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LAP_6/LAP73
Victor de LAPRADE
LES SYMPHONIES
1855
LIVRE TROISIÈME
XI
SYMPHONIE ALPESTRE
À LAMARTINE
CHŒUR DES ALPES
Vois ces vierges, là-haut, plus blanches que les cygnes, 12
Assises dans l’azur sur les gradins des cieux ! 12
Viens ! nous invitons l’âme à des fêtes insignes, 12
Nous, les Alpes, veillant entre l’homme et les dieux. 12
5 Des amants indiscrets l’abîme nous protège ; 12
Notre front n’a rougi qu’aux baisers du soleil, 12
Et les rosiers du soir sur notre sein de neige 12
Répandent seuls l’ardeur de l’ambre et du vermeil. 12
Nos flancs ont retenu leur première ceinture ; 12
10 Nul œil n’en profana les mystiques attraits ; 12
Là, sous l’épais rideau des grands bois sans culture, 12
Le cœur seul est admis à goûter nos secrets. 12
Nous laissons sur nos pieds verdoyants de prairies 12
Se jouer les pasteurs et croître les troupeaux ; 12
15 Viens, nous t’y verserons le lait des vacheries 12
Sur nos tapis de fleurs argentés de ruisseaux. 12
Notre souffle y répand toute vie, et nous sommes 12
Le réservoir sacré de toutes les vigueurs ; 12
Nous gardons purs le sang des taureaux et des hommes ; 12
20 Chez nous est le remède à tes vaines langueurs. 12
Pour qu’il reste ici-bas une place au mystère, 12
Nous cachons nos déserts avec un soin jaloux. 12
Nos bases de granit sont les reins de la terre, 12
Et ce vieux continent s’étaye encor sur nous. 12
25 L’Europe, où grandit l’âme, à nos urnes s’abreuve ; 12
Nous portons notre sève aux Celtes, aux Germains. 12
Chaque peuple, à nos pieds, reçoit de nous son fleuve 12
Et le bois des vaisseaux façonné de nos mains. 12
En vain l’Himalaya mit le vieux Gange au monde, 12
30 Et vit les fils du ciel descendre et s’y baigner : 12
Les hommes et les dieux qui sont nés de notre onde 12
Sont forts entre les forts et seuls doivent régner. 12
Nous avons donné l’âme à des races guerrières 12
Que nous berçons encor sous les chênes gaulois ; 12
35 Nous sommes les autels d’où montent leurs prières ; 12
Nous sommes les remparts de leurs antiques lois. 12
Chez nos rudes pasteurs, nourris d’orge et de seigle, 12
Naquit la liberté, cet enfant des hauts lieux ; 12
Et c’est là, dans le nid du chamois et de l’aigle, 12
40 Qu’elle viendra mourir quand vous serez trop vieux. 12
Si vos lâches cités l’accusent de leurs fautes, 12
Sous notre dernier chêne elle aura son autel ; 12
Car nous resterons, nous, dont les dieux sont les hôtes, 12
Fières d’avoir tendu l’arc de Guillaume Tell. 12
45 Toi donc, puisqu’il te faut un sol chaste, un air libre, 12
Viens et fuis les bas lieux et leur souffle grossier ; 12
Si ton corps amolli veut retremper sa fibre, 12
Viens le frotter de neige au sommet du glacier. 12
Viens réveiller ton âme aux sources éternelles, 12
50 Toi, somnolent rêveur par la ville engourdi ! 12
L’Alpe, fille du ciel, de ses blanches mamelles 12
Verse un lait généreux qui fait le cœur hardi. 12
Viens ! si tu veux monter au niveau de ton rêve 12
Et gravir l’idéal par son échelle d’or ; 12
55 Nous prenons dans nos mains l’âme qui se soulève, 12
