Métrique en Ligne
LAP_14/LAP225
Victor de LAPRADE
VARIA
1844-1879
XX
GUILLAUME TELL EN 1874
Tell, un de mes saints d'autrefois, 8
Te souviens-tu de ce bel âge 8
Où, leste et léger de bagage 8
Et farouche ennemi des rois. 8
5 Vers ton lac, à travers les bois, 8
Je venais en pèlerinage ? 8
Qu'il était beau, qu'il était fier 8
Avec sa flèche à la ceinture, 8
Ce grand homme de la nature ! 8
10 Regard d'aigle et jarret de fer, 8
Qu'il faisait bien dans la peinture. 8
Voire dans la littérature ! 8
J'étais comme lui libre et fier… 8
Il me semble que c'est hier. 8
15 Le cœur plein et la bourse vide, 8
Rêvant de fabuleux exploits, 8
Hardi comme un chat sur les toits. 8
Je trottais sur les rocs étroits. 8
Sur les neiges en pyramide. 8
20 Je reviens… un peu plus timide 8
Et plus indulgent pour les rois : 8
Après trente ans, je te revois, 8
Tell, mon vieil ami d'autrefois, 8
Mon noble archer tyrannicide ! 8
25 Dieu ! comme te voilà changé ! 8
L'ours a fait peau neuve en son antre : 8
Jadis j'y fus très mal logé, 8
Peut-être même un peu grugé ! 8
A cela seul rien n'est changé. 8
30 Et c'est bien chez toi que je rentre. 8
Mais l'ancien héros s'est rangé : 8
Grosse tirelire et gros ventre ! 8
Hélas ! n'y verrais-je plus clair ? 8
Te voilà, dos courbé, nu-tête, 8
35 De la façon la plus honnête, 8
Saluant, appelant mein Herr 8
Un lansquenet féroce et bête. 8
Quel nuage a passé dans l'air ? 8
Vrai ! je crois que je perds la tête… 8
40 C'est lui ! c'est bien lui, c'est Gessler ! 8
Il met son bonnet poliment 8
Et badine avec sa rapière : 8
Il s'est fait d'humeur familière. 8
Toi, dans ton mauvais allemand. 8
45 Tu lui tournes ton compliment 8
Et tu remplis son bock de bière. 8
O Grûtli ! serments éclipsés ! 8
A quoi désormais faut-il croire ? 8
Sortez de ma triste mémoire, 8
50 Vieux trois Suisses des temps passés ! 8
Guillaume ! garde le pourboire 8
Et rends-moi les pleurs insensés 8
Que j'ai si largement versés… 8
Mes pleurs plus vrais que ton histoire ! 8
55 Donc Gessler et Guillaume Tell 8
S'embrassent et trinquent ensemble. 8
Mais, ô mon héros immortel ! 8
Ta vieille main quelque peu tremble ; 8
Tu n'es pas bien sûr, ce me semble, 8
60 D'être le maître en ton hôtel ; 8
Et je cherche, ô Guillaume Tell ! 8
Quel aimable nœud vous rassemble. 8
Je sais que vos trois grands vieillards 8
Et toi, Guillaume, on vous renomme 8
65 Pour aimer très fort les dollars, 8
Écus de Genève ou de Rome ; 8
Or avec ces reîtres pillards. 8
Détroussant tous ceux qu'il assomme, 8
Gessler nous a pris cinq milliards ! 8
70 Et voilà, certes, mon brave homme, 8
En florins, zwanzigs, rouge-liards 8
De quoi te payer de ta pomme. 8
O temps, ô mœurs, ô cœur humain ! 8
Moi-même, ô cruelle ironie, 8
75 Moi de vieux sang gallo-romain. 8
Jadis, sur ce même chemin, 8
Incliné devant leur génie, 8
J'ai tendrement serré la main 8
A nos frères de Germanie ! 8
80 Lorsque je les ai rencontrés, 8
Un jour, sur les Alpes en fête, 8
Ces reîtres étaient des lettrés ; 8
Ils portaient assez bas la tête 8
Et ne rêvaient pas de conquête. 8
85 Débraillés, grossiers, déchirés, 8
Aux voyageurs les moins dorés 8
Tendant leurs ongles azurés, 8
Ils faisaient humblement la quête1. 8
Moi, tenant mes goussets ouverts. 8
90 J'admirais cette bonté grande. 8
