L'ALCADE DE TAMPICO |
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LE VOYAGE DU PRINCE |
COMÉDIE EN CINQ ACTES |
PERSONNAGES
ZAPATA,
alcade, puis gouverneur et duc de Tampico.
Le Docteur PÉDRO-GIRON,
médecin.
CARDENIO.
SIDRACH-BEN-BARUCH,
banquier.
OLYMPIA.
LA MARQUISE.
LA PRÉSIDENTE.
LA DIRECTRICE.
Les Membres de l'Ayuntamiento de Tampico, Foule de Bourgeois et de Gens du peuple.
Plusieurs Dames.
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La scène se passe dans le nouveau monde. 1851. |
ACTE PREMIER |
Chez l'alcade ZAPATA. |
SCÈNE PREMIÈRE |
ZAPATA, LE DOCTEUR PÉDRO-GIRON, CARDENIO |
ZAPATA à Cardenio |
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Mon manifeste est prêt, je le signe à l'instant : |
12 |
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C'est concis et c'est fier… Vous en serez content. |
12 |
Lisant. |
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« Citoyens, un tyran que le Mexique abhorre |
12 |
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A des forfaits nouveaux se préparait encore ; |
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5 |
Par un indigne coup longuement médité, |
12 |
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Don Pèdre allait chez nous tuer la liberté. |
12 |
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Un héros a surgi ! dans sa juste colère, |
12 |
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Alvarez réveilla le lion populaire : |
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On combattit trois jours. — Le peuple a triomphé ! |
12 |
10 |
Nos droits sont à l'abri, le monstre est étouffé. |
12 |
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Levons-nous ! imitons cet élan magnifique. |
12 |
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Alerte ! et crions tous : « Vive la république ! » |
12 |
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LE DOCTEUR |
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Très bien ! Très bien ! Pourtant si c'était que de moi, |
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J'ôterais ces gros mots ; j'en suspecte l'emploi. |
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15 |
Il est moins de héros, de monstres qu'on ne pense ; |
12 |
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Le succès fait souvent toute la différence. |
12 |
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Regardez bien l'envers et retournez le gant ; |
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Hélas ! que de héros sont doublés d'un brigand ! |
12 |
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CARDENIO |
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Diable de modéré ! tais-toi, tu me désoles ; |
12 |
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Laisse-nous donc agir… |
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LE DOCTEUR |
20 |
Laisse-nous donc agir… Oui, pas tant de paroles. |
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CARDENIO |
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Veux-tu me reprocher mon métier de rimeur ? |
12 |
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Je viens de l'arsenal… |
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ZAPATA |
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Je viens de l'arsenal… Je vais chez l'imprimeur. |
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LE DOCTEUR |
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Va vite ! — et que chacun retienne bien son rôle, |
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L'éloquent ZAPATA portera la parole ; |
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25 |
Nous ! prenons le fusil… C'est un bon argument, |
12 |
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Pour qui sait en user, peuple ou gouvernement. |
12 |
Ils sortent. |
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SCÈNE II |
ZAPATA seul |
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Au fait, Je vais courir une grosse aventure, |
12 |
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Nous brûlons nos vaisseaux… Bah ! la nouvelle est sûre ; |
12 |
