Métrique en Ligne
LAP_14/LAP222
Victor de LAPRADE
VARIA
1844-1879
XVII
ÉPITRE
AUX DOCTEURS D'OUTRE-RHIN
Si des considérations géographiques
ne l'eussent exigé, nous
n'aurions jamais annexé à l'Allemagne
un arpent de terre habité
par des Français ; ce sont des ennemis
à jamais irréconciliables et
sauvages ; oui sauvages ; car chez
eux — les cuisiniers, les tailleurs
et les perruquiers exceptés — on
découvre l'Indien peau rouge.
UN PHILOSOPHE ALLEMAND.
Oui, nous avons bien des travers 8
Qui méritent notre infortune : 8
Le pire, après tous nos revers. 8
C'est de ne pas garder rancune. 8
5 Pour venger deux invasions, 8
Des milliers d'insolentes rimes… 8
Cinquante ans d'admirations, 8
Bons Allemands, voilà nos crimes ! 8
Avons-nous assez radoté 8
10 Des beaux esprits de Germanie ? 8
Profondeur et naïveté, 8
Que de vertus, que de génie ! 8
Seuls vous saviez aimer, penser, 8
Peuple poète et philosophe ! 8
15 Seul chanter, musiquer, valser 8
En culottes de grosse étoffe. 8
C'était à qui louerait le mieux 8
Votre savoir, vos mœurs tranquilles ; 8
Et l'eau nous en venait aux yeux… 8
20 Je fus un de ces imbéciles ! 8
Je m'étais mis l'âme à l'envers 8
Pour Charlotte et pour Marguerite. 8
Je vous dois mes plus mauvais vers… 8
C'est peut-être ce qui m'irrite. 8
25 Mettons que j'avais mal compris. 8
Que j'ai mal pincé cette corde : 8
Du moins, ni moi, ni mes écrits, 8
Nous n'avons prêché la discorde. 8
Je suivais — quoique, au fond, chauvin- 8
30 La grande mode humanitaire : 8
J'ai chanté le progrès divin 8
Et la paix régnant sur la terre. 8
Pendant quinze ans, j'ai chevauché 8
Un Pégase philosophique ; 8
35 — Me l'a-t-on assez reproché ! — 8
Je fus mystique, évangélique. 8
Aujourd'hui, vers d'autres excès 8
J'incline, en devenant mon maître : 8
Mon cœur était très bon français, 8
40 Mon esprit voudrait un peu l'être. 8
J'ai déserté l'ombre et les bois 8
Et j'ai pris quelque sens pratique : 8
On peut, chers maîtres d'autrefois, 8
Vous appliquer votre critique. 8
45 Sans être, autant que vous, docteurs 8
En esthétique, en exégèse, 8
Sans rire encor de vos auteurs. 8
Nous en parlons plus à notre aise. 8
Grâce à vos savants d'outre-Rhin. 8
50 On se sent l'esprit moins frivole : 8
Du tort d'admirer le voisin 8
On se guérit à leur école. 8
Je tiens d'eux, — ravi de ce don, — 8
Le pourquoi de beaucoup de choses : 8
55 Pourquoi vous plantez le chardon 8
Dans vos squares au lieu de roses : 8
Pourquoi l'on donne votre nom 8
A toute mauvaise querelle ; 8
Pourquoi le baragouin teuton 8
60 N'est pas la langue universelle. 8
Donc, vous voulez raser Paris 8
Et nous massacrer par centaines… 8
Quand tous nos écus seront pris, 8
Berlin sera-t-il une Athènes ? 8
65 Jadis un peuple de soudards, 8
Rusés, sans esprit, sans entrailles. 8
De la cité mère des arts 8
Renversa les nobles murailles. 8
Ils se disaient très vertueux, 8
70 Exécraient la race voisine : 8
— Elle était plus aimable qu'eux 8
Et faisait meilleure cuisine. — 8
Émus du même sentiment, 8
Les Thébains saisirent leur pique. 8
75 — La Béotie assurément, 8
Avait droit de haïr l'Attique. — 8
Athènes, la sainte cité. 8
Succomba dans cette querelle : 8
C'est la fin de la liberté ; 8
80 La Grèce périt avec elle. 8
Mais de Sparte il ne reste rien 8
Que le nom d'une vieille chose ; 8
Et tout le passé dorien 8
Gît sous un pied de laurier-rose. 8
85 Athènes vit et règne encor, 8
Athènes la beauté féconde ! 8
Après ses dieux d'ivoire et d'or, 8
Son esprit gouverne le monde. 8
Ses fils n'étaient pas tous parfaits : 8
90 Légers, railleurs, ce que nous sommes, 8
Grands parleurs, vantant leurs hauts faits. 8
Après tout, ils étaient des hommes. 8
On croit pour les avoir battus 8
Que leur héritage est à prendre… 8
95 Vous avez de grosses vertus 8
Qui vous empêchent d'y prétendre. 8
Vous pouvez saisir tout notre or, 8
Nos bijoux et nos meubles rares ; 8
Vous restez, avec ce trésor, 8
100 Ce que Dieu vous fit : les Barbares. 8
Quand nous serons un monde ancien, 8
— Car vous vieillirez, je suppose, — 8
De vous il ne restera rien… 8
Je voulais dire pas grand'chose. 8
105 Les peuples n'iront pas chez vous, 8
— Nous devinssent-ils infidèles, — 8
Copiant vos mœurs et vos goûts, 8
Prendre vos œuvres pour modèles. 8
Vos lourds savants font et défont, 8
110 Et l'on n'en sait pas davantage. 8
Vous avez l'esprit très profond : 8
Le nôtre est léger… il surnage. 8
Notre prose, et même nos vers, 8
Notre parler, railleur ou tendre, 8
115 Vivront après que l'univers 8
Aura cessé de vous comprendre. 8
Enfin le génie allemand, 8
S'étant flatté de nous détruire, 8
Finira dans un bâillement. 8
120 Et nous serons là pour en rire. 8
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