Et l’emportons vers lui d’un invincible essor. 12
De nos premiers parvis, tout roses de bruyères, 12
Monte aux créneaux d’argent perdus dans le ciel bleu. 12
C’est là, de nos fronts purs, que l’aigle et la prière 12
60 S’élancent dans leur vol vers le soleil et Dieu. 12
Sur nos mille degrés qui mènent à son trône 12
Fleurissent les moissons dont ton âme a besoin ; 12
Recueille, en y passant, le fruit de chaque zone, 12
La vertu qu’il te faut pour atteindre plus loin. 12
65 D’abord nous donnerons la force à tes pieds frêles, 12
Puis le calme à ton cœur plein de trouble et de fiel ; 12
Puis à ton âme enfin tu sentiras des ailes, 12
Et l’aigle dépassé te cédera le ciel. 12
Là tu respireras l’éther incorruptible 12
70 Où germe toute chose, où s’allume le jour, 12
Et, par delà ce monde et l’univers visible, 12
Tes haines s’éteindront dans un immense amour. 12
I
FRANTZ
Salut ! ô noirs sapins que les glaciers défendent ! 12
Temple contre l’homme abrité, 8
75 Asile des vaincus, mes douleurs te demandent 12
Ta sauvage hospitalité. 8
Ici je n’entends plus gronder comme une injure 12
La voix des cités que je hais ; 8
Si je puis respirer ton silence, ô nature, 12
80 Je serai guéri pour jamais ! 8
Je suis venu croyant à ta verte jeunesse, 12
À l’éternité du désert, 8
T’apportant, pour qu’un jour leur empire y renaisse, 12
Mes dieux dont le culte se perd. 8
85 J’ai cru que la forêt, m’abritant sous sa robe, 12
Régnait en paix sur tes hauteurs… 8
Mais voilà que j’entends, sur ces confins du globe, 12
Crier les outils destructeurs ! 8
LES SAPINS
Oui, les bois gémissants sont pleins de noirs présages ; 12
90 Un monde qui t’est cher avec nous disparaît. 12
Viens donc ! Recueille encor les leçons des vieux âges 12
Dans les derniers soupirs de la sainte forêt ! 12
Elle meurt ! Nos remparts de rochers et de neige, 12
Rien n’arrête un seul jour ce siècle audacieux ; 12
95 Les chênes sont tombés sous un fer sacrilège, 12
Le même dont il frappe et les rois et les dieux. 12
C’est notre tour, à nous, de combler les abîmes ! 12
Souillant sa chevelure aux fanges du torrent, 12
Le sapin qui trônait, voix des Alpes sublimes. 12
100 Croule avec les débris de tout ce qui fut grand. 12
Les sévères chansons avec nous sont bannies ! 12
Hâte-toi, si ton cœur, disciple des hauts lieux 12
Veut savourer encor les grandes harmonies 12
Dont la terre a nourri l’âme de tes aïeux ! 12
FRANTZ
105 Me voici ! Du désert je ne veux plus descendre : 12
Plus de pacte avec les humains ! 8
Mes pieds de leurs foyers ont secoué la cendre 12
Et la poudre de leurs chemins. 8
Les dieux, la liberté, seuls biens d’une âme forte. 12
110 Sont nés chez vous sur les sommets ; 8
Ils y viennent mourir et je vous les rapporte : 12
La terre y renonce à jamais. 8
Chez vous, en plein soleil, sur ce lit de bruyère 12
Où nos amours avaient dormi, 8
115 Nous trouverons là-haut une mort libre et fière, 12
Loin des yeux d’un monde ennemi. 8
Mais avant de tomber avec tout ce que j’aime, 12
Avant de brûler mon drapeau, 8
Je veux lancer encor un dernier anathème, 12
120 Sur les hommes, ce vil troupeau ! 8
