Métrique en Ligne
LAP_6/LAP59
Victor de LAPRADE
LES SYMPHONIES
1855
LIVRE DEUXIÈME
VI
LES DEUX CIMES
I
Aux grands monts la nature a fait des lots divers 12
Ainsi qu’aux grandes âmes : 6
De glaciers éternels ceux-là furent couverts, 12
Ceux-ci remplis de flammes. 6
5 Toujours dans leur cratère, ou lave, ou passion, 12
Grondent des voix latentes ; 6
Puis le volcan s’éclaire, à chaque éruption, 12
De gerbes éclatantes. 6
Jamais phare des cieux n’a lui d’un feu pareil. 12
10 Quand vient la nuit, il semble 6
Qu’un astre, ardent rival des splendeurs du soleil, 12
Surgit du mont qui tremble. 6
De ses jets flamboyants il embrase les airs. 12
Rougit les eaux voisines : 6
15 Son front fait envier sa couronne d’éclairs 12
Aux jalouses collines ; 6
Vers les flots qu’il embrase, en voyant ondoyer 12
Ce torrent d’étincelles, 6
On dirait que ce faîte est le vivant foyer 12
20 Des clartés éternelles. 6
Mais l’ombre va bientôt couvrir du mont géant 12
La lave refroidie ; 6
L’astre éphémère issu du cratère béant 12
N’était qu’un incendie. 6
25 Rien n’éclora de lui ! Nul rayon créateur 12
N’en peut sur nous descendre ; 6
Il ne pleut sur nos champs, de ce soleil menteur, 12
Qu’une infertile cendre. 6
Toi donc, que ces hauteurs ont souvent ébloui, 12
30 Gravis un jour leur cime : 6
Tu trouveras, au lieu de l’astre évanoui, 12
La nuit froide et l’abîme ! 6
Le sein de la montagne, en proie à ces ardeurs. 12
Se ronge et se consume ; 6
35 Il exhale à ses pieds les impures odeurs 12
Du souffre et du bitume. 6
Telle est la passion : brillant foyer d’abord, 12
Chaleur, clarté sans ombres ; 6
Puis sa lave se change, au cœur dont elle sort, 12
40 En cailloux durs et sombres. 6
Et, si vient quelque enfant par l’éclair abusé 12
Il tombe au noir cratère, 6
En respirant, du mont que la flamme a creusé, 12
Un souffle délétère. 6
II
45 Préfère donc, mon âme, à cette cime en feu, 12
Dont l’éclair n’est qu’un piège, 6
Le sommet froid et pur, paré, sous un ciel bleu, 12
D’un long voile de neige. 6
Son rempart de glaciers t’épouvantait d’abord. 12
50 Sa froideur te repousse ; 6
Mais ses pieds sont fleuris, mais un flot clair en sort 12
Et coule dans la mousse. 6
Sitôt que le soleil, de ses lèvres d’amant 12
Portant la vie en elles, 6
55 Rougit sous ses baisers et presse doucement 12
Les neiges éternelles. 6
Ce mont n’a pas de feu, mais pas de gouffre obscur, 12
Pas de cendres éteintes ; 6
Mais les rayons du ciel embrasent son front pur 12
60 De leurs plus vives teintes ; 6
Il emprunte d’en haut tout l’éclat dont il luit ; 12
Sa blancheur se colore 6
De l’or ardent du soir, du bleu pur de la nuit. 12
Des roses de l’aurore ; 6
65 Ses pieds sont revêtus du frais émail des prés ; 12
Et ses flancs, pour ceinture, 6
Ont la chaste forêt où les chênes sacrés 12
Grandirent sans culture ; 6
Où le neigeux ravin, tout en fleur au printemps, 12
70 Nous offre un lit suave… 6
Mais le mont plein d’éclairs se hérisse, en tout temps, 12
De scorie et de lave. 6
Or, quand tout flot tarit, éternel réservoir, 12
Source où l’été s’abreuve, 6
75 Deses grottes d’azur le glacier fait pleuvoir 12
L’eau mère du grand fleuve. 6
Telle est la froide cime : une vive lueur 12
Sur sa neige étincelle, 6
Et la fertilité coule avec sa sueur 12
80 Dès que son front ruisselle. 6
Ô mon cœur ! pour qu’en toi le sommet nourricier 12
Garde sa sève austère, 6
Sois donc ainsi ! pareil aux neiges du glacier 12
Plus qu’aux feux du cratère. 6
logo du CRISCO logo de l'université