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LAP_13/LAP168
Victor de LAPRADE
LE LIVRE D'UN PÈRE
1877
X
LE BON CHEVAL GRIS
Bon cheval gris, si doux, si sage, 8
Toi qui portais, quatre à la fois, 8
Mes chers petits et leur bagage, 8
Tandis qu’à pied, le long du bois, 8
5 Je suivais l’heureux équipage… 8
Bon cheval gris, si doux, si sage, 8
Tu mérites plus d’une page 8
Dans nos histoires d’autrefois. 8
Bien loin, bien loin par les vallées, 8
10 Sur les hauts plateaux verdoyants, 8
Que d’heures gaîment écoulées 8
À l’air vif, sous les cieux brillants, 8
Et combien d’étapes doublées 8
Grâce à tes pieds sûrs et vaillants ! 8
15 Lorsqu’ils trottaient dans la bruyère, 8
Comme jadis les quatre preux, 8
Sur la monture coutumière 8
Aucun n’était las ou peureux. 8
Celui qui demeurait à terre 8
20 Se suspendait à ta crinière, 8
Dans les sentiers durs et pierreux. 8
Quand tu croyais reprendre haleine 8
Sur un gazon fin et luisant, 8
À l’ombre, au bord de la fontaine 8
25 Où l’on goûtait en s’amusant, 8
Quelque aîné, désobéissant, 8
Pour faire, tout seul et sans gêne, 8
Un temps de galop dans la plaine, 8
Sautait sur ton dos complaisant ; 8
30 Ou bien, durant une heure entière, 8
Chantant, riant d’un rire fou, 8
Toute la blonde fourmilière, 8
Qui par devant, qui par derrière, 8
Grimpait de tes pieds à ton cou. 8
35 Aussi que de mains empressées, 8
Au retour du bon cheval gris, 8
T’apportaient le foin par brassées, 8
Et t’offraient, à l’envi dressées, 8
Ta part de sucre et de pain bis ! 8
40 Mais Dieu sait tout ce qu’il endure 8
De tous ces démons d’écoliers ! 8
Et jamais une égratignure 8
N’attrista leurs jeux familiers, 8
Le grand galop sur la verdure, 8
45 Le trot à travers les halliers… 8
Car tu réglais ta souple allure 8
Sur l’âge de tes cavaliers. 8
Tu souffrais, sans te troubler guère, 8
Leurs bonds et leurs cris argentins ; 8
50 Tu semblais, indulgent compère 8
De ces mille tours enfantins, 8
T’en réjouir à ta manière, 8
Et comprendre l’émoi du père 8
Au milieu de tous ces lutins. 8
55 Et lui, le distrait, le poète, 8
Écuyer des plus maladroits, 8
Par ton esprit, ô noble bête ! 8
Combien l’as-tu sauvé de fois, 8
Quand, vers l’azur levant la tête, 8
60 Sans voir les périlleux endroits, 8
Sur ton dos il était en quête 8
D’une rime, au tournant du bois ! 8
Les soirs où je fais ton histoire, 8
C’est à grand’peine, on peut m’en croire, 8
65 Que de pleurer je me défends. 8
Va ! tu méritais la victoire 8
Sur ces vains coureurs triomphants ; 8
Si je pouvais donner la gloire, 8
J’éterniserais ta mémoire, 8
70 Bon vieil ami de mes enfants ! 8
Te voilà mort, mon vieux fidèle ! 8
Au néant on t’a condamné ; 8
Mais à Dieu mon cœur en appelle. 8
Je suis sûr qu’il t’avait donné 8
75 Une part de l’âme éternelle. 8
Car la bonté ne périt pas, 8
Et l’être en qui Dieu l’a placée 8
L’emporte au delà du trépas. 8
Elle vit comme la pensée. 8
80 Aimez-la, mes petits chéris, 8
Dans la plus humble créature ; 8
Aimez-la chez les grands esprits, 8
C’est leur essence la plus pure ; 8
C’est la fleur, le joyau sans prix, 8
85 C’est la perle de la nature. 8
Aimez-la dans ce bon cheval, 8
Qui la possédait sans mélange ; 8
Dans le chien, ce héros étrange 8
Qui meurt pour un maître brutal : 8
90 Elle met le pauvre animal 8
Au niveau de l’homme et de l’ange. 8
Oui, bon gris nous te reverrons 8
Sur des montagnes bien plus belles, 8
Où nous aurons de grandes ailes, 8
95 De vives clartés sur nos fronts ; 8
Et, joyeux, nous galoperons 8
Sur des bruyères immortelles. 8
Et là viendront nous entourer, 8
Et courir en troupe légère, 8
100 Ceux qui furent bons sur la terre, 8
Ces chiens qui nous ont fait pleurer, 8
Ceux de Lamartine et d’Homère. 8
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