LES TORRENTS
Prêtant ses fureurs à ta haine, 8
Le torrent se gonfle à ta voix ; 8
Il court en grondant vers la plaine, 8
Par la cime où furent les bois. 8
125 Tremblez, humains, stupide engeance ! 8
C’est nous qui sommes la vengeance 8
Des monts dépouillés jusqu’aux os. 8
Vos désirs, qui lui font injure, 8
Ont forcé la sainte nature 8
130 À déchaîner les grandes eaux. 8
La trombe éclate, et sur la pente 8
Qu’abritaient les chênes divins, 8
Vos champs où la vigne serpente 8
Sont emportés dans les ravins. 8
135 Le sol, œuvre de mille années, 8
Les chaumières déracinées, 8
Les sapins croulant des hauteurs, 8
La glèbe arrachée aux collines 8
Vont enfouir sous les ruines 8
140 La cité des profanateurs. 8
Aide, ô foudre, à notre colère ! 8
Frappe aussi le glacier d’azur ! 8
Car l’homme, aujourd’hui, ne tolère 8
Rien de sublime et rien de pur. 8
145 La neige est trop blanche et trop belle ; 8
Qu’un limon vil fonde avec elle 8
Pour grossir nos flots irrités ! 8
Allons, roulant ce noir mélange, 8
Noyer dans une mer de fange 8
150 Votre orgueil et vos lâchetés. 8
FRANTZ
Moi, je veux que le cri de mon âpre justice 12
Égale ces rugissements ; 8
Afin que l’âme aussi gronde et vous avertisse 12
Jusqu’à l’heure des châtiments. 8
155 Vous savez s’il jaillit de quelque lâche envie, 12
L’anathème que j’ai lancé ; 8
Leurs coups ne sont pour rien dans le deuil de ma vie ; 12
Je ne suis pas leur offensé. 8
Mais je maudis en eux leur propre servitude, 12
160 L’orgueil qui leur cache leurs fers, 8
Leur main cupide osant, jusqu’en ma solitude, 12
Dépouiller les dieux que je sers. 8
Je les hais de l’amour que j’ai pour la nature, 12
Les vieux droits et la liberté. 8
165 Je puis mêler sans honte à votre saint murmure 12
La voix de l’honneur irrité. 8
Je sais bien qu’à leur souffle il est aisé d’éteindre 12
Et ma flamme et ces vains discours ; 8
Mais, ô volcans ! ô flots qui les forcez à craindre, 12
170 Sur eux vous gronderez toujours. 8
Portez, fléaux vengeurs, dans vos feux, dans votre onde. 12
Portez, à ce siècle odieux, 8
La menace qui sort des entrailles d’un monde 12
D’où l’homme osa chasser les dieux. 8
RANZ DES VACHES
175 Voici les beaux jours, alerte ! 7
L’herbe est verte. 3
La montagne nous attend ; 7
Les troupeaux couvrent les routes ; 7
Venez toutes, 3
180 Mes vaches que j’aime tant ! 7
Par vos noms je vous appelle ; 7
La plus belle, 3
Fauve et blanche au brun naseau, 7
Tend son cou pour que j’y mette 7
185 Sa clochette ; 3
C’est la reine du troupeau. 7
Elle marche la première, 7
Et derrière. 3
Bondissant vers l’abreuvoir, 7
190 Vont, sans cloches argentines, 7
Les mutines, 3
Celles dont le poil est noir. 7
Mais du cornet de vos pâtres, 7
Mes folâtres, 3
195 Vous aimez toujours les sons ; 7
Et sur le versant rapide, 7
Je vous guide 3
Avec mes seules chansons. 7
L’oiseau gris de nos bruyères 7
200 Familières 3
Vole, et sans s’effaroucher, 7
Joyeux de notre venue, 7
Bien connue, 3
Sur vos fronts veut se percher. 7
205 Qu’on est bien sous le mélèze, 7
Bien à l’aise 3
Pour traire et battre son lait, 7
En sifflant dès que l’aurore 7
