Métrique en Ligne
LAP_6/LAP50
Victor de LAPRADE
LES SYMPHONIES
1855
LIVRE PREMIER
II
LA SOURCE ÉTERNELLE
À MON AMI LOUIS JANMOT.
En vain ton corps palpite et parle avec cent voix, 12
Ils disent l’âme absente. 6
Nature ! et tu n’as rien sous tes flots, sous tes bois, 12
Rien qui rêve et qui sente ! 6
5 Simple théâtre, en toi l’homme seul est acteur, 12
Lui seul veut, souffre, expie. 6
Qui voit l’esprit frémir sous ta face est menteur, 12
Qui t’adore est impie. 6
Dans ce bruyant vallon, rien n’a de vie, hors moi ; 12
10 Tout est forme éphémère ; 6
Et j’étais insensé quand j’allais, plein de foi, 12
Dire au chêne : Mon frère ! 6
Rien n’est pensée au fond des forêts où j’entends 12
La parole suprême ; 6
15 Rien n’est amour ni joie en tes fleurs, ô printemps ! 12
Ô toi par qui l’on aime ! 6
Cependant écoutez : — Sur le chemin du cœur 12
Il est des jours de vide 6
Où, dans l’or le plus pur, toute humaine liqueur 12
20 Trompe la lèvre avide ; 6
Où, brisé par le monde, incapable d’effort, 12
Le penseur sur son livre. 6
L’amant sur son amour, croyant que tout est mort, 12
Veut renoncer à vivre. 6
25 C’en est fait ! feuille et fleurs sèchent en un moment ; 12
La sève a quitté l’arbre ; 6
Le dernier flot tarit, et ta main vainement 12
Frappe ton front de marbre. 6
Tes poètes aimés, tes peintres, et, le soir, 12
30 L’archet qui nous enlève, 6
Plus rien d’humain ne rend à ton cœur un espoir, 12
À ton esprit un rêve ! 6
Tu vois tout à travers une froide vapeur ; 12
Tu passes lent et sombre ; 6
35 Ta vie, objet pour tous d’ironie ou de peur, 12
Est le rêve d’une ombre. 6
Mais tout à coup l’esprit, déchirant ton linceul. 12
Vers le désert t’emmène ; 6
Jusqu’aux âpres sommets cultivés par Dieu seul, 12
40 Tu fuis la race humaine. 6
Tu vois les noirs sapins sous leurs neigeux manteaux. 12
Les lacs dans les cratères ; 6
Tu vois la blanche nue argenter les plateaux 12
Tout rouges de bruyères. 6
45 Du glacier irisé d’azur et de vermeil 12
Où le chamois s’abreuve, 6
À l’heure où l’a frappé la verge du soleil, 12
Tu vois naître le fleuve. 6
Quand, pour gravir au loin d’autres cimes encor, 12
50 Dès l’aube tu t’apprêtes, 6
Tu vois, à l’orient, courir la ligne d’or 12
Qui dessine leurs crêtes. 6
Tu descends dans la nuit des antres souterrains 12
Au feu pâle des lampes ; 6
55 Vers toute œuvre où de Dieu les pas restent empreints^ 12
Tu vas, tu cours, tu rampes. 6
Sur les rocs, sur le sable aux torrides clartés, 12
Ta chair sue et ruisselle. 6
Et rejette à grands flots tout ce que les cités 12
60 Ont mis d’impur en elle. 6
Tu dors sur le granit ; ce dur chevet te rend 12
Plus fort à chaque halte ; 6
Tu manges le miel pur, tu bois l’eau du torrent, 12
Et ta vertu s’exalte. 6
65 Tous tes sens ont grandi : ton œil voit des éclairs 12
Où tu ne voyais qu’ombre ; 6
Ton oreille, au milieu du silence des airs, 12
Entend des voix sans nombre. 6
Tu saisis les regards que, la nuit, chaque fleur 12
70 Adresse à chaque étoile ; 6
Le front mystérieux de l’astre de douleur 12
Devant toi se dévoile. 6
Avant que nul n’ait vu sur la feuille des bois 12
La perle déposée, 6
75 Tu sens couler d’en haut sur ta lèvre et tu bois 12
L’impalpable rosée. 6
Tu démêles dans l’air les rapides odeurs 12
Des fleurs les plus lointaines ; 6
Et tes pieds sous le sol, mieux que tous les sondeurs, 12
80 Devinent les fontaines. 6
Autour de toi tu sens affluer l’infini ; 12
Et ces ondes sonores, 6
Ce torrent de parfums à la lumière uni, 12
Entrent par tous tes pores. 6
85 Ivre de ces senteurs, des bruits de ce concert 12
Plein d’encens et de flammes, 6
Tu comprends que ton âme, en s’ouvrant au désert, 12
A respiré des âmes. 6
Car tu vins t’y plonger pâle, épuisé, traînant 12
90 Ton corps, ton cœur malades ; 6
Et la vie en toi coule et gronde maintenant 12
Comme l’eau des cascades. 6
La neige s’est fondue, aux rayons du vrai jour. 12
Sur ta lèvre engourdie 6
95 L’urne de ta pensée, au toucher de l’amour, 12
Déborde en mélodie. 6
L’arbre a repris sa feuille et ses vertes couleurs, 12
Et ses divins murmures ; 6
Au moindre vent, ses fruits pleuvront avec des fleurs ; 12
100 Ses pommes d’or sont mûres. 6
Tresse, au bord du verger, tresse encor, pour demain, 12
Des corbeilles plus grandes, 6
Et va parer l’autel où ta stérile main 12
N’apportait plus d’offrandes. 6
105 Le désert t’a rendu cette vertu d’aimer 12
Que l’homme t’a ravie… 6
Et l’on nie à ce sein qui t’a pu ranimer 12
D’avoir en soi la vie ! 6
Il répare en un Jour ces longs mois où l’ennui 12
110 Appauvrissait ta muse. 6
Tout s’accroît au désert, tout s’engendre de lui ; 12
Dans la cité tout s’use. 6
Crois-en donc à l’instinct qui t’y fait sentir Dieu : 12
La nature est vivante ; 6
115 L’infini coule en elle et t’abreuve, en tout lieu, 12
De joie et d’épouvante. 6
Oui, c’est Dieu qui circule en cet immense corps, 12
Dans la moindre corolle ; 6
Ces formes, ces couleurs, ces parfums, ces accords, 12
120 Tout n’est que sa parole. 6
Cette parole vit ; c’est l’âme, c’est la voix 12
De toute créature ; 6
C’est l’amour que tu sens, la beauté que tu vois 12
Au fond de la nature. 6
125 Cherche donc le désert quand tu vas poursuivant 12
L’esprit qui renouvelle, 6
Poëte, et, chaque été, plonge-toi plus avant 12
Dans la source éternelle ! 6
logo du CRISCO logo de l'université