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Trois courriers coup sur coup m'ont dit l'événement, |
12 |
30 |
Dans le parti vainqueur risquons-nous hardiment. |
12 |
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SCÈNE III |
ZAPATA, SIDRACH-BEN-BARUCH. |
SIDRACH |
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Vous savez la nouvelle, alcade ? |
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ZAPATA |
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Vous savez la nouvelle, alcade ? Eh ! je suppose |
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Qu'étant premier édile, on en sait quelque chose. |
12 |
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Mais, tout va pour le mieux, n'ayez aucune peur, |
12 |
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La crise est solennelle, on est à sa hauteur. |
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35 |
A tout événement on saura faire face, |
12 |
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Lisez d'abord ceci… ce n'est qu'une préface. |
12 |
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SIDRACH, parcourant le discours |
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« Citoyens ! un tyran… » Le terme est assez doux ! |
12 |
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« Vive la république ! » Où donc en êtes-vous ? |
12 |
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« Le peuple a triomphé. » C'est de l'histoire ancienne |
12 |
40 |
Sa montre est, je le vois, en retard sur la mienne. |
12 |
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ZAPATA |
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Quoi ! le peuple n'a pas… ? ai-je bien entendu ? |
12 |
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Et son vaillant tribun… ? |
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SIDRACH |
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Et son vaillant tribun… ? Mon cher, il est pendu. |
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SIDRACH |
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Alvarez ? En personne. |
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ZAPATA, |
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Alvarez ? En personne. Et don Pèdre ? |
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SIDRACH |
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Alvarez ? En personne. Et don Pèdre ? Il se nomme. |
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Dictateur, protecteur, empereur, roi, grand homme. |
12 |
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ZAPATA |
45 |
Impossible ! il était hier battu, traqué, |
12 |
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Sans le sou ; pour l'Europe il s'était embarqué… |
12 |
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SIDRACH |
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Ajoutez qu'il s'était enfui par la fenêtre. |
12 |
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ZAPATA |
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Du palais et des forts le peuple était le maître… |
12 |
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SIDRACH |
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Je le sais comme vous ; j'en fus presque témoin, |
12 |
50 |
Mais les gouvernements reviennent de très loin ; |
12 |
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La nôtre est de retour… |
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ZAPATA |
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La nôtre est de retour… Ne me faites pas rire. |
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SIDRACH |
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Non, vous ne rirez pas ; car je vais tout vous dire : |
12 |
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L'émeute, il est très vrai, grossissant dans son cours |
12 |
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Maîtresse de la ville, a dominé trois jours ; |
12 |
55 |
Alvarez a parlé bien mieux que Démosthènes ; |
12 |
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On a tout proclamé, l'âge d'or, Rome, Athènes, |
12 |