Passe et dore 3
210 Le toit noir du vieux chalet ! 7
Hier, J’ai vu seul et l’air sombre, 7
Cherchant l’ombre, 3
Descendre un jeune étranger : 7
Quel ennui dans la montagne 7
215 L’accompagne ? 3
J’y sens mon cœur si léger ! 7
Oh ! comme la vie est douce 7
Sur la mousse, 3
À l’ombre des grands taillis, 7
220 Sous le chêne ou sous le tremble 7
Où s’assemble 3
Le groupe des armaillis ! 7
Qu’il fait bon, sous les arcades 7
Des cascades, 3
225 Voir, au refrain de nos chants, 7
Briller, sur l’eau transparente, 7
L’amarante 3
Et l’or des soleils couchants ! 7
L’écho du long précipice 7
230 M’est propice ; 3
Le signal de mon cornet, 7
Sans y réveiller personne. 7
Y résonne, 3
Et Mina le reconnaît ; 7
235 Mina folle et toute en joie 7
Qu’on l’envoie 3
Ramasser de grand matin 7
Les fraises, dans ses corbeilles. 7
Moins vermeilles 3
240 Que sa bouche au ris mutin. 7
Voici les beaux jours, alerte ! 7
L’herbe est verte, 3
La montagne nous attend ; 7
Les troupeaux couvrent les routes ; 7
245 Venez toutes, 3
Mes vaches que j’aime tant ! 7
II
LES FLEURS DU DÉSERT
Les Alpes nous gardent encore, 8
Sur quelques sommets préservés, 8
Des jardins que le monde ignore, 8
250 Et que Dieu seul a cultivés. 8
Là, nos fleurs vivent dans la joie 8
D’un parfum qui reste inconnu ; 8
Mais, s’il faut qu’un homme nous voie, 8
Poëte, sois le bienvenu ! 8
255 L’orgueil, dont tu connais l’empire, 8
T’avait dit peut-être : À quoi sert 8
La fleur que pas un ne respire, 8
Et qui sèche au fond du désert ? 8
Eh bien, à l’auguste nature, 8
260 Quand elle compte son trésor, 8
Le bouquet de fleurs sans culture 8
Est plus cher que la mine d’or. 8
Nous sommes les beautés secrètes 8
Dont la terre, aux jours de bonheur, 8
265 Se pare en ses chastes retraites 8
Pour s’offrir aux yeux du Seigneur. 8
Dieu voit la pervenche sourire 8
À l’ombre du rocher natal, 8
Pareil aux yeux bleus qu’on admire 8
270 Voilés du bandeau virginal. 8
Dans son ravin, seule et paisible, 8
La fleur n’y connaît pas l’ennui ; 8
Car le jardinier invisible 8
Nous cultive au désert pour lui. 8
275 Il nous aime, il nous connaît toutes. 8
Or, malgré son amour jaloux, 8
Il cède aux humains quelques gouttes 8
Du baume qu’il prépare en nous. 8
S’il cache au désert ses corbeilles, 8
280 S’il a fait si haut son jardin, 8
Il permet à quelques abeilles 8
De boire aux fleurs de notre Éden. 8
Tout âme, aspirant à les suivre, 8
Goûte, avec leur miel merveilleux, 8
285 Un parfum qui l’excite à vivre 8
Pour atteindre aussi les hauts lieux. 8
FRANTZ
Chastes fleurs du désert dont l’haleine est si douce, 12
Près de vous je respire un calme inattendu. 12
L’orage qui grondait en mon cœur éperdu 12
290 Se dissipe en touchant la bruyère et la mousse. 12
Jusqu’à vous n’atteint pas le bruit de la cité, 12
Et sa noire vapeur rampe, au loin, dans les plaines ; 12
Vos soleils ont chassé toutes mes ombres vaines ; 12
Et convié mon âme à la sérénité. 12
295 Je m’enivre d’oubli, de repos, de silence ; 12
Je ne sais plus s’il est des cœurs vils, des tyrans ; 12
Et le mol éventail que le zéphir balance 12
