Métrique en Ligne
LAP_14/LAP224
Victor de LAPRADE
VARIA
1844-1879
XIX
LA STATUE DE JEANNE D'ARC
I
Jeanne ! en vain le sculpteur a rêvé ta statue. 12
Il faut que la concorde et l'amour de la loi, 12
Relevant, à ses yeux, notre France abattue, 12
La lui montrent debout, chaste et pareille à toi. 12
5 Il faut que ta grande âme ait passé dans la foule, 12
Traversant notre chair pour entrer dans l'airain. 12
L'art ne peut trouver seul la matière et le moule 12
Qui te feront revivre en ton éclat serein. 12
C'est à nous de pétrir un métal qui résiste, 12
10 Nos cœurs, nos sens rétifs et notre volonté. 12
Ton peuple est à la fois le modèle et l'artiste 12
Par qui tu renaîtras, s'il est ressuscité. 12
Donc à l'œuvre ! Apportant le meilleur de soi-même, 12
Au sacré monument que chacun prenne part : 12
15 Que la mère y travaille avec les fils qu'elle aime 12
Que l'enfant s'y consacre à côté du vieillard. 12
Vous, d'abord, essayez !… Votre force est immense, 12
Femmes ! Tout vient de vous, ou bassesse, ou grandeur. 12
Surveillez dans vos flancs cette âme qui commence ; 12
20 Faites de vos maisons un temple à la pudeur. 12
Ce fils que vous portez, c'est le salut peut-être ! 12
Avant qu'il soit nourri d'un orgueilleux savoir, 12
Qu'il révèles honneurs, qu'il s'applique à paraître, 12
Courbez-le, tout enfant, sous le joug du devoir. 12
25 Qu'il gagne sur son cœur sa première victoire. 12
Dressé, dès le berceau, pour ce combat obscur, 12
Qu'il place le devoir au-dessus de la gloire. 12
Et que, pour rester fort, il se conserve pur. 12
Qu'il aspire l'amour de la France éternelle 12
30 Avec l'air, la lumière et le lait bien-aimé ; 12
Et que l'heur de souffrir et de mourir pour elle, 12
Femmes, soit, de par vous, son rêve accoutumé. 12
Vierges, qui de la mère achèverez l'ouvrage, 12
Qui régnerez un jour sur ces mâles esprits, 12
35 C'est à vous d'éveiller, d'enflammer leur courage 12
Pour d'illustres combats dont vous serez le prix. 12
Travaillez, de vos mains, à leur faire une armure 12
Impénétrable à l'or, à tout vil suborneur. 12
Ayant votre fierté pour suprême parure. 12
40 Pour suprême richesse exigez d'eux l'honneur. 12
Ne leur imposez pas d'oisive idolâtrie ; 12
Ne les admirez point filant à vos genoux ; 12
Sœurs de Jeanne, et, comme elle, anges de la patrie. 12
Permettez-leur d'aimer la France plus que vous ! 12
45 Nous tous, race incrédule à toute grande chose, 12
Revenons au respect, revenons au saint lieu ; 12
Qu'en nous le citoyen ressuscite, et qu'il ose 12
Proférer ces deux mots : « Ma patrie et mon Dieu ! » 12
Vous nos chefs, en ces jours d'orgueil et de colère, 12
50 Terribles aux méchants partout multipliés. 12
Chargez de fortes lois le tigre populaire. 12
Marchez à lui sans crainte… il léchera vos pieds. 12
Mais que vos nobles mœurs bravent la calomnie ; 12
Dans vos cœurs transparents que chacun puisse voir ; 12
55 La vertu vous mettra plus haut que le génie ; 12
Même aux yeux de la foule elle est le grand pouvoir. 12
Poètes, parlez-nous de la France elle-même. 12
Plus de fades héros et de refrains moqueurs ! 12
Jeanne attend sa statue, elle attend son poème ; 12
60 Chantez-la d'une voix qui relève les cœurs. 12
II
Fille de Jacques d'Arc, d'Isabelle Romée, 12
