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LAP_13/LAP193
Victor de LAPRADE
LE LIVRE D'UN PÈRE
1877
XXXV
LA GRAND’GERBE
I
Un char passe, lent et superbe, 8
Le premier char de la moisson ; 8
La croix sur la plus haute gerbe 8
Brille en longeant le vert buisson. 8
5 Une croix d’épis, des guirlandes, 8
Bluets, pavots, ruban doré… 8
Les moissonneurs, joyeuses bandes, 8
Marchent autour du char sacré. 8
Des fleurs entourent les faucilles. 8
10 Des fleurs couronnent les enfants. 8
Vaillants garçons, robustes filles, 8
Entrent dans la cour, triomphants. 8
Les fifres et la cornemuse 8
Sonnent sur l’herbe, à qui mieux mieux, 8
15 Les airs de la rustique muse 8
Qui faisaient bondir les aïeux. 8
Déjà tournent les folles rondes, 8
Filles, garçons, entremêlés ; 8
Hors des coiffes les tresses blondes 8
20 S’échappent sur les cous hâlés. 8
À voir comme chacun se dresse, 8
Saute et rit de mille façons, 8
À voir la fougueuse allégresse 8
De ces danses, de ces chansons, 8
25 Dirait-on qu’au loin dans la plaine, 8
Ils ont, courbés sous un ciel lourd, 8
Altérés, suant, hors d’haleine, 8
Manié la faux tout le jour ? 8
Car, mes fils, il faut qu’on travaille 8
30 Rudement pour cueillir ces grains ! 8
La moisson, plus que la semaille, 8
Veut l’effort des bras et des reins. 8
La terre, chaude comme braise, 8
Brûle les pieds. Le noir grillon 8
35 Se tait, se cache et dort à l’aise 8
Dans les crevasses du sillon. 8
Et plus les récoltes sont belles, 8
Moins le faucheur a de sommeil, 8
Coupant et liant ses javelles 8
40 Sous les morsures du soleil. 8
Mais voyez aussi quelle joie 8
Lorsque, aux douces fraîcheurs du soir, 8
Les taureaux et le char qui ploie 8
Portent la grand’gerbe au manoir ! 8
II
45 Enfants, je conduis la charrue 8
Sur un sol dur, sous un ciel froid, 8
Pour que la moisson reste accrue, 8
La moisson d’un domaine étroit. 8
Je tâche, au sillon que je creuse, 8
50 De semer encor vaillamment 8
Une récolte généreuse 8
De grain choisi, de pur froment. 8
Ainsi, durant l’automne sombre, 8
Tout père jusqu’au dernier jour, 8
55 À travers des peines sans nombre, 8
Poursuit l’œuvre de son labour, 8
Afin qu’en la saison prochaine, 8
Les bras d’un jeune moissonneur, 8
Sur la vieille table de chêne 8
60 Déposent la gerbe d’honneur. 8
Pour que l’enfant se réjouisse 8
De la richesse des moissons, 8
Que le vieux logis retentisse 8
Et qu’on danse aux vieilles chansons ! 8
65 Mais une loi reste, éternelle, 8
Dont nul bonheur ne nous défend ; 8
Pour finir l’œuvre paternelle 8
Il faut le travail de l’enfant. 8
Sur le sol creusé par le père 8
70 Avec tant d’effort et d’amour, 8
Quand le grain mûrit et prospère, 8
Le fils doit suer à son tour. 8
L’été mène un jeune cortège 8
Moissonner, au champ du vieillard, 8
75 Ce qui fut semé sous la neige 8
Et labouré dans le brouillard. 8
Sous un lourd soleil, à votre heure, 8
Dans ce champ, mes fils, vous viendrez ; 8
Mais votre part est la meilleure : 8
80 Je sème, et vous récolterez. 8
Je fais une tâche incertaine, 8
Par un temps gris, humide, obscur : 8
Quand vous descendrez dans la plaine, 8
Le ciel sera clair, le blé mûr. 8
85 Je marche les pieds dans la boue, 8
Morne, inquiet, silencieux ; 8
Un âpre vent fouette ma joue 8
Et la neige de mes cheveux. 8
Mais sur la terre où je me couche 8
90 Des moissonneurs se lèveront, 8
Un joyeux cantique à la bouche, 8
La gerbe en main, des rieurs au front. 8
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