M’endort sur le velours des gazons odorants. 12
LES LACS DES MONTAGNES
Monte encore, et sur les faîtes 7
300 Cherche, à l’orient vermeil, 7
Des voluptés plus parfaites 7
Que l’oubli dans le sommeil. 7
Ton âme, en nos flots trempée, 7
Comme l’acier de l’épée, 7
305 Doit flamboyer au soleil. 7
L’argent de ma zone blanche 7
Encadre mon bleu miroir ; 7
Le ciel est proche et se penche 7
Sur l’eau sans plis pour s’y voir. 7
310 Mon sein, des chastes fontaines 7
Qui vont jaillir dans vos plaines, 7
Est le profond réservoir. 7
Déjà ton pied qui s’allège 7
A dépassé les grands bois ; 7
315 Viens vers la coupe de neige, 7
Où s’abreuvent les chamois ; 7
Jamais une main grossière, 7
Jamais l’homme et sa poussière 7
N’ont souillé l’onde où tu bois. 7
320 Viens t’y plonger ! et, peut-être, 7
Toi qui rêves liberté, 7
Des vertus qui la font naître, 7
Par nous tu seras doté. 7
Notre eau d’azur et de glace 7
325 Prête à tous ceux qu’elle enlace 7
Sa force et sa pureté. 7
FRANTZ
C’est toi que je demande à la lumière, aux ondes, 12
Toi qu’enferme la terre en ses reins de granit. 12
Toi que je veux puiser à ces roches fécondes 12
330 D’où jaillit le grand fleuve, où l’aigle a fait son nid. 12
Toi qui meus l’univers en ta base immobile, 12
Ô force ; ô bien suprême, ô mère des vertus ! 12
Viens rapporter le calme en mes flancs abattus : 12
L’homme reste agité quand son cœur est débile. 12
335 Ce repos que j’invoque, il n’appartient qu’aux forts ; 12
Eux seuls auront connu cette paix souveraine 12
Qui n’est point le sommeil, la torpeur où je dors ; 12
Eux seuls sont à jamais sans colère et sans haine. 12
Ici je sens mon âme et mon corps raffermis ; 12
340 J’aspire à pleins poumons la vie universelle ; 12
Un soleil créateur sur tout mon corps ruisselle. 12
Et, mieux prêt au combat, je n’ai plus d’ennemis. 12
Ici, la nature ouvre à mon nouveau courage 12
Un monde à conquérir sans y causer de pleurs 12
345 J’y suis fier d’arracher les cristaux et les fleurs 12
À ces sommets abrupts défendus par l’orage. 12
J’y sens, à chaque essor vers l’horizon vermeil, 12
À chaque halte au bout d’une cime élancée, 12
J’y sens la passion qui cède à la pensée 12
350 Comme un feu plus grossier éteint par le soleil. 12
LES CHAMOIS
Si tu veux briser tes chaînes, 7
Fuis au delà des grands chênes ; 7
L’homme est encor trop près d’eux. 7
Prends, pour éviter ses pièges, 7
355 Dans les rochers et les neiges, 7
Prends nos sentiers hasardeux. 7
Le chamois à barbe blanche 7
Au-dessus de l’avalanche 7
Monte avec son pied de fer ; 7
360 Le vieux chamois solitaire, 7
Le seul des fils de la terre 7
Qui soit resté libre et fier ! 7
S’il te faut gras pâturage, 7
Lit de fleurs et tiède ombrage, 7
365 Retourne avec les troupeaux ; 7
Fuis ces rocs où le pied saigne ; 7
L’amant des hauteurs dédaigne 7
La richesse et le repos ! 7
Jamais, au prix d’une chaîne. 7
370 Je n’ai dans la tourbe humaine 7
Accepté l’herbe ou le pain. 7
La liberté seule est douce ; 7
Avec elle un peu de mousse 7
Prise au tronc d’un vieux sapin. 7
375 Sous un joug, fût-il de soie, 7
Mon cou jamais ne se ploie 7
Comme celui du chevreuil ; 7
