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Victor de LAPRADE
LES SYMPHONIES
1855
LIVRE PREMIER
I
SYMPHONIE DES SAISONS
I
PRINTEMPS
L'ABEILLE
Sur la ruche qui dort, Avril au doigt vermeil 12
Frappe, et le jeune essaim respire à son réveil 12
La fraîche odeur des sèves ; 6
Il s’envole et murmure à travers les pruniers ; 12
5 Et le même soleil, dans les cœurs printaniers, 12
Fait bourdonner les rêves. 6
Pars, diligente abeille, et choisis bien tes fleurs ! 12
À l’appel des parfums et des vives couleurs, 12
Tu peux fuir ta cellule ; 6
10 Car un dieu te conseille, et tu sais éviter 12
Ces beaux fruits vénéneux qui se font récolter 12
Par notre main crédule. 6
Vienne un guide aussi sûr diriger ton essor, 12
Enfant qui vers la rose et vers le bouton d’or 12
15 Veux t’envoler si vite ! 6
Sache imiter l’abeille et les oiseaux du ciel ; 12
Et puisses-tu, comme eux, ne trouver que du miel 12
Dans la fleur qui t’invite ! 6
ADAH
Hier, je l’ai reconnu sans l’avoir vu jamais ! 12
20 À travers les taillis j’ai surpris son visage. 12
C’est le bel étranger que dès longtemps j’aimais ; 12
Mon cœur m’a dit son nom et montré son visage. 12
Il vient ! ces prés en fleurs se sont parés pour lui. 12
Comme l’air est plus pur, quel beau soleil se lève ! 12
25 Avant ces doux rayons je n’existais qu’en rêve ; 12
Je me sens vivre enfin à partir d’aujourd’hui. 12
FLEURS DES PRÈS
Viens consulter les marguerites, 8
Oracles des fraîches amours. 8
Toutes les pages de vos jours 8
30 Dans les fleurs des prés sont écrites. 8
Viens consulter les marguerites. 8
Viens nous cueillir comme autrefois, 8
Et tresser de blanches couronnes 8
Pour parer le front des Madones, 8
35 Assise encore au bord des bois, 8
Viens nous cueillir comme autrefois. 8
À nos prés nous restons fidèles, 8
Sans folle envie et sans dédains ; 8
Nous ne rêvons pas les jardins 8
40 Où nos fleurs deviendraient plus belles. 8
À nos prés nous restons fidèles. 8
ADAH
Dans le vallon natal cueillons toutes nos fleurs ; 12
Où trouverai-je ailleurs les trésors qu’il rassemble ? 12
C’est là que j’ai connu mes plus chères douleurs ; 12
45 C’est là qu’il faut s’aimer, qu’il faut vieillir ensemble. 12
Oh ! quel charme, avec vous, de longer ces buissons, 12
De nous pencher tous deux sur les nids sans défense, 12
Et de vous voir sourire à ces mêmes chansons 12
Dont ma mère, en filant, a bercé mon enfance ! 12
50 Qu’il est bon de mêler ainsi tous ses amours ; 12
Avec ma mère et vous d’habiter sous ce chaume ! 12
J’y verrai de mon cœur s’agrandir le royaume. 12
Et mes tilleuls chéris l’abriteront toujours. 12
LA SOURCE
L’humble source est intarissable ; 8
55 Dans l’herbe entendez-la frémir. 8
J’y suis bien sur mon lit de sable, 8
Si bien que j’y voudrais dormir ! 8
Je n’en sors qu’avec un murmure. 8
Pleurant mon bassin de cristal ; 8
60 Et mon eau va, sous la verdure, 8
Se perdre au bout du pré natal. 8
C’est assez d’apporter la vie 8
Aux fleurs de mes bords transparents : 8
J’y mourrai sans porter envie 8
65 Aux flots voyageurs des torrents. 8
L’eau du fleuve est trop agitée 8
Pour être un fidèle miroir ; 8
Et jamais la lune argentée 8
Ne s’y baigne en paix tout un soir. 8