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La vertu, le travail, les nègres libérés. |
12 |
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Le partage des biens… tout ce que vous voudrez… |
12 |
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Or pendant ce temps-là l'infortuné monarque |
12 |
60 |
Au camp le plus voisin descendait de sa barque, |
12 |
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Et, rentré dans la ville avec dix régiments, |
12 |
|
Il venait couper court à ces beaux sentiments. |
12 |
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A l'heure où je vous parle, en frais de politesse, |
12 |
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Les grands corps de l'État haranguent Son Altesse ; |
12 |
65 |
Ce n'était qu'un héros, le voilà passé dieu… |
12 |
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On exile beaucoup et l'on pend quelque peu ; |
12 |
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Nous en pourrons juger tout à l'heure en province. |
12 |
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ZAPATA |
|
Vous vous moquez de moi ! |
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SIDRACH |
|
Vous vous moquez de moi ! Nous avons un grand prince. |
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Les fonds ont remonté bien au-dessus du pair. |
12 |
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ZAPATA, |
|
De grâce, expliquez-vous ! |
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SIDRACH |
70 |
De grâce, expliquez-vous ! Mais mon langage est clair. |
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Je suis très désolé que cela vous effraie : |
12 |
|
Comme on dit aujourd'hui, c'est la vérité vraie. |
12 |
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ZAPATA |
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Mais d'où la savez-vous, le chemin est coupé ? |
12 |
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SIDRACH |
|
Mes pigeons voyageurs ne m'ont jamais trompé. |
12 |
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ZAPATA |
|
Alors je suis perdu ! |
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SIDRACH |
75 |
Alors je suis perdu ! Votre fortune est faite. |
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Mon cher, mais seulement ne perdons pas la tête. |
12 |
|
Vous n'êtes pas un sot ? |
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ZAPATA |
|
Vous n'êtes pas un sot ? Je suis trop compromis ; |
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Tous mes antécédents, ce discours, mes amis… |
12 |
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SIDRACH |
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Allons au plus pressé ; voyons cette harangue : |
12 |
80 |
La langue peut guérir le mal qu'a fait la langue. |
12 |
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Ce terrible papier est resté dans vos mains ? |
12 |
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ZAPATA |
|
Je venais de le lire, hélas ! à deux Romains ! |
12 |
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SIDRACH |
|
Il n'est pas affiché ?… Bah ! dans ces conjonctures, |
12 |
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J'ai vu d'honnêtes gens nier leurs signatures. |
12 |
85 |
Nous n'en sommes pas là ! mais il faut se presser. |
12 |
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Ceci n'est qu'un brouillon qu'on doit recommencer ; |
12 |
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Le plus simple écolier n'y verrait pas mystère : |
12 |
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C'est un devoir mal fait qu'il s'agit de refaire. |
12 |
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Ce n'est pour vous qu'un jeu… vous écrivez si bien. |
12 |
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ZAPATA, la tête dans ses mains |
90 |
Mon cher, je ne me sens plus capable de rien. |
12 |
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Un si brusque retour ! j'en ai l'âme obsédée ! |
12 |
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Je ne pourrais, ce soir, accoucher d'une idée. |
12 |
