclair de l’acier sillonnait les bois sombres. 12
Ainsi, pour fuir un lieu qu’on aime, un souvenir, 12
Un bonheur qu’on abjure et qu’on veut retenir, 12
Il faut, du cher Éden où le cœur eut sa fête, 12
Partir comme une flèche et sans tourner la tête. 12
1345 Jusqu’à l’heure où l’on foule un sol indifférent, 12
Courir, ô bon cheval, plus vite qu’un torrent ! 12
Il fuyait, il fuyait. Quand il reprit haleine, 12
La tour était bien loin, il entrait dans la plaine ; 12
La vie et ses périls pour lui recommençaient : 12
1350 Car c’était un chemin où les hommes passaient. 12
Dès lors, à pas comptés, comme une sentinelle, 12
Il marchait, il veillait pour la lutte éternelle. 12
Quand s’offrait sur sa route un lieu sûr et discret, 12
Un vallon sans écho caché dans la forêt, 12
1355 Le cavalier dans l’ombre y déposait sa lance ; 12
Ses lèvres et son cœur rompaient le dur silence, 12
Et l’amoureux chanteur, prenant sa harpe d’or, 12
Aux couplets comprimés rendait un libre essor. 12
LA TOUR D’IVOIRE
BALLADE
J’ai mon asile et mes délices, 8
1360 J’ai mon secret et mon amour ; 8
J’ai bu l’ivresse à pleins calices, 8
Au fond d’un bois, dans une tour. 8
La tour est si claire et si blanche, 8
Qu’on dirait, de loin, tous les soirs, 8
1365 La lune qui monte, ou se penche, 8
La lune entre les rameaux noirs. 8
Un grand bois défend la tour ronde 8
De tout passant fade ou moqueur ; 8
Elle est à l’autre bout du monde, 8
1370 Elle est à deux pas de mon cœur. 8
Le bois est peuplé de féeries 8
Trompant l’oreille et le regard ; 8
Moi, j’ai cueilli dans ses prairies 8
Des fleurs qu’on ne voit nulle part. 8
1375 Un autre aurait mis des années 8
Sans même arriver jusqu’au seuil ; 8
Moi, ces barrières fortunées, 8
Je les franchis en un clin d’œil. 8
Si je pense à ma tour divine, 8
1380 Pour y voler en un moment, 8
Je mets la main sur ma poitrine 8
Et j’y touche mon talisman. 8
Ma tour, dans sa blancheur de neige, 8
Sans parler des périls cachés, 8
1385 Du bois touffu qui la protège, 8
Est si haute sur les rochers, 8
Une si forte palissade 8
Se hérisse autour du coteau, 8
Que, pour essayer l’escalade, 8
1390 Ou battre en brèche le château, 8
Tous les engins, bélier, échelle, 8
Avec cent mille combattants, 8
Ne pourraient se frayer vers elle 8
Un chemin… missent-ils cent ans ! 8
1395 Et moi, pourvu que je réponde, 8
Ou mon nom, ou l’un de mes vers, 8
J’arrive en moins d’une seconde ; 8
Les deux battants me sont ouverts. 8
Si l’on savait quel doux mystère 8
1400 Cachent la tour et son verger, 8
Les rois, des deux bouts de la terre, 8
Se ligueraient pour l’assiéger ; 8
Et, jour et nuit, sous ses murailles, 8
Les guerriers au cœur de lion 8
1405 Se livreraient plus de batailles 8
Que jadis autour d’Ilion. 8
On redit plus d’un conte étrange 8
Sur la tour au faîte argentin. 8
C’était la cellule d’un ange ; 8
1410 Ou d’une fée ou d’un lutin… 8
Ange ou lutin, la châtelaine, 8
Dont ces murs gardent les appas, 8
Moi, je sais que la blonde Hélène 8
Et Vénus ne l’égalaient pas. 8
1415 Qui la vit en sa tour d’ivoire 8
Y voudra toujours revenir ; 8
Il n’est pas d’amour, pas de gloire 8
Qui lutte avec ce souvenir. 8
Mon cœur auprès d’elle y demeure 8
1420 Et tient tout le reste en oubli ; 8
J’y veux passer ma dernière heure, 8
Et j’y veux être enseveli. 8
Or, par monts et par vaux, seul avec sa pensée, 12
Joyeux sous l’acier sombre et visière baissée, 12
1425 Il marche ainsi, chantant, rêvant ou combattant ; 12
Puis des chemins foulés disparaît un instant, 12
Comme enlevé d’en haut par une main secrète, 12
Invisible et porté dans sa douce retraite. 12
On revoit tout à coup sa lance et son écu 12
1430 Briller dans quelque lice ouverte au droit vaincu ; 12
Dès que le ciel, moins rude aux vertus qu’on opprime, 12
Tient à se faire absoudre en châtiant le crime. 12
Il vient sans qu’on l’attende, et, tel qui le croit mort, 12
Sent déjà ses coups sûrs comme ceux du remords. 12
1435 C’est lui qu’au fond dès bois, sur la route déserte, 12
La craintive innocence invoque à chaque alerte ; 12
Lui qui du ravisseur et du sorcier malin 12
Sauve et conserve purs la vierge et l’orphelin ; 12
Lui, le chevalier noir, que l’on craint et qu’on aime, 12
1440 Qui, sans être appelé, paraît au jour suprême ; 12
Qui seul, dans les palais, va défier les rois. 12
On en fait maints récits moins beaux que ses exploits ; 12
Il nous a tous aidé de son cœur, de sa lame, 12
Mais nul n’a su son nom, ni celui de sa dame. 12
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