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Victor de LAPRADE
LE LIVRE DES ADIEUX
1874-1880
III
DEO OPTIMO MAXIMO
I
Je t'adorai longtemps, décevante nature ! 12
J'ai dit ta beauté sainte et nos saintes amours ; 12
Empruntant mes accords à toute créature, 12
J'ai loué soixante ans ton œuvre des six jours. 12
5 Je t'ai prêté la vie et les clartés de l'âme, 12
J'ai fait rendre à tes bruits mille oracles charmants ; 12
Sur tes obscurités je répandais ma flamme, 12
Je tirais des chansons de tes gémissements. 12
Il suffisait d'un chêne ou d'un buisson de roses 12
10 Pour voiler à mes yeux, pour éclipser le mal ; 12
Et mon esprit forçait les plus sinistres choses 12
A sourire, à fleurir, à parler d'idéal. 12
J'admirais tout ! en tout je voyais l'invisible ; 12
Puis, rentré dans mon cœur épris de l'univers. 12
15 J'y trouvais, j'écrivais d'un doigt sûr et paisible 12
Ton nom, amour, ton nom, le but de tous mes vers ! 12
J'emportais avec moi mon soleil dans les villes ; 12
Et, dressé, dès l'enfance, à ne voir que le beau, 12
J'allais heureux, j'allais aveugle aux laideurs viles, 12
20 Ne lisant l'âme humaine, amour, qu'à ton flambeau. 12
Je montais d'un pied ferme aux sommets de l'histoire, 12
Sourd aux cris de la foule et rebelle aux vainqueurs, 12
J'écoutais, à travers les erreurs de la gloire. 12
J'écoutais longuement palpiter les grands cœurs. 12
25 Je ne m'arrêtais point aux crimes éphémères ; 12
Et croyant que l'oubli suffit à les punir, 12
J'oubliais ; et tout plein de mes nobles chimères, 12
Des vertus que j'aimais je peuplais l'avenir. 12
Ainsi, des temps passés et des temps où nous sommes, 12
30 Le bien seul se gravait dans mon cœur, dans mes yeux ; 12
Ivre de la nature, ouverte à tous les hommes. 12
Mon âme embrassait tout de ses baisers joyeux. 12
II
J'ai vécu, j'ai connu la nature et ses hôtes ; 12
Le temps leur retira ce qu'ils tenaient de moi ; 12
35 A travers mes douleurs, mes combats et mes fautes. 12
Sa main froide a pesé les objets de ma foi. 12
J'ai cessé de nombrer les fleurs et les étoiles ; 12
Mais, penché sur ton sein, creusant avec effort, 12
De ta beauté qui ment j'ai fait tomber les voiles. 12
40 Effroyable univers, atelier de la mort ! 12
Tout s'y heurte et s'y brise et tout s'entre-dévore ; 12
Chaque être tue et meurt froidement criminel ; 12
On souffre, on fait souffrir des douleurs qu'on abhorre… 12
Qu'est-ce que la nature ? Un carnage éternel. 12
45 Qu'importe à ce qui meurt tout ce qui va revivre ? 12
Qu'importe ma torture à ta sérénité ? 12
Tu bois toujours du sang et tu n'es jamais ivre ; 12
De ces meurtres sans fin tu nourris ta beauté. 12
Ces beautés, ces faux dieux dont j'étais idolâtre, 12
50 Nés de l'horrible mort par la mort sont défaits. 12
Toi que j'ai tant aimée, implacable marâtre, 12
Tu m'as créé mortel, nature, et je le hais ! 12
Qu'ils soient maudits le lieu, l'heure où tu m'as fait naître, 12
Ces jours d'espoirs grossiers et de lâches regrets. 12
55 Où, dans l'orgueil d'être homme et de parler en maître, 12
J'ai pu croire à ce mot insensé : le progrès ! 12
Quel siècle méprisé, quelle horde sauvage. 12
D'une hache de pierre armant sa lourde main, 12
Quel siècle a plus détruit sans faire un seul ouvrage 12
60 Et s'est plus largement soûlé de sang humain ? 12
J'ai vu Paris stupide et s'égorgeant lui-même 12
A force de haïr ses ancêtres, son Dieu, 12
S'acharner sur les arts, sur les œuvres qu'il aime… 12
Tout noyer dans le sang, tout jeter dans le feu. 12
65 Encore un peu de temps, Raphaël, Michel-Ange, 12
Ce grand Louvre insulté par d'ignobles rimeurs, 12
Au pétrole échappés crouleront dans la fange 12
Du progrès qui s'annonce et des nouvelles mœurs. 12
Heureux les bords du Tibre après ceux de la Seine ! 12
70 Ils verront, eux aussi, brisant prêtres et rois, 12
Régner, brûler, tuer cette canaille obscène 12
Au nom de qui l'on juge et l'on bâcle nos lois.' 12
Passez, divins sculpteurs, peintres sacrés, prophètes. 12
N'aspirez plus en haut, le peuple seul est Dieu. 12
75 Votre art, venant du ciel, attristerait ses fêtes ; 12
