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Victor de LAPRADE
LE LIVRE D'UN PÈRE
1877
XXXIII
LA RUCHE
I
Nous montions vers les solitudes, 8
Quand, non loin de la plaine encor, 8
S’offre à nous un chêne aux flancs rudes 8
D’où le miel suinte en perles d’or. 8
5 À mi-coteau, dans une haie, 8
Il se dresse au soleil levant ; 8
La ruche est sûre, vaste et gaie, 8
À l’abri du froid et du vent. 8
L’essaim des vives ouvrières 8
10 Bourdonne autour du noir logis ; 8
On dirait un bruit de prières 8
Dans les buissons de fleurs rougis. 8
La troupe, un moment indécise, 8
À l’appel des mille senteurs 8
15 Hésite, et chacun à sa guise 8
Choisit la plaine ou les hauteurs ; 8
Là-bas, vole aux vignes prochaines, 8
Dans ces petits enclos charmants, 8
Vers ses longs prés bordés de chênes, 8
20 Vers les bluets, dans les froments ; 8
Ou là-haut, parmi les genièvres, 8
Les sorbiers, les pins résineux, 8
Vers le cytise aimé des chèvres, 8
Vers ces grands rochers lumineux. 8
25 La place exprès semble choisie ; 8
On a deux mondes à la fois 8
Pour promener sa fantaisie… 8
On a les hameaux ou les bois. 8
On y peut, à pleines corbeilles, 8
30 Aux fleurs, aux fruits les plus divers, 8
Vieux poète et jeunes abeilles, 8
Cueillir ou son miel ou ses vers. 8
II
C’est là, sur le sol des ancêtres, 8
Devant cet immense horizon, 8
35 Qu’à l’abri d’un rideau de hêtres, 8
Je pose en rêve une maison. 8
Je la vois simple, mais ancienne ; 8
Les murs sont fortement bâtis… 8
Et je rêve enfin qu’elle est mienne, 8
40 Pour être à vous, mes chers petits ! 8
Pour vous garder, loin de la ville, 8
Ce foyer plein de souvenir, 8
Ce nid, ce port, ce vieil asile 8
Où l’on veut toujours revenir ; 8
45 Où, quand notre âme est appauvrie, 8
Après l’hiver sombre et moqueur, 8
On fait moisson de rêverie, 8
On va renouveler son cœur. 8
Là, vers les bruyères vermeilles, 8
50 Le blé noir, le trèfle ou le thym, 8
Vos pensers, comme ces abeilles, 8
S’envoleraient chaque matin. 8
Notre humble terre a sa richesse. 8
Ce ciel, ces sommets que voilà, 8
55 Ce n’est point le beau ciel de Grèce, 8
Ce n’est point l’Hymète ou l’Hybla. 8
Dans ces vastes champs qu’on domine, 8
Ce n’est, là-bas, aux feux du soir, 8
Ni Mégare, ni Salamine, 8
60 Qu’on voit du pied de ce manoir. 8
Au bout d’une plaine jaunie, 8
Le soleil rougit, par instants, 8
Non l’azur des mers d’Ionie, 8
Mais l’eau grise de nos étangs, 8
65 J’aperçois, du vert promontoire 8
Dont ma ruche est le Parthénon, 8
Un long fil d’argent… c’est la Loire, 8
Modeste encore et sans renom. 8
Mais la nature est bonne mère ; 8
70 Nous aussi nous avons nos fleurs. 8
Le laurier, la rose éphémère, 8
Germent ici tout comme ailleurs. 8
III
Vous, les abeilles vagabondes, 8
Avant de peupler ce jardin, 8
75 Combien avez-vous vu de mondes 8
En venant chez nous de l’Éden ? 8
Vous qui, de la sagesse antique, 8
Gardez encor les douces lois, 8
Êtes-vous filles de l’Attique, 8
80 Abeilles des chênes gaulois ? 8
Peut-être, en buvant les rosées 8
D’Éleusis et de Marathon, 8
Vos aïeules se sont posées 8
Sur la bouche d’or de Platon. 8
