Métrique en Ligne
LAP_14/LAP218
Victor de LAPRADE
VARIA
1844-1879
XIII
LABOREMUS
Sur ces pavés, son noir et stérile domaine, 12
Tandis que je m'en vais, silencieux, rêvant, 12
La foule parle haut, se hâte, se démène… 12
Et rien de tout cela ne me semble vivant. 12
5 Ce bruit des appétits, de la gaîté grossière, 12
Ces labeurs, ces plaisirs qu'on goûte avec effort, 12
Toute l'activité qui fait cette poussière, 12
M'inspirent un désir de sommeil et de mort. 12
Tant de fiévreux passants que je vois à l'ouvrage. 12
10 Esclaves des besoins ou de l'ambition 12
De vivre et de lutter m'enlèvent le courage : 12
]e regarde leur vie, et je dis : A quoi bon ? 12
Faut-il que je m'arrache aux douceurs de mon rêve, 12
Que j'use à ces métiers mes intimes ardeurs, 12
15 Que j'accepte ma part de ce combat sans trêve, 12
Pour donner un complice à toutes ces laideurs ? 12
C'est pourtant le beau mois lumineux et tranquille, 12
Tout rayonnant d'espoir, tout de fleurs embaumé… 12
Mais le printemps jamais n'entra dans une ville, 12
20 Et je vais hors des murs chercher le mois de mai. 12
A mes pieds, sur mon front, la verdure étincelle ; 12
Le bruit des pas s'éteint dans les gazons épais, 12
De rameaux en rameaux l'or fluide ruisselle ; 12
Je passe environné de sourire et de paix. 12
25 Les enfants m'ont suivi. Jusqu'alors, en silence, 12
Dans la foule ils marchaient, mornes, comme en prison 12
Mais voici la campagne… Un cri joyeux s'élance 12
Et ma troupe d'oiseaux s'envole à l'horizon. 12
Je me sens, à les voir, des ailes pour les suivre. 12
30 L'air me porte si bien, les chemins sont si verts ! 12
Tout fredonne et fleurit, tout semble heureux de vivre ; 12
Je marche rajeuni dans ce jeune univers. 12
Aux froments azurés l'épi déjà se montre ; 12
D'un nid, à chaque pas, j'entends l'heureux babil ; 12
35 Du berger souriant qui vient à ma rencontre. 12
Le troupeau s'est doublé depuis le mois d'avril. 12
Pour mes gais compagnons tout est joie et surprise ; 12
Leurs yeux, qui vont fouillant de l'arbuste au sillon, 12
Ont vu rougir, là-bas, la première cerise 12
40 Et jaunir l'aile d'or du premier papillon. 12
Tous ces tableaux des champs ont leur beauté diverse 12
Et l'humaine grandeur y reparaît pour moi ; 12
Le bouvier qui conduit sa charrue ou sa herse 12
Y prend à mes regards la majesté d'un roi. 12
45 J'aime cette lenteur et cette patience, 12
Cet espoir dans les fruits des fleurs qui vont finir. 12
L'aspect de son travail et de sa confiance 12
Efface de mon cœur l'effroi de l'avenir. 12
Tandis qu'avec amour, dans cet effort paisible, 12
50 L'homme apporte son aide au printemps créateur, 12
La nature accomplit son labeur invisible ; 12
L'air est plein de musique et de fraîche senteur. 12
Puisqu'il se fait encor du miel au creux des chênes, 12
Puisqu'il leurs pieds sourit la pervenche à l'œil bleu, 12
55 Que ce blé nous invite à des moissons prochaines, 12
Vivons pour le cueillir et pour en louer Dieu. 12
A ces fils bien-aimés il faudra de l'ombrage : 12
Ils voudront à leur tour et des fruits et des fleurs ; 12
Semons encor pour eux et plantons à tout âge. 12
60 Peut-être seront-ils plus heureux et meilleurs… 12
Mais le bouvier, là-bas, resserre sa ceinture, 12
De ses quatre taureaux fume le noir poitrail. 12
Allons servir aussi l'œuvre de la nature 12
Et faire, où Dieu voudra, notre part de travail. 12
65 Je me sens ressaisi par une ardeur de vivre. 12
Par le besoin d'agir, de créer à mon tour.-. 12
Puiqu'en lettres de fleurs la terre écrit son livre, 12
J'achèverai le mien en paroles d'amour. 12
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