70 Mais moi, quand tu viens, jeune fille, 8
Je reflète, en mon flot charmé, 8
Tes grands yeux où ton âme brille. 8
Et les regards du bien-aimé. 8
ADAH
Que ton sourire est beau sous ce grand front sévère ! 12
75 Comme il invite bien à l’amour, à l’espoir ! 12
Ainsi, sous le grand chêne où tu m’as fait asseoir, 12
J’ai vu, dans un rayon, s’ouvrir la primevère. 12
Un charme, ô bien-aimé ! m’enchaîne auprès de toi ; 12
Mes yeux semblent contraints à chercher ton visage. 12
80 Et pourtant, à tes pieds, je sens un vague effroi 12
M’arriver de ton front, s’il y passe un nuage. 12
Ton aspect a des dieux la grâce et la fierté, 12
Ô mon bel inconnu ! mais aussi leur mystère. 12
Tes doux regards, souvent mêlés d’éclairs austères, 12
85 M’apportent la tristesse avec la volupté. 12
Quel enivrant parfum autour de toi voltige ! 12
Hier, tu m’offris des fleurs aux étranges contours ; 12
Des signes merveilleux sont peints sur leur velours, 12
Et, quand je les respire, il me vient un vertige. 12
90 Tu m’as parlé souvent d’une terre aux fruits d’or ; 12
Tu voudrais la revoir et l’habiter ensemble ; 12
Je suis prête à t’y suivre… et malgré moi je tremble. 12
Sous l’aubépine en fleur, ami, restons encor. 12
Je veux cueillir encor les genêts de nos landes ; 12
95 Laisse-moi du vieux temple en orner les piliers, 12
Et, des fleurs du pays, achever ces guirlandes 12
Que j’ai fait vœu d’offrir à nos dieux familiers. 12
CHŒUR DES FÉES
Dans l’aube où nous régnons bienheureux qui sommeille ! 12
Dénoue avec lenteur notre écharpe vermeille. 12
100 Et garde un voile encor sur ton front ingénu. 12
Que l’innocent réveil du printemps qui se lève 12
Ressemble encore au rêve 6
Où ton âme entrevit le céleste inconnu. 12
Fais durer longuement la saison des prémices : 12
105 Les jours y sont pareils, mais tous ont leurs délices. 12
Vos heures passeront comme un groupe de sœurs : 12
Toutes ont le même air et semblable parure ; 12
Pourtant chaque figure 6
A sa grâce distincte et ses propres douceurs. 12
110 Reste donc parmi nous, dans le pays des songes, 12
Seul monde où le cœur vive à l’abri des mensonges, 12
Habite nos palais de nuages construits ; 12
Ne poursuis que des yeux nos vagues perspectives ; 12
Fuis les clartés trop vives, 6
115 Et nourris-toi des fleurs plus douces que les fruits. 12
II
ÉTÉ
LE ROSSIGNOL
Dans un buisson de roses 6
Mon nid fut bien caché ; 6
Mais, sous les fleurs écloses, 6
Amour m’a déniché. 6
120 Il courut au bocage, 6
Léger et triomphant. 6
J’eus pour première cage 6
Les doigts du bel enfant. 6
J’ai reçu la becquée 6
125 Sur le bout de son dard ; 6
Ma langue y fut piquée 6
Par le dieu babillard. 6
Aussi ma voix subtile. 6
En tout cœur, dès ce jour, 6
130 S’insinue et distille 6
Un doux venin d’amour, 6
Et ma gorge en délire, 6
Dans ses brillants fredons, 6
De l’amoureuse lyre 6
135 Sait prendre tous les tons. 6
Je veux chanter encore 6
Ma joie et mes ennuis ; 6
Je chante avec l’aurore, 6
Je chante avec les nuits. 6
140 Je défie et méprise 6
Fauvettes et pinsons, 6
Et la mort seule épuise 6
Mon cœur et mes chansons. 6
J’aime une fleur nouvelle, 6
145 La rose qui m’entend ; 6
