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LAP_6/LAP51
Victor de LAPRADE
LES SYMPHONIES
1855
LIVRE PREMIER
III
LES DEUX MUSES
À MON AMI ULRIC GUTTINGUER
L’AVEUGLE
L’aveugle a deviné que la Muse, ô pasteurs, 12
Conserve encore ici deux jeunes serviteurs ; 12
Démêlant de vos voix l’harmonieuse trame. 12
Déjà dans votre accent j’ai lu toute votre âme. 12
5 Vous êtes doux et fiers ; et, puisque vous chantez, 12
Enfants, vous honorez les dieux et respectez 12
Les vieillards qu’on méprise en ces jours de délire ; 12
Car toutes les vertus sont filles de la lyre. 12
Vous m’exaucerez donc : je fus poëte aussi ; 12
10 Peut-être on sait encor mes chansons loin d’ici. 12
Mais, trop vieux aujourd’hui, des saintes mélodies 12
L’urne d’or reste close à mes mains engourdies ; 12
Et, par mes yeux éteints, mais non taris de pleurs, 12
La Muse ne fait plus sa moisson de couleurs. 12
15 Ce matin, l’air plus tiède, arrivant sous mon chaume, 12
Me guida vers ces prés où le zéphyr s’embaume ; 12
L’aveugle y vient encore, une dernière fois. 12
Respirer le printemps dans l’haleine des bois. 12
Chantez pour moi, bergers, ces be’aux lieux qui vous plaisent 12
20 Ce n’est pas le printemps si les oiseaux se taisent. 12
Pour l’aveugle, chantez ! pour lui qui ne peut voir 12
Les cieux de rose ou d’or fleurir matin et soir. 12
Redonnez-moi l’aspect de là nature absente ; 12
Qu’aux clartés de vos vers mon âme encor la sente. 12
25 Ces bois si chers, ces prés de soleil éclatants. 12
Faites-les-moi revoir par vos yeux de vingt ans. 12
Dites-moi la nature et la saison nouvelle 12
Et le charme secret qui vous attire en elle. 12
Rendez-moi, tous les deux à ce hêtre adossés, 12
30 Ces combats si charmants, hélas ! et délaissés, 12
Où les bergers, rivaux d’amour et de génie, 12
D’une double chanson mariaient l’harmonie. 12
La Muse aime les chants alternés ; les beaux vers 12
Sonnent mieux balancés sur deux modes divers. 12
35 Ouvrez la lutte, enfants ! pour prix de la victoire. 12
Je réserve au vainqueur une lyre d’ivoire, 12
Présent d’un dieu pasteur qui vécut parmi nous. 12
L’heureux vaincu prendra cette coupe de houx 12
Ciselée avec art, de vin vieux imprégnée ; 12
40 En un pareil combat, jadis, je l’ai gagnée. 12
ADMÈTE
Salut, printemps, salut ! c’est toi qui fais aimer. 12
Salut aux champs, aux bois que tu viens ranimer ; 12
Où, sous chaque rameau, la volupté palpite. 12
Je cherche les forêts, car l’amour les habite. 12
45 L’odeur des prés m’attire et les vives couleurs ; 12
Car j’y trouve une enfant plus douce que les fleurs. 12
ERWYNN
Ô nature, salut ! c’est toi seul, ô ma mère ! 12
C’est toi que je visite en ton palais charmant ; 12
Je n’y viens pas, épris d’une idole éphémère, 12
50 Chercher d’un autre amour l’asile et l’ornement. 12
ADMÈTE
Dans un sentier discret de ce taillis d’yeuse, 12
Rose comme une nymphe et comme elle joyeuse, 12
Moi, j’aperçus Myrto pour la première fois ; 12
J’aime depuis ce temps la campagne et les bois. 12
ERWYNN
55 Ton vrai charme, ô Nature ! est dans ta solitude ; 12
Quand j’erre au sein des bois sans guide et sans chemins, 12
Je m’y sens préservé de toute lassitude ; 12
J’aime avant tout chez toi l’absence des humains. 12
J’y dépose la vie et la charge commune ; 12
60 Tout vain désir s’y calme et cède à ton attrait ; 12
