Métrique en Ligne
LAP_13/LAP178
Victor de LAPRADE
LE LIVRE D'UN PÈRE
1877
XX
LOIN DU FOYER
Enfin, voici la maison pleine ! 8
Elle était sombre, il y fait jour ; 8
On y gazouille à perdre haleine… 8
Les chers oiseaux sont de retour. 8
5 Voici l’heure tant ajournée ! 8
J’ai là tous ceux que j’y rêvais, 8
Vous tous, près de la cheminée, 8
Enfants !… Et c’est moi qui m’en vais. 8
Quand la couvée est réunie, 8
10 Moi, qui d’eux tous ai tant besoin, 8
Je pars… quelle amère ironie ! 8
Je pars seul et m’en vais bien loin. 8
Ma chambre était froide, était nue, 8
J’y vivais morne et désolé… 8
15 Et quand la joie est revenue, 8
Pourquoi donc me suis-je envolé ? 8
On me disait : « Voici la neige 8
Et les longues nuits sans sommeil, 8
Le froid, l’épais brouillard, que sais-je ? 8
20 Ton cœur a besoin de soleil. 8
« Va-t’en vers la terre odorante, 8
La terre où fleurit l’oranger, 8
Où passa ta jeunesse errante, 8
Où tu n’es pas un étranger. 8
25 « Bien souvent tu menas ton rêve 8
À travers champs, sur ces hauteurs 8
Où chacun de nos pas soulève 8
Un flot d’ineffables senteurs. 8
« Tu sais qu’on y respire un baume, 8
30 Et que son soleil tout puissant 8
Refait, atome par atome, 8
Les trésors de l’âme et du sang. 8
« Tu la connais, cette nature, 8
Si riche d’ardentes couleurs, 8
35 Où le vers fleurit sans culture, 8
Entre les vignes et les fleurs. 8
C’est là qu’à ta pensive aurore, 8
La Muse, à travers les buissons, 8
A, d’une voix libre et sonore, 8
40 Dicté ses premières chansons. 8
« Là, sous les pins et les yeuses, 8
Tu sais qu’il est plus d’un manoir 8
Dont les grandes portes joyeuses 8
S’ouvriront pour te recevoir ; 8
45 « Que les amitiés empressées, 8
Les propos charmants, les beaux vers, 8
Effaceront de tes pensées 8
La noire empreinte des hivers. 8
« Le soleil fut ton premier maître ; 8
50 C’est à lui de te rajeunir… 8
Va-t’en là-bas, va-t’en renaître 8
À la chaleur du souvenir ! 8
« Reviens sur la terre enchantée 8
Où tu cueillis les pommes d’or ; 8
55 Tu peux, vieux lutteur, comme Antée, 8
T’y relever poète encor. » 8
Ainsi parlait un docteur sage ; 8
J’ai voulu suivre ce conseil. 8
Avec les oiseaux de passage 8
60 J’ai fui du côté du soleil. 8
Je souffrais de l’âpre froidure ; 8
Les grands cygnes étaient partis, 8
Et pour courir même aventure 8
Je vous ai quittés, chers petits ! 8
65 Mais en vain la blonde Provence 8
Aux chansons veut me convier, 8
Sur ses coteaux ornés d’avance 8
Et du myrte et de l’olivier ; 8
En vain du sol où je voyage 8
70 Un écho jaillit sous mes pas… 8
La Muse qui chante à mon âge 8
Est muette où vous n’êtes pas. 8
Les clartés, les parfums que j’aime, 8
Les voix du monde aérien, 8
75 Les torrents, le chêne lui-même, 8
À mon cœur ne disent plus rien. 8
J’ai cessé de voir et d’entendre 8
Dans l’âme du vaste univers ; 8
Une voix plus humble et plus tendre 8
80 Me dictera mes derniers vers. 8
Enfants ! c’est la Muse modeste 8
Qui tient nos cœurs purs et joyeux. 8
Le seul poème qui me reste, 8
Je le lis, tout bas, dans vos yeux. 8
85 Quel espoir m’entraîne et m’agite 8
Loin de nos retraits familiers ? 8
Où trouverai-je un plus doux gîte 8
Et des cœurs plus hospitaliers ? 8
Au prix des souffrances de l’âme, 8
90 De l’exil, presque des remords, 8
Faut-il payer l’amer dictame 8
Qui soulage à peine mon corps ? 8
Hélas ! s’il me faut pour revivre 8
Un air plus tiède, un ciel plus doux. 8
95 Ne puis-je, à côté de mon livre, 8
Trouver mon soleil près de vous ? 8
Enveloppé de votre haleine, 8
Serré dans vos bras grands ouverts, 8
Comme le bélier dans sa laine, 8
100 Je braverais les noirs hivers. 8
Mais, puisqu’un autre arrêt l’emporte, 8
Que c’est votre avis, ce matin, 8
Que la science est la plus forte 8
Et m’ordonne un soleil lointain… 8
105 De la Provence coutumière 8
Je reprends le tiède sentier ; 8
Dans ses parfums, dans sa lumière, 8
Je me plongerai tout entier. 8
Mon corps, mon cœur, ma poésie 8
110 Rajeunis dans ces lieux brillants, 8
De ces bains de chaude ambroisie 8
Sortiront joyeux et vaillants. 8
Oui, la vigueur me fait envie ! 8
Mon grand combat n’est pas livré ; 8
115 Je veux m’attacher à la vie, 8
Car c’est pour vous que je vivrai. 8
C’est à moi, dans notre nuit sombre, 8
De vous diriger par la main 8
Loin de l’ornière et du grand nombre, 8
120 De vous montrer votre chemin ; 8
De vous enseigner, par l’exemple, 8
Sans nuls pensers ambitieux, 8
A dresser dans votre âme un temple 8
Au sévère honneur des aïeux. 8
125 Lorsque, en la tourmente où nous sommes, 8
Vous saurez combattre et souffrir, 8
Chers enfants ! vous serez des hommes, 8
Et j’aurai le droit de mourir. 8
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