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LAP_6/LAP55
Victor de LAPRADE
LES SYMPHONIES
1855
LIVRE DEUXIÈME
II
À UNE JEUNE FILLE POËTE
Si j’étais jeune fille, et si, dans ma saison, 12
J’étais belle et poëte. 6
Pour chanter, j’aimerais mieux un nid de pinson 12
Qu’un trépied de prophète ; 6
5 Je saurais peu quel vent pousse l’humanité 12
Et quel trône vacille ; 6
Mais je dirais son nom à chaque fleur, l’été, 12
Si j’étais jeune fille. 6
Je n’aurais jamais lu nos apôtres nouveaux ; 12
10 Aimant ce qu’ils méprisent, 6
Moi, j’irais par les bois dérober aux oiseaux 12
Les secrets qu’ils se disent ; 6
J’irais, comme une sœur du peuple harmonieux, 12
Qui vole et qui babille, 6
15 Saluer avec lui chaque aube dans les cieux. 12
Si j’étais jeune fille. 6
Sans avoir demandé le secret de la foi, 12
Sans connaître le doute, 6
Comme une eau qui s’enfuit sur sa pente, ainsi moi, 12
20 Je courrais sur ma route. 6
Si le siècle s’agite en des nuits sans sommeil, 12
Si nul phare n’y brille, 6
Je l’aurais ignoré !… Je verrais le soleil, 12
Si j’étais jeune fille. 6
25 L’air des champs me ferait rêver, rire ou sauter. 12
Tout heureuse de vivre ; 6
La fauvette serait mon seul maître à chanter, 12
Les prés seraient mon livre ; 6
Comme en un frais, écrin je ferais là mon choix ; 12
30 Et sous une charmille, 6
J’irais parer ma lyre avec les fleurs des bois, 12
Si j’étais jeune fille. 6
La cigale aux bluets parle dans les sillons, 12
Aux grands blés l’alouette ; 6
35 L’âtre se réjouit d’écouter les grillons : 12
Car tout a son poëte. 6
Moi, je serais, — bien mieux qu’un écho des docteurs, — 12
La voix de la famille ; 6
Et mes vers chanteraient ce que rêvent nos sœurs, 12
40 Si j’étais jeune fille. 6
Car il est deux trésors qu’on ne peut appauvrir, 12
Qu’on creuse à fantaisie ; 6
Il est deux ruisseaux purs d’où coule, sans tarir, 12
Toute la poésie : 6
45 La nature et le cœur. — Deux célestes forêts ! 12
La musique y fourmille ; 6
J’y chercherais la mienne, et je l’y trouverais, 12
Si j’étais jeune fille. 6
Mais je donnerais tout, renom déjà fondé, 12
50 Peuple ému de m’entendre, 6
Pour un seul mot de l’être à qui j’aurais gardé 12
Ma chanson la plus tendre ; 6
Je jetterais mon luth pour tenir, tout le jour, 12
Sa main sous ma mantille… 6
55 Le génie est bien beau ! — J’aimerais mieux l’amour. 12
Si j’étais jeune fille. 6
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