Devant tes doux tableaux toute image importune, 12
Tout fantôme d’amour s’efface et disparaît. 12
ADMÈTE
Aux pieds des frais buissons l’oubli des soins moroses 12
Se respire au soleil avec l’odeur des roses ; 12
65 Et la gaîté captive, ainsi qu’un Jeune oiseau. 12
Chante et nargue en fuyant la cage de roseau. 12
Dans ces flots de parfum que l’air des prés balance, 12
Mon âme tout entière hors de mon sein s’élance. 12
Et ne songeant à rien qu’à jouir des beaux jours, 12
70 Comme une abeille aux fleurs, vole toute aux amours. 12
ERWYNN
Oui, plus libre en ces bois, mon âme y rompt les chaînes 12
Dont l’homme et les destins avaient su me lier. 12
Oui, l’oubli se respire avec l’ombre des chênes, 12
Sur les grèves des lacs… j’y viens pour oublier. 12
75 Tandis qu’au bruit des flots et des forêts que j’aime, 12
La voix des passions s’adoucit et se perd. 12
Mon âme en ces beaux lieux se retrouve elle-même, 12
Et grandit dans sa force en touchant au désert. 12
ADMÈTE
Ah ! le désert est doux pour être deux ensemble ; 12
80 J’y chéris, ô Myrto, tout ce qui te ressemble ; 12
C’est toi qui m’embellis la taille du palmier, 12
Et l’œil de la gazelle et le cou du ramier. 12
La nature me plaît, la nature est charmante ! 12
Mais d’un charme emprunté des grâces de l’amante. 12
85 Aveugle avant d’aimer, dans mes rudes penchants, 12
Je ne me doutais pas de la beauté des champs. 12
ERWYNN
Quels yeux ont des regards profonds comme ces ondes 12
Sur qui le noir sapin s’incline échevelé ? 12
Quel front si pur de vierge a, sous ses tresses blondes, 12
90 De ces sommets neigeux l’éclat immaculé ? 12
Quelle voix a l’accent du flot baisant les rives ? 12
Quel amoureux silence est plus délicieux 12
Et verse un plus long rêve aux âmes attentives 12
Que l’entretien muet des bois silencieux ? 12
ADMÈTE
95 Au bord du lac, un jour, sous l’aune et sous le frêne, 12
Belle et sans voile, ainsi qu’une jeune sirène, 12
J’ai vu Myrto tordant l’or de ses longs cheveux : 12
Des perles en tombaient et ridaient les flots bleus. 12
La blancheur de son corps par les rameaux couverte 12
100 Rend l’eau plus sombre autour et la feuille plus verte, 12
Et sur ses pieds de rose arrive en surnageant 12
Parmi l’or d’un fin sable une écume d’argent. 12
De ses yeux, de son sein et de ses tresses blondes 12
Un reflet émané flotte au-dessus des ondes ; 12
105 Et des ombres du bain sous le roc abrité 12
Cette molle lueur remplit l’obscurité. 12
Moi, je bénis tout bas l’invitante Naïade, 12
Et Pan qui me cacha sous cette ombreuse arcade, 12
Et les ardeurs de l’air et la fraîcheur de l’eau. 12
110 Les saules sur le bain étendus en berceau, 12
Tous les dieux de l’été, ces conseillers propices, 12
Des larcins de l’amour joyeux d’être complices, 12
Et par qui, sans combats, des voiles trop discrets 12
La beauté se désarme à l’abri des forêts. 12
ERWYNN
115 Un jour, des passions brisant la coupe amère, 12
Las des bonheurs humains avec ennui goûtés, 12
Des promesses du cœur étouffant la chimère, 12
J’ai fui cet air épais qu’on respire aux cités. 12
J’ai cherché le désert, poussé vers la Nature 12
120 Par cet attrait sans nom des parfums, des couleurs, 12
Par ce charme qui tient, malgré toute culture, 12
L’homme vers le soleil tourné comme les fleurs. 12
