Métrique en Ligne
LAP_13/LAP205
Victor de LAPRADE
LE LIVRE D'UN PÈRE
1877
XLVII
LA VIEILLE MAISON
Enfants, je laisse un héritage 8
Modeste, comme de raison ; 8
Mais, quand vous ferez le partage, 8
Gardez cette vieille maison ! 8
5 Les beaux messieurs de grande ville 8
Ne lui trouvent guère d’appas… 8
Ma petite maison tranquille, 8
Amis, ne la méprisez pas. 8
Heureux, si le bon Dieu vous donne 8
10 Ce qu’elle abrita de bonheur ! 8
Là, sans faire ombrage à personne, 8
On vivait simple avec honneur. 8
À plus de cent ans en arrière 8
Du jour où vint mon fils aîné, 8
15 On posait sa première pierre… 8
Et c’est là que mon père est né. 8
Ce toit sacré, je le respecte ! 8
J’aime à l’embellir en rêvant ; 8
L’antique aïeul son architecte 8
20 Fut un soldat, puis un savant. 8
Cadet de race, un peu rebelle, 8
Il préférait aux grands partis 8
Femme sans dot, mais bonne et belle : 8
C’est d’eux que nous sommes sortis. 8
25 Dieu nous a gardé leur demeure, 8
Honorez donc, à votre tour, 8
Ces murs où j’appris, de bonne heure, 8
La paix, le travail et l’amour ! 8
J’y passai trop peu de journées : 8
30 Le devoir m’appelait ailleurs, 8
En d’autres sphères moins bornées, 8
Mais d’où l’on ne sort pas meilleurs : 8
Naguère, écoliers, dans l’attente, 8
Vos congés vers l’humble manoir 8
35 Vous ramenaient chez la grand’tante 8
Toute heureuse de vous avoir. 8
Là, plus rien n’était à la mode 8
Et j’y trouvais une douceur : 8
Tout était vieux, simple et commode 8
40 Et tous les dons venaient du cœur. 8
Dans un jardin de quelques mètres 8
Des rieurs, un arbre, un filet d’eau… 8
Et vous étiez les joyeux maîtres 8
Du cerisier et du ruisseau. 8
45 Tandis que vous jetiez la ligne 8
À des poissons toujours absents, 8
Un canard blanc, que dis-je, un cygne 8
Coulait vos vaisseaux menaçants. 8
Moi, plus que vous enfant, peut-être, 8
50 Le cœur et les yeux grands ouverts, 8
Je vous suivais de ma fenêtre 8
Tout en griffonnant quelques vers. 8
Pour aimer ces vieux murs que j’aime, 8
Songez à vos premiers ébats, 8
55 À la bonté, toujours la même, 8
Qui nous rappelait tous là-bas. 8
Vous serez fidèles, j’espère, 8
Aux souvenirs que je défends : 8
Amis, comme votre vieux père 8
60 Restez toujours, restez enfants. 8
Hélas, après des funérailles, 8
Voilà que des indifférents 8
Vont remplacer dans ces murailles 8
La dernière des grands parents. 8
65 Tous ces vieux meubles que j’enlève 8
Aux chères places d’autrefois, 8
Avec nous, sans repos ni trêve, 8
Vont voyager sous d’autres toits. 8
Mais vous êtes encor les maîtres 8
70 Du petit manoir consacré. 8
Certes, ce toit de vos ancêtres 8
Ce n’est pas moi qui le vendrai ! 8
Chacun va suivre sa carrière, 8
Puisque Dieu nous a dit : marchez ! 8
75 Donc, sans regarder en arrière, 8
Tous au travail ! allez, cherchez, 8
Dispersez-vous, la terre est grande ! 8
Mais lorsque après un fier labeur 8
Vous aurez fait ce que demande 8
80 Le besoin, et surtout l’honneur, 8
Si l’un de vous, tendre et modeste, 8
Fidèle, épris du souvenir, 8
Dans l’humble maison qui nous reste 8
S’applique, un jour, à revenir ; 8
85 S’il se fait, sous ces vieilles pierres, 8
Un nid pour deux vrais amoureux, 8
Celui-là, parmi tous ses frères, 8
Ne sera pas le moins heureux. 8
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