Métrique en Ligne
LAP_13/LAP201
Victor de LAPRADE
LE LIVRE D'UN PÈRE
1877
XLIII
TRAVAILLONS
Mes enfants, il faut qu’on travaille ! 8
Il faut tous, dans le droit chemin, 8
Faire un métier, vaille que vaille, 8
Ou de l’esprit ou de la main. 8
5 Nul ici-bas ne se repose. 8
Il n’est rien d’inerte et d’oisif, 8
Ni l’oiseau, ni même la rose, 8
Ni ce vieux front chauve et pensif. 8
La fleur travaille sur la branche ; 8
10 Le lis, dans toute sa splendeur, 8
Travaille à sa tunique blanche, 8
L’oranger à sa douce odeur. 8
Si la sève, oisive et sans force, 8
Dormait sans aider au soleil, 8
15 Comment, sur cette noire écorce, 8
Apparaîtrait un fruit vermeil ! 8
Voyez cet oiseau qui voltige 8
Vers ces brebis, sur ces buissons… 8
N’a-t-il rien qu’un joyeux vertige ? 8
20 Ne songe-t-il qu’à ses chansons ? 8
Il songe aux petits qui vont naître 8
Et leur prépare un nid bien doux ; 8
Il travaille, il souffre peut-être, 8
Comme un père l’a fait pour vous. 8
25 Ce bon cheval qui vous ramène 8
Sur les sentiers grimpants des bois, 8
Croyez-vous qu’il n’ait point de peine 8
À vous porter quatre à la fois ? 8
Et pourtant c’est comme une fête 8
30 Lorsqu’il vous sent tous sur son dos ; 8
Les autres jours, la pauvre bête 8
Traîne de bien plus lourds fardeaux. 8
Entendez crier la charrue 8
Tout près de vous, là, dans ce champ ; 8
35 Voici l’attelage qui sue 8
Et qui fume au soleil couchant. 8
Ils y vont de toutes leurs forces, 8
Et de la tête et du poitrail, 8
Ces deux grands bœufs aux jambes torses. 8
40 Certes, c’est là du bon travail ! 8
Là-bas, le chien court, saute, aboie 8
Et poursuit brebis et béliers… 8
Croyez-vous que c’est de la joie, 8
Qu’il folâtre sous les halliers ? 8
45 Il va, grondé, battu peut-être, 8
De l’un à l’autre en s’essoufflant ; 8
Il va, sur un signe du maître, 8
Rassembler le troupeau bêlant. 8
Mais qui bourdonne à mes oreilles ? 8
50 Regardez bien ! vous pourrez voir 8
Nos chères petites abeilles 8
Qui butinent dans le blé noir. 8
C’est pour vous que ces ouvrières 8
Travaillent de tous les côtés ; 8
55 Sur les jasmins, sur les bruyères, 8
Elles vont cueillir vos goûters. 8
En rentrant vous serez bien aises 8
De trouver votre couvert mis, 8
D’avoir encore, après les fraises, 8
60 Un miel brun sur votre pain bis. 8
Quand, pour mieux finir la journée, 8
Le soir, allumant un bon feu, 8
Près de la grande cheminée 8
Vous inventerez quelque jeu ; 8
65 Si, dans un coin, seul, en silence, 8
Penchant la tête et fermant l’œil, 8
Pendant que l’on rit, que l’on danse, 8
Je m’étends sur mon vieux fauteuil ; 8
À me voir sans parler ou lire, 8
70 Sans plus faire un geste, un effort, 8
Vous direz, avec un sourire : 8
Voilà le père qui s’endort. 8
Non, je ne dors pas, je voyage 8
Avec vous en maints lieux divers ; 8
75 Et, pour vous prêcher le courage, 8
Chers petits, je vous fais ces vers. 8
Ils ne vont pas tout d’une haleine, 8
Ils ne me tombent pas du ciel ; 8
Et ce n’est pas non plus sans peine. 8
80 Que les abeilles font leur miel. 8
Sachez qu’une belle pensée, 8
Qu’une image aux vives couleurs, 8
N’est pas cueillie ou ramassée 8
Comme un fruit ou comme une fleur. 8
85 Quand j’ai rencontré, d’aventure, 8
Un grand vers, des traits éclatants… 8
Dans mon âme et dans la nature, 8
C’est que j’avais fouillé longtemps. 8
Dieu seul a le travail facile. 8
90 L’univers est toujours dispos 8
Sous ses doigts, et toujours docile… 8
Et Dieu n’est jamais en repos. 8
À toute heure il ordonne, il crée 8
Un astre, un monde, un cœur béni ; 8
95 Il étend son œuvre sacrée, 8
Sans fin, dans l’espace infini. 8
Et nous, qu’il fit à son image, 8
Armés de l’esprit créateur, 8
Nous avons tous un noble ouvrage, 8
100 Un monde à faire en notre cœur. 8
Nous pouvons agrandir la vie, 8
L’emplir de lumière et d’amour, 8
Rien qu’en travaillant, purs d’envie, 8
À notre pain de chaque jour. 8
105 Il n’est point de peine perdue 8
Et point d’inutile devoir ; 8
La récompense nous est due, 8
Si nous savons bien la vouloir. 8
Le moindre effort l’accroît sans cesse, 8
110 Surtout s’il a fallu souffrir. 8
Travaillez donc, et sans faiblesse. 8
Ne plus travailler, c’est mourir. 8
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