J’avais des vains plaisirs pris et laissé l’amorce 12
Ayant usé de tout je croyais tout savoir ; 12
125 Docile au sens borné qui s’arrête à l’écorce, 12
Ivre de vains désirs, j’avais nié l’espoir. 12
Tout le néant du monde et de sa folle pompe 12
S’étalait dans son vide à mon œil ébloui ; 12
Sa sagesse qui ment et sa vertu qui trompe, 12
130 L’amour même, l’amour s’était évanoui ! 12
Eh bien, je n’avais vu qu’un seul aspect des choses, 12
Avant de les sonder avec l’œil du rêveur ; 12
Je n’allais pas plus loin que le parfum des roses, 12
Je n’avais jugé rien des fruits que la saveur. 12
135 Mais quand les bois sacrés m’ouvrirent leurs arcades, 12
Quand sous les noirs sapins j’eus gravi les hauts lieux, 12
Sur les glaciers, au bruit des vents et des cascades, 12
L’invisible apparut et dessilla mes yeux. 12
Dès lors à ce soleil sans nuage et sans tache, 12
140 Mon âme voit des champs plus touffus et plus verts ; 12
Sous les flots et les fleurs sentant ce qui se cache, 12
Pour son hôte inconnu j’aime cet univers. 12
ADMÈTE
En aimant ces beaux lieux, moi, c’est Myrto que j’aime ; 12
J’y cueille pas à pas ses traces qu’elle y sème ; 12
145 C’est dans les champs surtout qu’absente je la vois ; 12
J’entends ses pieds courir sur la mousse des bois ; 12
La menthe et le rosier m’apportent son haleine ; 12
Ces épis en flots d’or ondulant sur la plaine. 12
C’est l’or de ces cheveux ; la neige a sa blancheur ; 12
150 L’alouette a sa voix, la colombe est sa sœur ; 12
La source est un miroir qui retient son image ; 12
Le soupir de la vague en mourant sur la plage, 12
Ces feuillages émus qui parlent mollement. 12
C’est, parmi nos baisers, son doux gémissement. 12
ERWYNN
155 Le magique pouvoir qui t’a soumis mon âme 12
N’est pas en d’autres yeux ni dans une autre main ; 12
Ta beauté ne tient pas aux traces d’une femme, 12
Ce que je cherche en toi n’est pas l’aspect humain ; 12
Tu ne dois rien à l’homme, et ton charme, ô Nature ! 12
160 Vient d’ailleurs que des traits entre vous deux pareils 12
Une âme s’est écrite en ta large structure, 12
Une âme a pris pour corps tes fleurs et tes soleils. 12
Non, tu n’as pas à l’homme emprunté cette grâce, 12
C’est lui qui te dérobe et doit suivre ta loi ; 12
165 Il n’est beau qu’en portant imprimé sur sa face 12
Un peu de l’infini qui rayonne de toi. 12
ADMÈTE
L’homme n’est jamais seul dans les lieux solitaires ; 12
J’y sais mille témoins des amoureux mystères. 12
Chaque arbre et chaque flot a son hôte divin. 12
170 J’ai surpris dans les bois la Nymphe et le Sylvain. 12
Sous l’écorce j’ai vu le Faune en embuscade 12
De ses longs bras tortus enlacer la Dryade. 12
Les tritons argentés, les nymphes aux yeux verts, 12
Souriant aux pêcheurs, s’ébattent sur les mers. 12
175 J’ai vu mes gais chevreaux et mes brebis paisibles 12
Souvent bondir au son de pipeaux invisibles ; 12
Puis un Satyre, au loin, apparaissait dansant. 12
J’ai vu, parfois glisser sur l’herbe, au jour naissant, 12
La Napée y semant le safran et la rose. 12
180 Pareils à nous, ces dieux nous donnent toute chose ; 12
Nous leur devons la flûte avec l’art des chansons, 12
Et surtout de l’amour les fécondes leçons. 12
ERWYNN
L’ineffable habitant qu’enveloppe le monde 12
Sous mille aspects divers est le même en tous lieux ; 12