Je cherche un nom fameux de martyr ou de roi. 12
Une gloire innocente, et digne d'être aimée, 12
Qui ne pâlissent point, ô Jeanne ! devant toi. 12
65 A toi, pauvre bergère à sa laine occupée, 12
Les anges te parlaient aux champs de Domrémy ; 12
L'Esprit de Dieu changeait ta quenouille en épée. 12
Et ton simple guidon faisait fuir l'ennemi. 12
L'œuvre de tant de rois et de héros, la France, 12
70 Ce royaume du Christ sanglant et triomphant, 12
Il s'écroulait !… Tu vins : on reprit espérance. 12
Et tout fut relevé par toi, par une enfant ! 12
Oui, tu devais mourir !… Ta mort sera féconde ; 12
De ton sang virginal le salut doit sortir. 12
75 Puisqu'un Dieu s'immola pour notre indigne monde, 12
La France valait bien qu'un ange fût martyr. 12
Une ardente auréole illumine ta tête, 12
L'éclat des plus grands noms perd à s'en approcher. 12
Aux esprits attirés vers la beauté parfaite, 12
80 La croix seule apparaît plus haut que ton bûcher. 12
Non, tu ne souffris pas en vain pour notre France ! 12
Ton doux Seigneur et toi la viendrez secourir. 12
Nous attendons, ô Jeanne ! une autre délivrance : 12
La race d'où tu sors n'est pas près de périr. 12
85 Oui, dans notre vieux sang — après l'heure mauvaise 12
Ta grande âme subsiste et peut se ranimer. 12
Tant que sur notre terre une femme française 12
Aura des fils encore et saura te nommer. 12
Va, ton jour nous luira ! Ta France bien-aimée, 12
90 Forte du vieil honneur et de l'esprit nouveau, 12
Renaîtra de ta cendre, à tous les vents semée. 12
Et que n'enferme pas la pierre d'un tombeau. 12
Tu la verras encor, paisible et souveraine. 12
Recevoir, devant toi, le sacre du Seigneur… 12
95 Nous te rendrons ta terre, ô ma bonne Lorraine, 12
Car tu fus à la peine et seras à l'honneur ! 12
Oui, nous reconstruirons ta beauté tout entière, 12
Dans son pur idéal que nous cherchons encor : 12
L'art ne nous manquera pas plus que la matière, 12
100 Et nous pourrons choisir ou du bronze, ou de l'or. 12
Nous aurons reconquis notre sol et notre âme. 12
Maîtres de nos destins, libres de nos travers, 12
Nous saurons au grand jour, avec ton oriflamme, 12
T'élever dans la gloire aux yeux de l'univers. 12
105 Tu verras à tes pieds passer la foule immense, 12
Avec des cris joyeux, des armes, des rameaux… 12
Tous sont venus, saisis d'une sainte démence. 12
Célébrer ta grande œuvre et la fin de nos maux ! 12
Les roses, les genêts de la lande fleurie, 12
110 L'olivier phocéen et l'arbre aux pommes d'or, 12
Pour saluer en toi l'âme de la patrie, 12
Font cortège dans l'air aux chênes de l'Arvor, 12
Les arts ressuscités ornent tes sanctuaires ; 12
Car chez ton peuple, alors, en plein rayonnement, 12
115 Tes poètes sont nés avec tes statuaires, 12
Pour que la lyre aussi te dresse un monument. 12
Mais l'œuvre où tu vivras, mais la plus longue fête 12
Dont l'avenir promet le miracle à tes yeux, 12
C'est le règne du droit, c'est la France refaite, 12
120 Et fière de ses fils comme de leurs aïeux. 12
Oui, Dieu nous la rendra plus heureuse et plus belle. 12
Telle que je la rêve et comme tu l'aimais ; 12
De par le saint bûcher où tu mourus pour elle, 12
La France doit revivre et durer à jamais. 12
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