Métrique en Ligne
LAP_13/LAP166
Victor de LAPRADE
LE LIVRE D'UN PÈRE
1877
VIII
LE PETIT MÉNAGE DU PÈRE
Un petit doigt frappe à ma porte ; 8
J’en connais le son argentin : 8
« Entrez !… » je sais que l’on m’apporte 8
Mon bonheur de chaque matin. 8
5 Les voilà ! toujours les premières 8
À remplir ce joyeux devoir… 8
On entend là-bas les grands frères 8
S’ébattre en leur bruyant dortoir. 8
Mais en avril comme en décembre, 8
10 Toujours, épiant mon réveil, 8
Les deux sœurs entrent dans ma chambre, 8
Plus exactes que le soleil. 8
Et, si noire que soit la brume, 8
À leur sourire familier, 8
15 Une vive clarté s’allume 8
Dans mon cœur, dans mon atelier. 8
Ma nuit, ma triste nuit s’envole ; 8
Leur voix douce m’a raffermi 8
Avec cette simple parole : 8
20 « Père, avez-vous un peu dormi ? 8
Longtemps je les garde embrassées : 8
Et quels bons rires entre nous ! 8
Mais voilà mes deux empressées 8
Qui s’échappent de mes genoux. 8
25 Car on veut tout remettre en place, 8
Livres, papiers, tout l’attirail, 8
Pour que l’ordre et la bonne grâce 8
Ornent ma table de travail. 8
L’encrier, garni de ses plumes, 8
30 M’invite et prend un air charmant ; 8
Sur mes rayons les gros volumes 8
S’alignent par enchantement. 8
Sus les bronzes de l’étagère, 8
Sur les cadres d’or du trumeau, 8
35 Comme une hirondelle légère 8
On fait voltiger le plumeau. 8
La bruyère, en sa porcelaine, 8
Le tapis et ses larges fleurs, 8
Le blason du coussin de laine, 8
40 Tout reprend de vives couleurs. 8
Et tandis qu’on passe et repasse, 8
Sur mes genoux, en fredonnant, 8
On revient, et vite on embrasse 8
Le front du père rayonnant. 8
45 Moi, j’ai vu fuir, sous ces doigts d’ange, 8
Les spectres de ma longue nuit ; 8
Mon esprit goûte un calme étrange 8
Dans la chambrette qui reluit. 8
Il ne reste en mon âme entière 8
50 Plus une crainte et plus un deuil, 8
Pas plus qu’un seul grain de poussière 8
Sur le bois de mon vieux fauteuil. 8
Durant tout ce petit ménage 8
Qu’on achève avec tant d’amour, 8
55 Le poète a repris courage 8
Pour son labeur de chaque jour. 8
Avec mes douces visiteuses, 8
Chez moi, le soleil et l’espoir, 8
La verve et les rimes heureuses, 8
60 Tout revient pour jusqu’à ce soir. 8
Il m’est resté de leur passage, 8
— À moi qui me sentais si vieux, 8
Avec la fermeté d’un sage, 8
Les ardeurs d’un jeune amoureux. 8
65 J’ai retrouvé toute ma flamme 8
Et toute ma sérénité… 8
Et je bénis, du fond de l’âme, 8
Les Muses qui m’ont visité. 8
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