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SIDRACH |
|
Vous allez me forcer à devenir auteur… |
12 |
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Remplissons mes devoirs envers un débiteur. |
12 |
95 |
Voyons !… mais vous tiendrez la plumeau moins, cher maître. |
12 |
|
Donnez-moi ce brouillon, il m'aidera peut-être. |
12 |
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ZAPATA |
|
Maudit papier ! laissez que je le jette au feu. |
12 |
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SIDRACH, prenant le papier |
|
Non, donnez-le… Écrivez et calmez-vous un peu. |
12 |
Il dicte. Zapata écrit. |
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« Citoyens ! un héros que le Mexique adore, |
12 |
100 |
A des exploits nouveaux se préparait encore |
12 |
|
Par un coup généreux longuement médité, |
12 |
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Don Pèdre allait chez nous fonder la liberté. |
12 |
|
Un brigand a surgi ! dans sa lâche colère, |
12 |
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Alvarez déchaîna le tigre populaire… |
12 |
105 |
On combattit trois jours ; le prince a triomphé ! |
12 |
|
Nos droits sont à l'abri, le monstre est étouffé. |
12 |
|
Reposons-nous enfin, la terre est affranchie ; |
12 |
|
Du calme, et crions tous : Vive la monarchie ! » |
12 |
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ZAPATA |
|
Est-ce bien sérieux ? |
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SIDRACH |
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Est-ce bien sérieux ? N'est-ce pas très ronflant ? |
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110 |
Je vous en garantis l'effet mirobolant. |
12 |
|
Faites vite afficher. |
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ZAPATA |
|
Faites vite afficher. Quel homme de ressource ! |
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SIDRACH |
|
Voilà, mon cher, comment on se forme à la Bourse. |
12 |
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ZAPATA |
|
Quoi ! dans le même jour, passer du noir au blanc ! |
12 |
|
A tous mes ennemis je prêterais le flanc ; |
12 |
115 |
Où me cacher après une telle aventure ? |
12 |
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SIDRACH |
|
Sous un bel uniforme au fond d'une voiture, |
12 |
|
Muni d'un grand cordon et d'un gros traitement.. |
12 |
|
Et tous vos ennemis vous trouveront charmant. |
12 |
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ZAPATA |
|
J'entends crier d'ici toute ma vieille bande. |
12 |
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SIDRACH |
120 |
Bah ! vous leur donnerez leur part du dividende ! |
12 |
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ZAPATA |
|
Ou s'indignera trop, je ne veux pas signer. |
12 |
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SIDRACH |
|
Ce siècle a trop bon cœur pour jamais s'indigner. |
12 |
|
De plus huppés que vous ont fait pareille chose. |
12 |
|
C'est le même morceau, seulement je transpose : |
12 |
125 |
C'était pour baryton, je le mets pour ténor ! |
12 |
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Sur cette gamme-là, mon cher, il vaut de l'or. |
12 |
|
Je m'y connais ! Allons, citoyen magnanime, |
12 |
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Prenez des actions dans le nouveau régime ; |
12 |
|
J'en ai pris. |
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ZAPATA |
|
J'en ai pris. Laissez-moi ! je serais un coquin ! |
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130 |
Car, enfin, dans le fond, je suis républicain. |
12 |
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SIDRACH |
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Moi, communiste… Au fond l'on garde ce qu'on pense ; |
12 |
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Dans la forme, évitons l'exil et la potence ; |
12 |
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Et tâchons, quels que soient les vainqueurs, les vaincus, |
12 |
|
De sauver, d'augmenter, s'il se peut, nos écus. |
12 |
|
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SIDRACH |
135 |
Affreux juif ! Cher ami ! calculons notre affaire. |