185 Il chante avec la feuille et voit à travers l’onde ; 12
Partout présent, cet hôte échappe à tous les yeux. 12
Mais, si profond qu’il soit dans sa vaste demeure, 12
Quoique baissés toujours ses voiles sont légers ; 12
À nos cœurs par les sens il s’adresse à toute heure, 12
190 Il communique à nous par mille messagers. 12
Les bois, les vents, les flots sont pleins d’esprits sonores ; 12
De vivantes odeurs voltigent sur les prés ; 12
L’âme luit à travers les yeux des météores. 12
Je sens, je vois, j’entends ces envoyés sacrés. 12
195 Un souffle, des forêts agitant les grands dômes, 12
Verse en moi des accords le fécondant essaim. 12
Dans l’or de ce rayon des tourbillons d’atomes, 12
Avec l’air respirés, viennent vivre en mon sein. 12
Au penchant du coteau, des mains aériennes 12
200 Éffeuillent mon bouquet et mêlent mes cheveux. 12
Écrivent leur pensée ou dessinent les miennes 12
Sur les horizons d’or où je lis quand je veux. 12
À ces pouvoirs de l’air sitôt que je me livre, 12
Sans rien faire souvent que respirer et voir, 12
205 Je sens mes bras plus forts, mon cœur prêt à revivre, 12
Comme un arbre arrosé des pleurs secrets du soir, 12
De quelques noms divers que la langue les nomme ; 12
Ces esprits d’une autre âme émanent chaque jour ; 12
Venus de l’invisible et se montrant à l’homme, 12
210 Tous me parlent ainsi d’un mystère d’amour. 12
Tous semblent me pousser sur une même route, 12
D’où le vulgaire impur s’est lui-même banni, 12
Sur ces échelons d’or, renversés par le doute. 12
Qui vont du globe à Dieu, du cœur à l’infini. 12
ADMÈTE
215 Par des liens plus doux la campagne m’attache, 12
J’aime en toi ce qu’on voit et non ce qui se cache, 12
Ô Nature ! et ces dons prêts pour chaque désir, 12
Que dispense ta main et que je puis saisir. 12
J’aime ce que la fleur parfumée et vermeille 12
220 Dit aux yeux, et le chant des oiseaux à l’oreille. 12
J’aime, pour tous les fruits dont tu les as chargés. 12
Ces coteaux généreux et gaîment vendangés ; 12
Ce bois, parce qu’il prête une ombre harmonieuse 12
Au sommeil, à l’amour, à la danse joyeuse ; 12
225 Ces eaux pour rafraîchir ma coupe, et pour y voir 12
Rire avec moi Myrto, qui les prend pour miroir. 12
ERWYNN
La terre a d’autres fruits que les fruits que tu cueilles. 12
Plus doux que les raisins dont tu bois la liqueur, 12
Un breuvage, émané des rayons et des feuilles, 12
230 Sans passer par ma lèvre enivre aussi mon cœur. 12
L’oiseau n’a pas de chants, dans sa voix printanière, 12
Divins comme les bruits du silence écouté. 12
Les clartés que je vois en fermant la paupière 12
De l’aube orientale effacent la clarté. 12
ADMÈTE
235 Surtout j’aime, ô campagne ! en tes vertes retraites, 12
L’asile et l’ornement qu’à nos amours tu prêtes ; 12
Tu répands à plaisir tes parfums sur le lit 12
Où dorment les amours, car l’amour t’embellit. 12
Pour qui n’y porte pas l’image d’une amante 12
240 Les champs mettraient en vain leur parure charmante ; 12
De mille fleurs, en vain, le vallon est semé ; 12
Nulle terre n’est belle où l’on a pas aimé. 12
Mais l’amour s’est sevré de voluptés sans nombre, 12
S’il n’a connu jamais les bois, la mousse et l’ombre ; 12
245 Si jamais au printemps, sous ses fraîches splendeurs, 12
Un vallon des plaisirs n’abrita les ardeurs. 12