Et jamais une caresse 7
N’éteint, quand mon front se dresse, 7
380 Le feu sombre de mon œil. 7
Le chamois noble et sauvage, 7
Vivant au nid de l’orage, 7
Mourra fidèle aux sommets. 7
Le chasseur qui suit ma trace 7
385 Peut exterminer ma race… 7
Mais l’apprivoiser, jamais. 7
Courage, enfants de l’aurore ! 7
Bravons l’homme un jour encore, 7
Demain nous serons sauvés ; 7
390 Son pied chancelle à mesure 7
Qu’il trouve une arme plus sûre, 7
Et ses reins sont énervés ; 7
Il a perdu toute haleine 7
Dans l’air épais de la plaine ; 7
395 Tous ses enfants naissent vieux, 7
Et l’âme, dans leurs corps frêles, 7
N’a plus d’essor et plus d’ailes 7
Pour monter si près des cieux. 7
Mais, sur sa cime éternelle, 7
400 Toujours l’Alpe maternelle 7
Verra bondir d’un pied sûr, 7
Fier de sa robuste adresse, 7
Le noir chamois, qui se dresse 7
Entre la neige et l’azur. 7
III
LE GLACIER
405 Il est sur l’Alpe immense, il est un froid empire 12
Où plus rien ne végète, où la nature expire, 12
Et dont nulle saison de joie ou de douleur 12
Ne change au gré des jours l’immobile couleur. 12
Là nul être vivant n’a laissé de vestige, 12
410 Et le sang le plus chaud dans les veines se fige. 12
Lorsqu’à ces blancs sommets l’âme atteint dans son vol, 12
Le feu des passions meurt en louchant le sol ; 12
Car sur cette hauteur lumineuse et glacée 12
Rien ne peut habiter, si ce n’est la pensée. 12
415 Délivré de ton cœur et de tes sens épais, 12
Là ton esprit plus pur aura trouvé sa paix. 12
Va donc ! pour embrasser cette vierge sans tache, 12
Monte à travers la brume où sa tête se cache, 12
Tu verras, de là-haut, s’élargir l’horizon 12
420 Dans la sérénité de l’auguste raison, 12
En ton âme, ô poëte, aura su faire en elle 12
Le calme et la clarté de ma neige éternelle. 12
FRANTZ
Ici le jour rayonne, égal, tranquille et pur, 12
Sur la vie et les choses, 6
425 Et je vois du même œil, du haut de mon azur, 12
Les cyprès et les roses. 6
Je promène au hasard un œil indifférent 12
Sur cette foule humaine, 6
Et regarde couler le fleuve et le torrent 12
430 Sans amour et sans haine. 6
Ici, tout vain regret s’est éteint dans mon cœur ; 12
J’y pourrais voir paraître 6
Mon siècle tout entier sans éprouver d’horreur, 12
Ni de mépris peut être. 6
435 Sur ces hauteurs de l’âme, établi sans retour, 12
Loin des lieux où l’on pleure, 6
J’y sens flotter, avec un impassible amour, 12
L’infini qui m’effleure. 6
Montons enveloppé dans notre austère orgueil, 12
440 Et si la foudre gronde, 6
Là, nous aurons du moins soustrait notre cercueil 12
À la pitié du monde. 6
LA CLOCHE DE l’HOSPICE
Voyageur errant, 5
La nuit te surprend, 5
445 L’avalanche est proche. 5
Entends-tu, dans l’air, 5
Vibrer un son clair ? 5
Entends-tu la cloche ? 5
Pour si haut voler 5
450 Et pour t’appeler 5
Par des sons fidèles, 5
Notre lourd métal 5
Dans le feu natal 5
A trouvé des ailes. 5
455 Le fondeur pieux, 5
Qui fit pour les cieux 5
La cloche aumônière, 5
Au bronze écumant 5
Mêla saintement 5
460 L’or de sa prière. 5
Et l’oiseau d’airain, 5
Cher au pèlerin 5
Qui sur lui se règle. 5
S’est venu percher 5