J’aime, et je veux, près d’elle, 6
Expirer en chantant. 6
ADAH
J’y suis bien, sous ton ciel de flamme ! 8
J’y sens mieux respirer mon âme ; 8
150 C’est la vie après le sommeil. 8
J’aime aux fleurs ces parfums sauvages 8
Et l’air brûlant de ces rivages… 8
Marchons toujours vers le soleil. 8
Vois-tu la grenade et l’orange ; 8
155 Vois-tu ces fruits à forme étrange 8
Rouler autour de nos pieds nus ? 8
Cueillons-les ! et, plus loin encore, 8
Cherchons, aux lieux d’où vient l’aurore, 8
Des enivrements inconnus. 8
LES ROSES
160 Le soleil a bu dans la rose 8
Les pleurs dont le matin l’arrose ; 8
Il enlève aux boutons charmants 8
Le poids de leurs frais diamants. 8
Mille fleurs, heureuses d’éclore, 8
165 S’ouvrent au feu qui les colore ; 8
Un zéphir passe et fait larcin 8
Des parfums cachés dans leur sein. 8
Il s’en va partout les répandre, 8
Ces parfums qui font le cœur tendre ; 8
170 Avec lui l’enivrant poison 8
Vole aux deux bouts de l’horizon. 8
Il n’est au loin, sous la verdure, 8
Une âme si fière et si dure 8
Où l’amour, en sa folle ardeur, 8
175 N’entre avec la subtile odeur. 8
Si tu ne veux qu’elle t’enivre, 8
Il ne faut respirer ni vivre ; 8
Il faut fuir l’odeur du rosier 8
Et son poëte au doux gosier. 8
180 Fuis cet air que l’été respire ; 8
Fuis cette chanson qu’il soupire ; 8
Fuis vers ces monts toujours couverts 8
Du neigeux manteau des hivers. 8
ADAH
Pour vous, ô mon frère, ô mon maître ! 8
185 J’abandonne, à jamais peut-être, 8
Ma mère et nos dieux offensés. 8
Je vais, dans mon idolâtrie. 8
Sans nom, sans autel, sans patrie… 8
Mais si tu m’aimes, c’est assez. 8
190 Le bonheur dont ta voix m’inonde 8
Me paierait la perte d’un monde. 8
Ton regard ouvre au mien les cieux ; 8
Si sa clarté m’était ravie, 8
Je donnerais toute une vie 8
195 Pour un seul éclair de tes yeux. 8
Vois le ciel, la mer qui flamboie : 8
Entends ces oiseaux dans leur joie : 8
Respire à flots l’air embaumé. 8
Goûtons ces splendeurs infinies. 8
200 Viens ! la clef de ces harmonies, 8
C’est l’amour, ô mon bien-aimé ! 8
VOIX DE LA MER
Un désir, une ardeur immense 8
Court jusqu’au fond des flots amers : 8
C’est l’amour qui jette en démence 8
205 Et fait gronder l’esprit des mers. 8
La mer, la belle mer de Grèce 8
S’enfle et rougit d’une caresse, 8
S’embrase au soleil d’Orient, 8
Et, de la vague où tout palpite, 8
210 Voici que la blanche Aphrodite 8
Sort toute nue en souriant. 8
Elle vient, la déesse blonde ; 8
Tout cède au charme de ses yeux ; 8
Elle vient, la fille de l’onde, 8
215 Régner sur l’homme et sur les dieux. 8
Dès lors, on entend sur tes plages 8
Rire, ô mer ! les amours volages, 8
Et retentir leurs doux sanglots. 8
Et l’on voit tes nymphes hardies, 8
220 Accourant à leurs mélodies. 8
Plonger avec eux sous les flots. 8
Mais la brillante et folle écume 8
D’où sort la belle au sein d’argent, 8
Cache au fond ta noire amertume, 8
225 Ô mer ! ton désir est changeant. 8
L’astre d’or, qui, durant des lieues, 8
Enflamme ainsi tes vagues bleues. 8
S’éteint sous les flots rembrunis… 8
Ô Vénus ! et l’eau qui sommeille 8
230 Berce, hélas ! ta conque vermeille 8
Sur des abîmes infinis. 8
ADAH
Les mers, si nous voguons ensemble, 8