Oui, qui n’a pas, à deux, marché par les prairies. 12
N’a jamais su du cœur les douces rêveries. 12
Oui, malgré les baisers, les pleurs, les noms touchants, 12
250 Nul ne sent bien l’amour s’il ne le goûte aux champs. 12
ERWYNN
Tu sers l’amour aux champs, et les champs m’en délivrent. 12
Si je chéris ces bois et le désert lointain, 12
C’est que les voluptés dont les forêts m’enivrent 12
M’ouvrent contre l’amour un refuge certain. 12
255 Sois bénie, ô Nature ! et reste souveraine. 12
Toi qui, pour des beautés que rien ne peut flétrir, 12
Me souffla cette ardeur profonde, mais sereine, 12
La seule dont le cœur n’a jamais à souffrir » 12
Oui, j’ai subi l’amour, j’ai vécu de ses flammes ; 12
260 Oui, je sais qu’au désert il a mille ornements ; 12
Qu’il agrandit parfois les ailes de nos âmes ; 12
J’ai connu son délire et ses ravissements. 12
Mais quel tumulte, hélas ! la passion déchaîne ! 12
N’es-tu donc rien, Amour, qu’un orage éternel ? 12
265 Amour, on te dirait toujours mêlé de haine ; 12
Tu t’aigris parmi nous comme un levain mortel ! 12
Oui, le fiel est au fond de ta coupe épuisée, 12
Même quand deux grands cœurs se la versent entre eux ; 12
Tu n’es que la douleur un instant déguisée, 12
270 Qui reprend tôt ou tard ses droits sur les heureux. 12
Mais toi, culte paisible, amour de la Nature, 12
Tu n’as pas de soupçons, pas de haine à souffler ; 12
L’âme en te respirant se console et s’épure ; 12
Tes pleurs sur notre front tombent sans le brûler. 12
275 D’un lien éternel quoique tu nous enchaînes, 12
Jamais l’injuste ennui n’en alourdit le poids : 12
Amour doux à porter comme l’ombre des chênes 12
Dans ces chères prisons que je demande aux bois ! 12
ADMÈTE
La forêt n’a d’ombrage et de grottes profondes 12
280 Que pour donner asile aux amours vagabondes. 12
Pour qui tous ces parfums et tous ces nids charmants 12
Nature, s’ils ne sont pour les heureux amants ? 12
Qu’importeraient les fleurs si d’une bien-aimée 12
Nul n’en venait tresser la couronne embaumée ! 12
285 Pourquoi la mousse épaisse et la fraîcheur des eaux ? 12
Pourquoi les voix de l’onde et le chant des oiseaux, 12
Si, de hêtres touffus discrètement couverte, 12
La couche au fond des bois devait rester déserte ? 12
Si le flot qui murmure autour des verts tapis 12
290 N’y berce mollement des couples assoupis ; 12
Et si l’oiseau d’amour par son chant plus sonore 12
Pour des baisers nouveaux ne les réveille encore, 12
Tandis que l’air chargé d’enivrantes odeurs 12
De leur lèvre altérée avive les ardeurs ? 12
ERWYNN
295 Les ombres sur la mousse en réseaux découpées, 12
Les monts rayés de bois plus jaunis ou plus verts, 12
Les fleurs qu’un art secret parmi l’herbe a groupées, 12
Le nuage mobile aux mille tons divers, 12
Les sinueux détours des flots qui se poursuivent, 12
300 Le vol des grands oiseaux, les tourbillons du vent 12
Tracent au sein des airs et sur la terre écrivent, 12
Pour qui sait bien les lire, un langage vivant. 12
Ce bruit vague des airs, des oiseaux et de l’onde 12
Éveille mes pensées en éveillant tes sens ; 12
305 Ces parfums exhalant le désir qui t’inonde 12
Versent aussi dans moi des désirs plus puissants. 12
Ces souffles, ces rayons, ces chœurs de voix lointaines 12
M’arrachent à ce monde, importune prison ; 12