465 Au bout du clocher, 5
Plus haut qu’un nid d’aigle. 5
Or, toutes les fois 5
Qu’on entend sa voix 5
Tinter à l’oreille, 5
470 La nuit ou le jour, 5
C’est l’ardent amour 5
Qui frappe et l’éveille. 5
Il dit : qu’au désert 5
Un cœur reste ouvert, 5
475 Un toit qui protège ; 5
Qu’en des lampes d’or 5
Un feu brûle encor 5
À travers la neige ! 5
FRANTZ
Qui m’a parlé plus haut que le glacier géant ? 12
480 Est-ce une voix des hommes ? 6
Vertu, qui fais ici subsister leur néant, 12
Il faut que tu te nommes ! 6
CHŒUR DES HOSPITALIERS
Il est un feu dans l’âme et plus pur et plus chaud, 12
Éclairant mieux pour elle un horizon sans borne ; 12
485 Il est une vertu qui la porte plus haut 12
Que ton orgueil vantant sa sérénité morne. 12
Près de la sphère ardente où l’amour nous conduit, 12
L’astre de ta raison est froid comme la nuit. 12
Tu ne la connus pas, en ta vie infertile, 12
490 Cette clarté plus chaude et pourtant plus subtile. 12
Cette flamme étrangère aux cœurs où tu frappais ! 12
Tes amours ont vécu dans les pleurs, dans les chaînes ; 12
Tous sont morts au milieu des mépris ou des haines… 12
Le nôtre est immortel et nous consume en paix ! 12
495 Un perfide sommeil t’a surpris sur la neige 12
Et va livrer ton cœur au néant qui t’assiège. 12
Sur sa froide raison malheur à qui s’endort ! 12
Ne tiens pas pour sagesse et vrai repos de l’âme 12
Ton impassible orgueil, cette lueur sans flamme ; 12
500 La pâle indifférence est la sœur de la mort. 12
Mais va ! sous ta froideur qui n’est rien qu’un mensonge, 12
Un souci noble et pur à ton insu te ronge ; 12
Un amour doit renaître en ton cœur agité : 12
Celui par qui notre âme, en son printemps vivace, 12
505 Se couvre encor de fleurs dans ces déserts de glace… 12
Viens l’apprendre avec nous : son nom est charité ! 12
Viens ! tu n’auras de paix que dans le sacrifice ; 12
Goûte au moins les douceurs de ton amer calice 12
L’homme, tu le sais bien, n’excelle qu’à souffrir ; 12
510 Mais il peut de ses maux faire sa joie intime, 12
Si du prix de son sang il sauve une victime. 12
Tu serais épargné si tu voulais t’offrir, 12
Si tu voulais monter sur la hauteur sereine 12
Où s’éclipsent les sens, où l’âme est souveraine, 12
515 Non pour fouler aux pieds tes souvenirs d’avril, 12
Non pour t’ensevelir sous la neige qui tombe 12
Et prendre ton orgueil pour chevet de ta tombe… 12
Mais pour rester debout au poste du péril. 12
Nous n’avons pas si haut porté notre demeure 12
520 Pour y rêver sans vivre et devancer notre heure, 12
Et pour nous adorer dans notre oisif orgueil ; 12
Mais, comme l’aigle aux cieux planant ivre de joie, 12
Notre amour y vola pour découvrir sa proie 12
Et l’embrasser au loin d’un plus large coup d’œil. 12
525 L’âme qui sait atteindre à la cime où nous sommes 12
S’y rapproche de Dieu sans s’éloigner des hommes ; 12
Elle est là pour descendre et monter tour à tour, 12
Et, des sommets parés de neige et de bruyères, 12
Elle s’élance au ciel en gerbes de prières. 12
530 Et revient sur la terre en semences d’amour. 12
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