N’ont pas de courroux dont je tremble ; 8
Je m’y berce en paix sur ta foi. 8
235 Viens ! dans ces mondes que j’ignore, 8
Sous un ciel plus torride encore, 8
Ô mon amour, emporte-moi ! 8
CHŒUR DES SIRÈNES
La douce voix de la Sirène 8
Est plus douce à qui vient plus près. 8
240 Le vent dort, la mer est sereine ; 8
Suis l’instinct charmant qui t’entraîne 8
À jouir de nos dons secrets. 8
Cherche avec le Triton folâtre 8
À dénouer nos cheveux d’or, 8
245 À plonger sous l’onde bleuâtre 8
Qui s’enlace à nos flancs d’albâtre : 8
Des beautés s’y voilent encor. 8
C’est nous, au pays de ses rêves, 8
Qui portons le cœur ingénu, 8
250 Au poëte errant sur nos grèves, 8
Nous faisons respirer, sans trêves, 8
L’air enivrant de l’inconnu. 8
Quiconque à nos flots s’abandonne 8
Verra des palais enchantés 8
255 Où tout désir a sa couronne, 8
Où, par nous, jour et nuit résonne 8
Le plein accord des voluptés. 8
Si d’un regret ton cœur soupire, 8
Nous guérissons du souvenir. 8
260 Là, dans l’air, l’oubli se respire, 8
Et quiconque a vu notre empire 8
A refusé d’en revenir. 8
Suis l’instinct charmant qui t’entraîne 8
À jouir de nos dons secrets : 8
265 Le vent dort, la mer est sereine ; 8
Venez écouter de plus près 8
La douce voix de la Sirène. 8
III
AUTOMNE
ADAH
C’en est fait des beaux jours ! le soleil incertain 12
S’est levé dans la brume. 6
270 De nos baisers d’hier, pleurant jusqu’au matin, 12
Je garde une amertume. 6
Nous marchions, au retour, sur les gazons flétris, 12
Sur la feuille jaunie, 6
Quand J’ai vu s’allumer, dans ses yeux assombris, 12
275 L’éclair de l’ironie. 6
Et mon cœur se referme ! et j’oublie à jamais 12
Nos printemps et mes songes. 6
Bonheurs qu’il m’a donnés, saisons où je l’aimais, 12
N’étiez-vous que mensonges ? 6
VENTS D'AUTOMNE
280 Tenez la porte close et gardez votre cœur ! 12
Je sens un souffle aigu, j’écoute un bruit moqueur ; 12
Voici les vents d’automne. 6
Les feuilles devant moi volent en tourbillons ; 12
Un brouillard glacial étend sur les sillons 12
285 Sa blancheur monotone. 6
Adieu, tièdes zéphyrs aux murmures discrets ! 12
C’est la bise insolente ; elle arrache aux forêts 12
Des cris de mille sortes. 6
Je l’entends qui nous raille en ses longs sifflements… 12
290 Et j’ai fait, sous mes pieds, comme des ossements, 12
Craquer les branches mortes. 6
ADAH
Je m’éveille au milieu du lointain univers 12
Où tu m’as entraînée. 6
Je cherche autour de moi, dans nos jardins déserts… 12
295 J’y suis abandonnée ! 6
Que me font ces fruits d’or dérobés sur ta foi 12
Pour les goûter ensemble ? 6
Que me font ces beaux lieux où j’aspirais pour toi ? 12
J’y suis seule et je tremble. 6
300 Pauvre cœur, à jamais exilé de l’amour, 12
Mon supplice commence. 6
Pourrai-je sans mourir traverser tout un jour 12
Ma solitude immense ? 6
CHŒUR DE FAUNES
Quand les fleurs tombent du rozier, 8
305 Quand mûrit le rouge alizier, 8
Quand les bois sont devenus jaunes, 8
Entre les ceps de pourpre et d’or, 8
Prompts à cueillir leur doux trésor, 8
Voici le chœur des joyeux Faunes. 8
310 Les jours ont perdu leurs clartés, 8
Les derniers fruits sont récoltés, 8
Mais il reste encor la vendange. 8
Le soleil, au fond du raisin, 8