L'âme de cette foule, elle est dans le vin bleu. 12
Donc, j'aurai célébré, moi fidèle aux ancêtres. 12
L'esprit nouveau, la paix, la liberté, les arts. 12
Pour vieillir opprimé sous ces ignobles maîtres 12
80 Entre une plèbe immonde et d'immondes Césars ! 12
Devais-je ainsi finir dans le mépris de l'homme. 12
Dans l'effroi des beaux lieux si chers jusqu'à ce jour. 12
Oubliant le nom vrai dont l'univers se nomme, 12
Et mourir dans la haine ayant vécu d'amour ? 12
III
85 Va, tu peu.K ressaisir, il suffit d'un coup d'ailes. 12
Tout ce monde immortel de lumière et d'espoir. 12
La beauté t'a dit vrai, tes rêves sont fidèles : 12
Rien n'est fait pour mentir et pour nous décevoir. 12
Tes yeux seuls ont changé, la nature est la même ; 12
90 Ton cœur épris du bien à lui-même est pareil ; 12
En suivant la clarté de l'idéal qu'il aime, 12
Tu pourrais longuement te passer du soleil. 12
Éteins autour de toi tous les flambeaux vulgaires, 12
Ces scribes, ces tribuns, leur fol éclat te nuit… 12
95 Si tu veux retrouver tes amours de naguères, 12
Renferme-toi tout seul dans une chaste nuit. 12
Rendors-toi du sommeil des fortes rêveries ; 12
Soudain reparaîtront, aux accords des neuf Sœurs, 12
Les heureux défilés des blanches Théories, 12
100 Chantant comme autrefois des hymnes à deux chœurs. 12
Tu les reconnais bien, ces figures lointaines, 12
Tu peux les rappeler chacune par son nom, 12
Toi qui suivais leurs pas dans les fêtes d'Athènes, 12
Toi qui les écoutais autour du Parthénon ! 12
105 Jeunes, belles toujours, de lumière inondées, 12
Portant des fleurs, et toi des myrtes à la main, 12
Vous reprendrez, poète, et vous, chastes Idées, 12
Vous reprendrez en Dieu votre éternel chemin. 12
Crois-tu qu'on puisse errer sans rentrer dans ses voies 12
110 Quand on l'a pour seul but, cœur droit et sans détour ? 12
Crois-tu qu'après les deuils, les fautes et les joies, 12
Dans son sein paternel on ne fait plus retour ? 12
Tu n'as cessé jamais, dans ta nuit la plus sombre. 12
D'illuminer tes vers de son nom bienfaisant ; 12
115 Sa colonne de feu planait sur toi dans l'ombre, 12
Tu l'as senti partout, ce Dieu toujours présent. 12
Qu'importe qu'on l'ignore, ou l'insulte, ou le nie, 12
Qu'on le démontre esclave en un monde fatal, 12
Qu'on lance contre lui, terreur ou calomnie, 12
120 Ce blasphème sanglant, l'éternité du mal ! 12
Va, rien ne troublera ta foi calme et profonde ; 12
Tu sais ton Dieu très bon, très grand, toujours vainqueur 12
On peut le méconnaître en disséquant le monde, 12
Si tu veux le bien voir, regarde dans ton cœur ; 12
125 Dans un cœur affranchi des ambitions vaines. 12
De ses désirs trompés ne portant plus le deuil. 12
Pur, serein, au-dessus des craintes et des haines, 12
Et dans l'immense amour abjurant son orgueil. 12
Alors tu reprendras ta paix et ta lumière ; 12
130 Tu feras mieux qu'aux jours de ta virginité : 12
Le mal que tu nias dans ta candeur première. 12
Tu l'auras vu, souffert… Et tu l'auras dompté. 12
Rien n'opprimera plus ta raison asservie ; 12
Du combat de la mort tu te feras un jeu, 12
135 Et tu t'élanceras dans l'éternelle vie. 12
Libre et sûr de toi-même et certain de ton Dieu. 12
Oui, je vous ai conquis, je vous possède, ô Père ! 12
Sais-je encor ce qu'étaient mes fragiles tourments ? 12
Je vois, je sens, je tiens tout ce qu'un autre espère : 12
140 Rien ne m'arrachera de vos embrassements. 12
Craindre et se méfier, c'est le crime suprême : 12
Ma faute à moi fut moindre, et j'aurai mon pardon 12
Ayant redit sans cesse à qui pleure ou blasphème 12
Que l'homme est votre fils et que vous êtes bon. 12
145 Vous êtes bon, voilà ma force et mon courage ! 12
Votre bonté sans terme atteint jusqu'aux méchants. 12
La bonté, la beauté dans vous, dans votre ouvrage, 12
C'était l'objet unique et l'âme de mes chants ? 12
Je me tais, ma voix tombe et mon hymne s'achève, 12
150 Nommant de son vrai nom l'idéal innomé ; 12
La mort, la douce mort m'éveille de mon rêve… 12
Le Dieu bon m'enveloppe, et tout est consommé. 12
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