85 Nous n’avons pas ces nuits sereines 8
Et ces grands noms mélodieux, 8
Ces mers où chantent les sirènes 8
Et ces lèvres des demi-dieux ; 8
Pourtant sur notre humble montagne 8
90 On peut, de fleurs et de chansons, 8
Quand l’essor printanier vous gagne, 8
Cueillir aussi d’amples moissons. 8
Ce miel de la ruche sans maître, 8
Trésor du pâtre et du chasseur, 8
95 Aura moins de parfums peut-être, 8
Mais plus de force et de douceur. 8
Volez donc, chastes ouvrières, 8
Vierges qui travaillez si bien ; 8
Autant nous vaudront ces bruyères 8
100 Qu’un laurier-rose athénien. 8
IV
Vous, enfants, partez avec elles, 8
Et, sans oublier votre nid, 8
Maintenant qu’ont poussé vos ailes, 8
Allez à travers l’infini. 8
105 La terre est pleine de merveilles, 8
La nature est belle en tout lieu ; 8
Posez-vous, comme des abeilles, 8
Sur toutes les œuvres de Dieu. 8
Allez, chacun selon sa force, 8
110 Mais sans perdre l’ardeur jamais ; 8
Percez des fleurs la tendre écorce, 8
Volez de la plaine aux sommets ; 8
Avec la libre fantaisie 8
D’un esprit jeune et curieux, 8
115 Que chacun pille l’ambroisie 8
Dans la fleur qu’il aime le mieux ; 8
Sur les pêchers de nos collines, 8
Au bord des étangs, sur les joncs, 8
Sur la ronce autour des ruines, 8
120 Et sur le lierre des donjons. 8
Au moindre calice allez boire, 8
Au moindre ruisseau, s’il est pur, 8
Dans le grand fleuve de l’histoire, 8
Dans l’urne du poète obscur. 8
125 Imprégnez-vous de toute chose 8
Bonne à distiller cire ou miel, 8
De la poussière d’une rose, 8
Des pleurs d’une aube dans le ciel. 8
Puis, chères âmes dispersées, 8
130 Apportez-moi, chaque printemps, 8
La récolte de vos pensées 8
Dans la ruche où je vous attends. 8
Voici, pour moi, l’heure inféconde 8
Où l’homme, atteint d’un sombre ennui, 8
135 Ferme ses yeux aux fleurs du monde, 8
Et ne regarde plus qu’en lui. 8
Cette immense nature en fête, 8
Ces bois et ces prés embaumés, 8
Ces monts dont j’atteignis le faîte, 8
140 Ces déserts que j’ai tant aimés, 8
Ces splendeurs saintes que j’admire, 8
Bientôt, se voilant d’un brouillard, 8
Pour moi n’auront plus un sourire, 8
Pour moi n’auront plus un regard ; 8
145 Mais aux voluptés dont me sèvre 8
Mon hiver pâle et soucieux, 8
Je goûte encor par votre lèvre, 8
Je vois ces beautés par vos yeux. 8
C’est à vos doux rêves intimes, 8
150 Le long de ces bois toujours verts, 8
C’est à votre essor vers les cimes, 8
Que je veux demander mes vers. 8
Volez donc ! le ciel est en flammes 8
Sur ces hauteurs que nous voyons ; 8
155 Remplissez vos vaillantes âmes 8
De parfums, d’accords, de rayons. 8
Après ces travaux pleins de charmes, 8
Revenez vite, ô cher essaim, 8
Verser tout, la joie ou les larmes, 8
160 Vos trésors entiers, dans mon sein ! 8
Et du gain de quelques journées 8
Vous comblerez, à mon appel, 8
Le vide fait par les années 8
Au creux de l’arbre paternel. 8
165 Revenez ! la nuit est prochaine, 8
Jeunes abeilles, mes amours !… 8
Et par les fentes du vieux chêne 8
Un miel pur coulera toujours. 8
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