Cache un feu pour l’hiver voisin : 8
315 En Bacchus Apollon se change. 8
Vois, sous les chênes dépouillés, 8
Danser les Faunes barbouillés, 8
Riant sous leur masque de lie. 8
Fardez ainsi votre pâleur ; 8
320 Le rire étouffe la douleur : 8
On la cache, et puis on l’oublie. 8
Plus mon âme a de lourds chagrins, 8
Plus ma voix a de gais refrains, 8
Mon œil de railleuses tendresses ! 8
325 Voyez, sur les gazons flétris, 8
Le soir qui passe en manteau gris… 8
C’est l’instant propice aux ivresses. 8
Ta joue a perdu son carmin ; 8
L’ennui rendrait chauve, demain, 8
330 Ton front jauni par son haleine. 8
Reçois nos joyeuses couleurs : 8
Il faut, sur un visage en pleurs, 8
Mettre le masque de Silène. 8
Pourquoi, dans tes yeux obscurcis, 8
335 De ton cœur trahir les soucis ? 8
Veux-tu que la pitié t’accable ? 8
Laisse notre doigt acéré 8
Sur ton masque transfiguré 8
Graver un rire ineffaçable. 8
340 Des traits que vous avez reçus. 8
Pour bien guérir, ô cœurs déçus ! 8
Rendez des blessures pareilles. 8
Venez apprendre à nos leçons 8
Comment dans le miel des chansons 8
345 On tient prêt le dard des abeilles. 8
CHANSON DU MERLE
Le rossignol amoureux, 7
Langoureux, 3
Qui s’enivrait d’une rose, 7
L’oiseau poète est parti, 7
350 Averti 3
De l’hiver et de la prose. 7
Mais il reste encore des voix 8
Au doux mois 3
Où le raisin nous arrive. 7
355 Voyez, sans craindre les rêts, 7
Des forêts 3
Sortir en chantant la grive ; 7
La grive et le sansonnet 7
Qui connaît 3
360 Les plus beaux ceps de nos vignes ; 7
Le merle, siffleur méchant, 7
Dont le chant 3
Raille et fait peur à vos cygnes. 7
Il mord, le hardi voleur. 7
365 Au meilleur ; 3
À tout fruit mûr il fait brèche ; 7
Puis, des pampres déliés, 7
À nos pieds, 3
Part sifflant comme une flèche 7
370 Il effleure, oiseau fripon. 7
Le jupon 3
Et la main de la plus belle : 7
Portant sur l’arbre voisin 7
Un raisin, 3
375 Qu’il becquète en riant d’elle. 7
Sans doute, un jour, l’étourdi, 7
Engourdi 3
Par le jus divin qu’il aime, 7
Sans voir nos lacets subtils, 7
380 Dans leurs fils 3
Ira se jeter lui-même. 7
Aux chasseurs qui l’ont guetté, 7
Sa gaîté 3
Le trahit sous le feuillage ; 7
385 La mort vient dans son plaisir 7
Le saisir… 3
C’est le sort rêvé du sage. 7
ADAH
Voici l’urne où j’ai bu la divine liqueur, 12
Plus rien, plus rien n’y reste… 6
390 Et je garde aujourd’hui des voluptés du cœur 12
Un souvenir funeste. 6
Ô vous qui dans nos prés où je dansais pieds nus, 12
Et d’où je suis proscrite, 6
Interrogez encor, sous vos doigts ingénus, 12
395 La blanche marguerite ; 6
Vous qui rêvez encor d’innocence et d’amour, 12
Enfant rieuse et blonde, 6
Le vent qui m’a porté doit vous porter un jour 12
Dans ce désert du monde. 6
400 Et quand disparaîtra le mirage trompeur, 12
À moitié dans la route, 6
Vous aussi vous aurez ma voix qui vous fait peur, 12
Et mes yeux qu’on redoute. 6
Car vous ne voudrez pas exposer votre deuil 12
405 À la foule qui passe ; 6
À défaut du bonheur, gardons au moins l’orgueil 12
Pour dernière cuirasse ! 6
Repoussons des humains l’insolente pitié : 12
Mieux vaut leur lâche envie. 6
410 Jetons comme un mépris, à leur fausse amitié, 12