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|
ZAPATA |
|
Je crains que mon calcul du vôtre ne diffère, |
12 |
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SIDRACH, |
|
C'est vrai, vous empruntez, je prête. Mais je veux |
12 |
|
Votre succès à vous ; c'est le bien de tous deux. |
12 |
|
Si vous êtes pendu, proscrit, pauvre et malade, |
12 |
140 |
Si de ce mauvais trou vous restez l'humble alcade, |
12 |
|
C'est trois cent mille écus que j'y perds, sûrement ; |
12 |
|
Donc, je dois travailler à votre avancement. |
12 |
|
Dans l'ère où nous entrons j'ai mis des espérances ; |
12 |
|
Je la crois très propice aux hommes de finances. |
12 |
145 |
Puis, je vous l'avoûrai, — car je suis bon enfant, — |
12 |
|
J'avais pris les billets du héros triomphant. |
12 |
|
Je risquais cent contre un, et d'assez rondes sommes ; |
12 |
|
Mais tous mes débiteurs deviennent de grands hommes. |
12 |
|
A votre tour, ami, montez sur le pavoi ! |
12 |
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ZAPATA |
150 |
Laissons ces rêves d'or, tout est fini pour moi ; |
12 |
|
Je me tiens pour content de sauver ma personne. |
12 |
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SIDRACH |
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Elle vaut peu, vraiment, les soins qu'elle vous donne ! |
12 |
|
C'est donc comme cela qu'on sait se retourner ? |
12 |
|
Vous ! un homme d'esprit… mais c'est à le berner ! |
12 |
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ZAPATA |
155 |
Comprenez donc, mon cher, j'ai des notes sinistres : |
12 |
|
J'abats depuis quinze ans des rois et des ministres, |
12 |
|
J'étais né radical, j'ai crié, j'ai mordu… |
12 |
|
Sur mes antécédents je dois être pendu. |
12 |
|
SIDRACH |
|
Il en est à ce point que je lui vais apprendre |
12 |
160 |
Le prix d'un tel passé quand on sait bien le vendre ; |
12 |
|
Mais je donnerais, moi, quatre cent mille francs |
12 |
|
Pour avoir autrefois dévoré des tyrans. |
12 |
|
Plus on revient de loin, et mieux on vous accueille. |
12 |
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Je vais être baron… j'aurais un portefeuille, |
12 |
165 |
Je serais prince et duc, quatre fois enrichi, |
12 |
|
Je serais grand vizir et grand mamamouchi ! |
12 |
|
ZAPATA |
|
Tout cela ne m'est rien ! survivant d'un autre âge. |
12 |
|
Au moins sauvons l'honneur, je veux finir en sage |
12 |
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SIDRACH |
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Digne d'un grand journal ! Mais, sans vous offenser. |
12 |
170 |
Mon cher, c'était par là qu'il fallait commencer. |
12 |
|
Pour devenir Brutus il faut s'y prendre jeune ; |
12 |
|
Il faut s'y préparer longuement par le jeûne. |
12 |
|
Quand on veut cultiver des sentiments si beaux, |
12 |
|
On vit de brouet noir, on porte des sabots ; |
12 |
175 |
On plante des navets dans son petit domaine ; |
12 |
|
On courtise Toinon et non pas Célimène ; |
12 |
|
On ne se meuble pas comme dans un palais… |
12 |
|
Et l'on n'emprunte pas, pour des chevaux anglais, |
12 |
|
Ces trois cent mille écus dont j'ai l'acte authentique |
12 |
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ZAPATA |
180 |
Qu'a cela de commun avec la politique ? |
12 |
|
SIDRACH |
|
Le voici : c'est qu'au bout arrivent les huissiers ; |
12 |
|
D'argent il en vient peu dans les métiers grossiers, |
12 |
|
Dans la littérature et dans le jardinage… |
12 |
|
Les bons coups sont toujours pour un gros personnage ; |
12 |
185 |
Il faut le devenir. On fut grand citoyen… |
12 |
|
On se fait courtisan, c'est le meilleur moyen. |
12 |
|
Qu'importe que l'on ait les mains plus ou moins nettes ? |
12 |
|
Il s'agit d'être duc ou prisonnier pour dettes. |
12 |
|
ZAPATA |
|
Retire-toi, Satan ! |
|
|
SIDRACH |
|
Retire-toi, Satan ! Le voilà converti ! |
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190 |
Allons, c'est convenu, nous changeons de parti. |
12 |
|
Le nouvel arrivant paye à ravir son monde ; |
12 |
|
Puis votre noir passé vaut une somme ronde. |
12 |
|
On a besoin de vous, on veut un orateur ; |
12 |
|
Vous n'avez pas acquis toute votre hauteur ; |
12 |