Tous les moins crasseux de la bande 8
Me semblaient de futurs Schillers. 8
J'étais, alors, — Dieu me !e rende ! — 8
Amoureux de tout l'univers. 8
95 Des bois, des lacs bleus, des prés verts, 8
De l'or des genêts sur la lande. 8
De l'aigle et des rochers déserts, 8
Des journaux, des tribuns diserts, 8
Du luth et de la sarabande, 8
100 D'Iris, de Minerve aux yeux pers… 8
Et de la sagesse allemande. 8
C'était le temps ou d'autres fous 8
Faisaient leur grande découverte : 8
Une cité de fleurs couverte, 8
105 Où, pour les brebis et les loups, 8
Pour vous, chers frères, et pour nous, 8
A l'abri des tyrans jaloux, 8
L'avenir tiendrait table ouverte… 8
Et bercé d'un espoir si doux, 8
110 J'ai mis mes pièces de vingt sous, 8
Hermann ! dans ta casquette verte. 8
Puis je repartais en courant 8
Sur la neige et sur la bruyère, 8
Heureux d'abolir la frontière 8
115 Entre nous et ce cher parent. 8
Comme un vrai chevalier errant 8
Pendant l'étape tout entière 8
Je buvais de l'eau du torrent… 8
Le soir à l'auberge en rentrant 8
120 Je les retrouvais soûls de bière. 8
Je saluais, triste et discret. 8
Me bouchant le nez, les oreilles… 8
D'ailleurs, c'était un simple prêt ; 8
Et comptant sur leurs doctes veilles, 8
125 — La fleur ainsi prête aux abeilles, — 8
Je m'attendais à des merveilles 8
Quand leur grand livre paraîtrait. 8
Ils m'ont tout payé, l'intérêt 8
Et le principal… à Bazeilles. 8
130 Mais je reviens à mon héros, 8
Que je voudrais aimer encore, 8
A ces vieux pasteurs de taureaux 8
Dont j'entends la trompe sonore. 8
Es-tu donc las d'être immortel 8
135 Dans ta douce et libre Helvétie ? 8
Quoi ! mon brave Guillaume Tell, 8
Gessler, choyé dans ton hôtel, 8
A ses noirs projets t'associe ! 8
Il n'a pris cet air engageant 8
140 Que pour te remettre à la chaîne, 8
Dans sa lourde astuce germaine 8
Contre la France il se déchaîne, 8
Au bon Dieu lui-même il s'en prend. 8
Tell ! fais-toi donner notre argent 8
145 Sans épouser sa sotte haine. 8
Hélas ! il t'a déjà monté 8
Contre la foi de tes ancêtres : 8
Dieu, voilà le pire des maîtres ! 8
La véritable liberté, 8
150 C'est de persécuter les prêtres ; 8
Et le soir, à l'ombre des hêtres, 8
Au nom de la fraternité, 8
On en mange aux goûters champêtres. 8
Te voilà dans le vrai chemin, 8
155 Guillaume, et dans le goût moderne ! 8
Tout bon peuple aime qu'on le berne ; 8
Prête à Gessler ta forte main, 8
Et le tour sera fait demain. 8
C'est le vieux reître qui gouverne, 8
160 Il a muselé l'ours de Berne ; 8
Le bonnet rance du Germain 8
Est arboré… qu'on se prosterne ! 8
Les mœurs, les lois, Dieu, les aïeux, 8
Tout cela, vraiment, c'est trop vieux, 8
165 Et c'est fait pour qu'on le renie. 8
Allons, Tell ! un coup de génie : 8
Place au César de Germanie ! 8
Gessler régnera dans ces lieux 8
Sur les prés, les chalets joyeux, 8
170 Les lacs et les monts sourcilleux, 8
Les grands aigles et les grands bœufs. 8
Et sur les filles aux yeux bleus. 8
Et pour prix de ta félonie, 8
La vieille Suisse étant finie, 8
175 Tu verras tes petits-neveux 8
Sous-préfets en Poméranie ! 8
  A l'époque des premiers voyages de l'auteur,
1857 et 1838, on rencontrait en Suisse des
bandes d'étudiants allemands qui la parcouraient
en demandant l'aumône.
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