L’éclat de notre vie. 6
Je veux faire pâlir le printemps et l’été 12
Devant ma belle automne ; 6
Du charme rayonnant de ma sérénité 12
415 Je veux que l’on s’étonne. 6
Je veux plus haut qu’eux tous rire et chanter encor ! 12
Je veux, je veux répandre 6
Mes plus sombres pensers avec une voix d’or, 12
Avec un regard tendre. 6
420 Que chacun loue en moi la stoïque raison, 12
La tendresse divine… 6
Quand chaque flot de miel portera son poison, 12
Chaque fleur son épine. 6
Viens, ô consolateur que j’insultais hier ! 12
425 Sois mon amer génie. 6
Oh ! viens m’ouvrir ton temple, asile d’un cœur fier, 12
Ironie, Ironie ! 6
FEUX FOLLETS
Les cieux de vapeurs sont chargés ; 8
Sortez de terre et voltigez, 8
430 Flammes railleuses de l’automne. 8
Venez, sylphes et lutins, 7
De vos rires argentins 7
Rompre sa voix monotone. 7
Levez-vous, esprits follets, 7
435 Sur l’étang qui fume ; 5
Trilby chante ses couplets : 7
Valsez dans la brume. 5
Sautez, sans courber les joncs, 7
Sur les fossés des donjons 7
440 Et sur les bruyères. 5
Sur les crânes dispersés 7
Dans les cimetières ; 5
On entend, où vous dansez, 7
Le rire des trépassés. 7
IV
HIVER
ADAH
445 Fantômes importuns de mes belles années, 12
Ô mes chers souvenirs, que voulez-vous de moi ? 12
Ôtez ces jeunes fleurs de vos tempes fanées, 12
Fermez ces yeux brillants qui me glacent d’effroi. 12
J’aimais en vous l’espoir : vous m’apportiez en foule 12
450 Des promesses que Dieu n’a pas voulu tenir ; 12
Désormais tout, chez moi, s’assombrit et s’écroule : 12
Et je hais le passé, n’ayant plus d’avenir. 12
Je sais, ô mes printemps ! j’ai vu ce que vous êtes 12
Sans les illusions dont vous fûtes ornés ; 12
455 Quand le temps a flétri vos couronnes de fêtes, 12
Le remords apparaît sur vos fronts décharnés. 12
LES CORBEAUX
Voici l’hiver lugubre et son affreux cortège 12
D’oiseaux noirs répandus sur son linceul de neige. 12
Les corbeaux ont senti le parfum de la mort. 12
460 Ils viennent, enhardis en leurs instincts funestes ; 12
De nos belles saisons ils dévorent les restes, 12
Croassants et rongeurs, et pareils au remords. 12
Là, les débris sanglants du coursier plein d’audace 12
Dont le vol idéal nous portait dans l’espace ; 12
465 Ici, le chien fidèle à son maître oublieux ; 12
Là, le cygne plaintif et la tendre colombe… 12
Bien, corbeau ! fais rouler sur cette fraîche tombe 12
Ce crâne chauve et blanc dont tu crevas les yeux. 12
ADAH
Hier, je vous pleurais ; je désirais peut-être, 12
470 Ô mes Jeunes saisons, revoir vos jours si doux ; 12
Maintenant je dirais, si vous pouviez renaître : 12
Fuyez, ô mes printemps ! je ne veux plus de vous. 12
Je vous connais trop bien pour songer à revivre ! 12
Je sais trop à quel but mènent tous les chemins ; 12
475 Je sais quel est le fond du vase où l’on s’enivre ; 12
Je sais, ô mes beaux jours ! quels sont vos lendemains. 12
Et toi, que viens-tu faire en ces mornes ténèbres, 12
Image encor chérie et qu’en vain je veux fuir ? 12
Je ne dois pas te voir à ces clartés funèbres ; 12
480 J’aime mieux t’oublier… Il faudrait te haïr ! 12
LES GNOMES
Les rêves sont rentrés dans leurs lointains royaumes, 12