Ils me font pressentir des amours plus qu’humaines 12
310 En m’ouvrant l’invisible et son large horizon. 12
ADMÈTE
Charme invitant des bois, douce odeur, douce brise, 12
Va près d’elle, ô printemps, souffle et me favorise ! 12
Amenez-moi Myrto, sentiers qu’elle connaît, 12
Champs où comme les fleurs l’amour germe et renaît ; 12
315 Par votre charme il faut qu’en mes bras elle vienne, 12
Brûlante d’une ardeur vive comme la mienne. 12
Ô vents, semez près d’elle, en allant y gémir, 12
Ces parfums qu’on ne peut respirer sans frémir ! 12
Qu’au plus secret du bois elle coure éperdue, 12
320 M’implorant et craignant parfois d’être entendue, 12
Et qu’au premier abord sentant ma main brûler, 12
Pâle, elle me sourie et ne puisse parler ! 12
ERWYNN
Désert, Nature, asile où l’être se transforme, 12
Dans tes chastes séjours reçois mon cœur lassé ; 12
325 Éloigne de mon âme, afin qu’elle s’endorme, 12
Et les bruits de la vie et l’écho du passé ! 12
La plus sainte vertu que possède ton onde, 12
Ce que je vais chercher dans ton sein, c’est l’oubli. 12
Ce doux sommeil par qui s’éveille un autre monde, 12
330 Lorsqu’en ta longue paix on reste enseveli. 12
Parlez donc, ô désert, ô voix de l’invisible, 12
Bois où tout autre amour a pour moi son tombeau, 12
Chantez de l’infini le cantique paisible, 12
Ô Nature ! et bercez en moi l’homme nouveau. 12
L'AVEUGLE
335 Sur un mode inconnu ta chanson se déploie, 12
Ô pasteur ! et pourtant je t’écoute avec joie. 12
Avant d’être fermés au splendide univers, 12
Mes yeux ne l’ont pas vu tel que le font tes vers, 12
Mais mon âme aperçoit des régions plus belles 12
340 Surgir à la clarté de ces hymnes nouvelles. 12
Je vois qu’un dieu, manquant au ciel ionien, 12
Enrichit d’un accord ton luth aérien. 12
À mon cœur de vieillard cette nature est douce ; 12
Je connais cet ennui qui vers elle te pousse. 12
345 Il semble que ce luth, au son triste et charmant, 12
Je l’entendis en moi murmurer vaguement. 12
Sois salué, vainqueur ! c’est à toi que j’accorde, 12
Puisque toi seul tu peux l’enrichir d’une corde, 12
Ma lyre d’Ionie, antique et saint trésor, 12
350 Qu’Athènes cisela dans l’ivoire et dans l’or. 12
Jeune homme, elle est aussi d’origine céleste ; 12
Moi, je meurs ! oh ! prends-la ! le don sacré lui reste 12
D’imprimer aux accords d’harmonieux contours ; 12
De tes vagues chansons plie à ses lois le cours ; 12
355 Et qu’un doigt plus soigneux sur ta toile agrandie 12
Brode en vives couleurs la chaste mélodie. 12
Toi, prends la coupe, Admète, et le don plus joyeux 12
Qui verse une autre ivresse et vient aussi des dieux ; 12
Partage-lui tes fleurs ainsi que tes caresses ; 12
360 Son bois gardera mieux les roses que tu tresses 12
Que le front de Myrto prête, hélas ! dès demain, 12
À s’orner d’un bouquet reçu d’une autre main. 12
Dans cette coupe, alors, près de quelque autre belle 12
Va boire un vin plus vieux à ton amour nouvelle. 12
365 J’aime aussi ta chanson ! j’entendais autrefois 12
Les flutes des bergers la dire autour des bois ; 12
C’est d’un tel souvenir que coule cette larme. 12
Mais, d’un dieu je subis sans doute ici le charme, 12
Pour un autre est le prix, puisque autres sont les temps. 12
370 Je te l’aurais donné si j’avais eu vingt ans ! 12
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