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LAP_13/LAP161
Victor de LAPRADE
LE LIVRE D'UN PÈRE
1877
III
À VERSAILLES
Chers petits, qui voulez me suivre 8
Lorsque je m’embarque à tout vent, 8
Vous sans qui je ne puis pas vivre 8
Et que je quitte si souvent ! 8
5 Après notre adieu triste et tendre, 8
Lorsque vous rêvez entre vous, 8
Vous dites, cherchant à comprendre : 8
« Où va donc le père sans nous ? » 8
Chers bien-aimés, quand je vous laisse, 8
10 Quand je fuis la chère maison, 8
Ce n’est ni plaisir ni richesse 8
Que je poursuis à l’horizon. 8
Nul rêve d’un sort plus prospère, 8
Rien que l’inflexible devoir, 8
15 N’arrache ainsi votre vieux père 8
À vos baisers de chaque soir. 8
Sans prendre garde à ma souffrance 8
Et sans nulle pitié pour moi, 8
Dans le grand conseil de la France 8
20 On m’a mis… je ne sais pourquoi ! 8
Si c’est, mon Dieu ! parce que j’aime 8
Sa grandeur et sa liberté, 8
Le poids de cet honneur suprême, 8
Je l’ai peut-être mérité. 8
25 Je n’ai pu combattre pour elle ; 8
C’est là ce qui valait le mieux. 8
Hélas ! pour venger sa querelle 8
Je suis infirme et je suis vieux ! 8
Mais chacun lutte à sa manière 8
30 Pour la cause qu’il doit servir. 8
Les lois, je ne sais pas les faire, 8
Et j’aime mieux leur obéir. 8
Je sais peut-être comme on darde 8
En face, à l’ennemi vainqueur, 8
35 Un mot qui s’enfonce et qu’il garde 8
Sans pouvoir l’ôter de son cœur. 8
La haine, à défaut du génie, 8
M’arma du trait juste et malin ; 8
Et je sais que mon ironie 8
40 Les irrite encore à Berlin. 8
Je sais qu’excitant l’espérance, 8
Lus dans nos plus humbles cantons, 8
Mes vers ont, au nom de la France, 8
Fait pleurer les soldats bretons ; 8
45 Que, dans nos revers pleins de gloire, 8
Pour entretenir sa vigueur, 8
Maint fils du Rhône ou de la Loire 8
Se les est récités par cœur. 8
D’autres sont orateurs sublimes ; 8
50 J’ai rêvé de moindres emplois. 8
Pourquoi donc m’ôter à mes rimes ? 8
Assez de gens feront les lois ! 8
Et cependant, puisqu’on m’invite 8
À des maux qu’il faut partager, 8
55 Oublions tout et partons vite ; 8
Restons autant que le danger. 8
C’est pourquoi de ces deux années 8
Vous eûtes de si faibles parts ; 8
Pourquoi dans ces tristes journées, 8
60 À peine arrivé, je repars. 8
C’est ainsi que je vous délaisse, 8
Mes chers petits, mes seuls amours, 8
Que je passe au loin ma vieillesse, 8
Sans vous embrasser tous les jours. 8
65 Mon esprit s’éteint, mon cœur s’use 8
Loin de vous et loin du soleil ; 8
Et, certes, ce n’est pas la Muse 8
Qui m’ôte ainsi force et sommeil ! 8
De l’arène retentissante 8
70 Où j’entends ces fauves clameurs, 8
La Muse, hélas ! est bien absente… 8
Ce n’est pas d’elle que je meurs ! 8
Je succombe à de vieilles peines, 8
Aux regrets, aux espoirs trahis ; 8
75 Mon sang est sorti de mes veines 8
Par les blessures du pays. 8
Je suis las, caduc avant l’âge ; 8
Dieu seul pourrait me ranimer. 8
Mon cœur, sans lutter davantage, 8
80 N’a plus que la force d’aimer. 8
Les branches du vieux sycomore 8
Se brisent de tous les côtés, 8
Et mes jours, s’il m’en reste encore, 8
Un par un sont déjà comptés. 8
85 Que puis-je, à cette heure dernière, 8
Contre les destins en courroux ?… 8
Mais je suis toujours votre père, 8
Et je veux finir près de vous. 8
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