Et ton foyer désert s’est peuplé de fantômes. 12
L’hiver évoque en toi les spectres du passé. 12
Nous voici, les dragons, les vampires, les gnomes ! 12
485 En vain ta porte est close : à ton chevet glacé 12
L’essaim des noirs esprits dans l’ombre est amassé. 12
Vois du plafond qui s’ouvre une forme descendre, 12
Vois ces nains s’accroupir à tes pieds, sur la cendre ; 12
Vois ces doigts tout sanglants écarter tes rideaux. 12
490 Un râle, sous ton lit, vient de se faire entendre ; 12
Le livre que tu tiens se déchire en lambeaux. 12
Et le vent d’un soupir a soufflé tes flambeaux. 12
Les reconnais-tu bien sous leurs formes nouvelles. 12
Ces folles visions que tu trouvas si belles ? 12
495 Ta main blanche a serré ces doigts courts et velus : 12
Les voilà, tes amours, sans que tu les rappelles ! 12
Tu fais pour nous bannir des efforts superflus ; 12
Le remords nous conduit, nous ne te quittons plus. 12
ADAH
Ô frère de la mort, ô sommeil que j’envie ! 12
500 Dans ma suprême attente, hélas ! tu me trompais ! 12
Je souffre, en ton linceul, les horreurs de la vie : 12
Tu n’as pu me donner ni l’oubli, ni la paix. 12
Je ne demandais pas à ta douce magie 12
De verser à mon cœur des songes superflus ; 12
505 J’invoquais pour tout bien la froide léthargie. 12
Heureux qui dort sans rêve et ne s’éveille plus ! 12
Je bornai là mes vœux. Je ne dois plus entendre 12
Ce vain nom du bonheur, sans objet, sans échos : 12
Si Dieu même ici-bas s’offrait à me le rendre, 12
510 Je le refuserais ! J’ai besoin du repos. 12
LA NEIGE
Tombe sans bruit, neige éternelle ; 8
Couvre de ton linceul ces prés jadis si verts. 12
Tombe sans bruit, neige éternelle, 8
Sur ce corps où brillaient tant de charmes divers, 12
515 Sur cette âme qui fut si belle. 8
Tombe sans bruit, neige éternelle, 8
Enveloppe à jamais ce corps et l’univers. 12
Tombe sans bruit, neige éternelle, 8
Étouffe, en même temps, la crainte et le remords. 12
520 Tombe sans bruit, neige éternelle, 8
Interdis le réveil à tout ce qui s’endort, 12
Au souvenir vivant chez elle… 8
Tombe sans bruit, neige éternelle, 8
Et fais régner partout le silence et la mort. 12
ADAH
525 Bien ! je vois s’effeuiller, avec mon dernier rêve, 12
Tout ce qui fut mon cœur, mes regrets, mes désirs. 12
Voici le vent d’oubli qui souffle et vous enlève ; 12
Tombez avec la neige, ô derniers souvenirs ! 12
Allez où va la voix quand les lèvres se taisent, 12
530 Où vont en s’éteignant les rayons du soleil. 12
Bien ! d’un sang tiède encor les orages s’apaisent, 12
Tout est rentré dans l’ombre, et je tiens mon sommeil. 12
CHŒUR DES TÉNÈBRES
C’est pour nous qu’ont fleuri les roses de l’aurore. 12
Pour nous tous ces fruits d’or que le soir voit éclore, 12
535 Pour nous chaque rayon qui sourit dans les cieux, 12
Chaque regard d’amour qui brilla dans vos yeux. 12
Tout revient à la nuit solitaire et profonde. 12
Ton règne, ô sombre hiver ! s’est levé sur le monde ; 12
Viens couvrir de tes flots sans forme et sans couleur 12
540 Ces germes inquiets de vie et de chaleur ; 12
L’espace ouvre son lit à tes ondes funèbres : 12
Roule en paix sur la neige, océan des ténèbres ! 12
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