195 |
Vous monterez très haut, j'en ai ferme assurance. |
12 |
|
Si vous n'êtes pas duc, je vous donne quittance ! |
12 |
|
Signez-moi ce discours, il aura de l'écho ; |
12 |
|
Nous allons en couvrir les murs de Tampico. |
12 |
|
ZAPATA |
|
Laissez-moi respirer !… |
|
|
SIDRACH. Entre Olympia |
|
Laissez-moi respirer !… C'est trop juste. Et du reste |
|
200 |
Un ange me remplace, un envoyé céleste. |
12 |
|
Qui connaît mieux que moi le chemin de ce cœur. |
12 |
A Olympia. |
|
Princesse, je vous laisse avec votre vainqueur ; |
12 |
|
Je le prêchais en vain, ma prose l'importune ; |
12 |
|
Obtenez qu'il consente à faire sa fortune. |
12 |
|
OLYMPIA |
205 |
Comment ! il se refuse à suivre vos avis ? |
12 |
|
SIDRACH |
|
Belle inhumaine, et vous, les avez-vous suivis ? |
12 |
Il lui baise la main et sort. |
|
|
SCÈNE IV |
ZAPATA, OLYMPIA. |
ZAPATA |
|
Ce juif prend avec vous des façons singulières. |
12 |
|
OLYMPIA |
|
Vous en êtes jaloux !… C'est mon homme d'affaires : |
12 |
|
Brave homme et très connu de nos jeunes lions ; |
12 |
|
Il a quatorze enfants… |
|
|
ZAPATA |
210 |
Il a quatorze enfants… Et deux cents millions ! |
|
|
OLYMPIA |
|
Tant mieux pour vous, je crois… mais pas d'enfantillage |
12 |
|
Faites ce qu'il vous dit, ce doit être fort sage. |
12 |
|
ZAPATA, |
|
Il veut qu'en un clin d'œil, traître à nos libertés, |
12 |
|
Je passe au camp du prince… |
|
|
OLYMPIA |
|
Je passe au camp du prince… Eh bien, vous hésitez ! |
|
215 |
Quel fol entêtement vous lie aux entreprises |
12 |
|
D'un tas de gens grossiers sans gants et sans chemises, |
12 |
|
Un homme comme vous, si bien fait pour la cour ! |
12 |
|
Toi, mon chéri, galant et beau comme le jour ! |
12 |
|
Quand tu peux devenir, en suivant ta nature, |
12 |
220 |
Riche comme Sidrach… c'est moi qui te l'assure. |
12 |
|
ZAPATA |
|
Toujours rêvant de luxe et d'or, c'est affligeant ! |
12 |
|
Moi, je pense à ma gloire, et vous à mon argent. |
12 |
|
OLYMPIA |
|
Quelqu'un ici se trompe et la chose est fort drôle, |
12 |
|
Il me semble, monsieur, que nous changeons de rôle. |
12 |
225 |
Lequel de nous fit part à l'autre de ses biens ? |
12 |
|
Sidrach a ses huissiers… j'ai peut-être les miens. |
12 |
|
ZAPATA |
|
C'est donc une rupture ? |
|
|
OLYMPIA |
|
C'est donc une rupture ? Impossible, on vous aime ! |
|
|
On t'aime avec fureur, ingrat, et pour toi-même. |
12 |
|
On te veut grand, cossu, pourvu d'un haut emploi. |
12 |
230 |
Titré… puis partager cette gloire avec toi ; |
12 |
|
Se dire avec orgueil : Je l'ai connu bien mince. |
12 |
|
Et je trône, à son bras, dans les salons du prince. |
12 |
|
ZAPATA |
|
Beau rêve, Olympia ! |
|
|
OLYMPIA |
|
Beau rêve, Olympia ! Qui sera vérité. |
|
|
Va, tu réussiras, tu l'as bien mérité. |
12 |
235 |
J'ai mes pressentiments, à moi, que rien n'écarte… |
12 |
|
J'ai sept fois ce matin tourné la bonne carte, |
12 |
|
— Ne me désole pas avec cet air moqueur, — |
12 |
|
Et j'amenais toujours la réussite en cœur ! |
12 |
|
Grande prospérité ! |
|
|
ZAPATA |
|
Grande prospérité ! Ne crois pas que j'y compte, |
|
240 |
Je t'aime et j'obéis ! plus de mauvaise honte. |
12 |
|
C'est trop d'avoir le prince et ce juif sur les bras ; |
12 |
|
Vive le dictateur !… tout ce que tu voudras ; |
12 |
|
Je mets ma politique à tes genoux. |
|
|
OLYMPIA, l'embrassant |
|
Je mets ma politique à tes genoux. Cher ange ! |
|
|
Et tu m'épouseras ? |
|
Entre Sidrach. |
|
SIDRACH, sur le seuil de la porte |
|
Et tu m'épouseras ? Pardon, je vous dérange… |
|
245 |
Mais tout, chance et péril, à chaque instant s'accroît. |
12 |
|
Ne perdez plus une heure, acclamez le bon droit. |
12 |
|
Un ami me prévient, — qui jamais ne me trompe, — |
12 |
|
Que le prince est sacré ce soir en grande pompe. |
12 |
|
On se prosterne en foule à ses pieds vénérés, |
12 |
250 |
— L'archevêque primat et quatre cents curés ; — |
12 |
|
Il est huilé, chanté tout au long dans la messe, |
12 |
|
Du temple au corps de garde, enfin, c'est une ivresse. |
12 |
|
Mais ce qui nous importe, à nous, c'est que, demain, |
12 |
|
Pour visiter son peuple il se met en chemin ; |
12 |
255 |
Et notre bonne ville est, dit-on, la première |
12 |
