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Victor de LAPRADE
LE LIVRE DES ADIEUX
1874-1880
VII
A L'ANGE GARDIEN
Je veux, pour bien finir en reprenant courage, 12
Accomplir un devoir dont j'aime la douceur. 12
Et vous parler encor, sur ma dernière page, 12
O vous qui m'exhortez et relevez mon cœur. 12
5 Votre esprit dans le mien verse encor sa lumière ; 12
La mort n'a pas brisé nos entretiens chéris : 12
Vous me dictez toujours, grande âme de ma mère, 12
Et la loi que j'observe et les vers que j'écris. 12
C'est vous, sans le savoir, humble femme ingénue, 12
10 Qui m'avez fait poète habitant les sommets ; 12
Et vous m'avez légué cette ardeur contenue 12
Qui brûle au sein de l'ombre et ne s'éteint jamais. 12
Ma voix tombe et mon sang va se glacer peut-être ; 12
Je suis prêt ici-bas à me taire, il le faut ; 12
15 Mais je sais que la mort nous appelle à renaître, 12
Et l'hymne interrompu sera repris là-haut. 12
Il me reste mon cœur à défaut de génie, 12
Mon cœur où vous lisez, où vous régnez toujours ; 12
Du père et du chrétien l'œuvre n'est pas finie, 12
20 Mère, et pour l'accomplir j'ai besoin de secours. 12
Voici l'heure d'agir et d'oublier ce livre, 12
Pâle et stérile hommage au bien que j'ai rêvé ; 12
Donnons à Dieu tout seul ce qui me reste à vivre 12
Et faisons de mon âme un poème achevé. 12
25 Vous savez ce qui manque à ce cœur misérable. 12
Ah ! je vous cacherais, ici-bas, tous mes pleurs : 12
Mais, là-haut, votre paix demeure inaltérable 12
Et Dieu vous laisse voir au fond de mes douleurs. 12
Car la fin et la cause et le prix de nos luttes. 12
30 Tout dans un seul regard apparaît aux élus : 12
Vous savez la victoire aussitôt que les chutes, 12
Vous voyez ma torture… et vous n'en souffrez plus. 12
Pauvre cœur maternel si tendre à toute chose, 12
Qui répondais si vite à mes moindres penséespensers ! 12
35 Toi qui saignais aux plis d'une feuille de rose, 12
Quand mon corps ou mon âme en étaient offensés ! 12
Regarde et connais-moi dans toute ma misère. 12
Suis-moi dans les détours de mon sentier fatal. 12
Car tu dois mesurer là-haut, ma douce mère. 12
40 Le prix à mes efforts, le remède à mon mal. 12
Laisse ma vieille chair à sa longue torture : 12
C'est plus près de mon cœur que j'eus mon ennemi ; 12
Toi-même dans tes os, dominant la nature, 12
Tu souffris davantage et tu n'as pas gémi. 12
45 Mais il existe un mal sans honneur et sans trêve 12
Qu'un cœur pareil au tien n'eût jamais soupçonné, 12
Que tu n'entrevis pas, même en un mauvais rêve… 12
Moi qui meurs de ses coups, j'en demeure étonné. 12
Tu vois tout de là-haut. Sois mon guide et mon juge ! 12
50 Tu sais bien quelle paix habitait parmi nous : 12
Chacun était pour tous un bonheur, un refuge ; 12
Tu connaissais ton fils, un enfant simple et doux. 12
Sans rêve ambitieux de pouvoir, de richesse, 12
L'honneur et le travail étaient ses seuls besoins 12
55 Tu sais de quels amis il obtint la tendresse ; 12
Son humble histoire un jour aura de fiers témoins. 12
A lui, rêveur paisible et frère des poètes, 12
Il était dû, peut-être, une part de douleur 12
Autre que la discorde et d'ignobles tempêtes… 12
60 Grâce à Dieu, tu n'as vu que d'en haut son malheur. 12
Ici-bas, tu ne peux vider sa coupe amère ; 12
Souffrons, puisqu'il le faut, jusqu'au jour de mourir ! 12
Ce n'est pas le bonheur que je demande, ô mère, 12
C'est l'humble patience et l'art de mieux souffrir. 12
65 Qu'au moins de ces douleurs je sois seule victime ; 12
L'avenir n'est pour moi qu'un morne épouvantail. 12
Mais sauve, s'il se peut, de mon naufrage intime 12
Ma liberté d'esprit et mon pauvre travail. 12
Au tenace ouragan j'abandonne le reste, 12
70 Et mon corps et mon cœur et mes affreuses nuits ! 12
Tous ces maux acceptés auront leur fin céleste, 12
Je n'aurai pas connu de stériles ennuis. 12
Tu dirigeas mon âme et mes yeux et ma plume 12
Vers un monde où finit, mon Dieu, votre rigueur ; 12
75 Dans ces combats obscurs où plus d'un se consume, 12
Tu m'auras conservé ma sereine vigueur. 12
Tu feras mieux pour moi ! Tu voudras, je l'espère. 12
Que fidèle aux devoirs appris dans la maison. 12
Je garde à ton exemple, à celui de mon père, 12
80 Et ta sage tendresse et sa douce raison. 12
J'entends leur sainte voix qui m'invite au courage, 12
A l'oubli de ces maux qui vont se terminer : 12
Je sais qu'étant leur fils il est dans mon partage 12
De souffrir plus qu'un autre et de mieux pardonner. 12
85 Je ne demande plus que des heures de trêve 12
Pour recueillir mon âme en un dernier effort, 12
Pour aider à ta main qui vers Dieu me soulève 12
Et jouir de la paix au moment de la mort. 12
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