|
Qu'il a daigné marquer sur son itinéraire. |
12 |
|
Il viendra. Rien enfin ne peut plus se cacher. |
12 |
|
Vite votre discours, et qu'on aille afficher ; |
12 |
|
Faites battre la caisse et réunir la troupe ; |
12 |
260 |
Tout va bien !… Vous avez, mon cher, le vent en poupe. |
12 |
|
OLYMPIA |
|
Raillerez-vous encor la réussite en cœur ? |
12 |
|
ZAPATA |
|
Eh bien, soit ! jetons-nous dans le parti vainqueur. |
12 |
Tendant le discours à Sidrach. |
|
Emportez ce rouleau. |
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SIDRACH élève dans sa main et agite le rouleau |
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Emportez ce rouleau. Louons la Providence, |
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Elle a mis dans nos mains la corne d'abondance- |
12 |
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ACTE II |
La salle des séances de l'Ayuntamiento de Tampico, |
SCÈNE PREMIÈRE |
ZAPATA, CARDENIO, LE DOCTEUR PÉDRO-GIRON, LES AUTRES MEMBRES DE L'AYUNTAMIENTO. |
ZAPATA, assis devant le bureau |
265 |
Messieurs, un grand bonheur et très bien mérité, |
12 |
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Un grand jour va bientôt briller pour la cité. |
12 |
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L'homme prodigieux par qui Dieu nous gouverne, |
12 |
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Le héros, le géant de l'époque moderne, |
12 |
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Le soleil… vers nos murs a dirigé ses pas ; |
12 |
270 |
Il y fera sa sieste et cinq ou six repas. |
12 |
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C'est un lot sans pareil, c'est une gloire insigne ; |
12 |
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Tampico, par vos soins, saura s'en montrer digne, |
12 |
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Les transports de la foule et son enivrement |
12 |
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Seront réglés par vous, messieurs, très largement ; |
12 |
275 |
S'ils baissaient d'un degré dans leur température. |
12 |
|
De notre part, à nous, ce serait forfaiture. |
12 |
|
Donc, nous allons dresser un programme inouï ; |
12 |
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Des fêtes dont le monde entier soit ébloui ; |
12 |
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Qui portent jusqu'au ciel la gloire du Mexique, |
12 |
280 |
Qui soient dignes, enfin, de notre grand cacique. |
12 |
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Songez-y mûrement ! rien ne doit vous troubler… |
12 |
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Et quiconque m'approuve a le droit de parler. |
12 |
|
TOUS, excepté Cardenio et le docteur |
|
Très bien ! très bien ! très bien ! |
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ZAPATA |
|
Très bien ! très bien ! très bien ! Voyons, faites vos preuves, |
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|
Et pour ce cas nouveau trouvez des choses neuves. |
12 |
|
UN MEMBRE DE l'AYUNTAMIENTO |
|
Le soir, bal… |
|
|
UN AUTRE |
285 |
Le soir, bal… Le matin, revue et Te Deum. |
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UN AUTRE |
|
Grand défilé du peuple à travers le Forum. |
12 |
|
UN AUTRE, |
|
Boîtes, feu d'artifice… |
|
|
UN AUTRE |
|
Boîtes, feu d'artifice… Et des mâts de cocagne. |
|
|
UN AUTRE, s'animant |
|
Les fontaines versant à flots du vin d'Espagne !… |
12 |
|
UN AUTRE |
|
Un orchestre en plein vent jouant des boléros… |
12 |
|
UN AUTRE |
|
Hymen d'une rosière… |
|
|
UN AUTRE |
290 |
Hymen d'une rosière… Et combat de taureaux… |
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|
|
UN AUTRE |
|
Illuminations… Cortège au son des trompes, |
|
|
Des chevaliers de l'arc, des pompiers et des pompes. |
12 |
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LE DOCTEUR PÉDRO-GIRON |
|
Si les pompes lançaient de l'eau de Portugal ? |
12 |
|
UN AUTRE |
|
Ou de l'eau de Cologne ? |
|
|
UN AUTRE |
|
Ou de l'eau de Cologne ? Oui ! |
|
|
UN AUTRE |
|
Ou de l'eau de Cologne ? Oui ! Non ! |
|
|
UN AUTRE |
|
Ou de l'eau de Cologne ? Oui ! Non ! Mais c'est égal ! |
|
|
UN AUTRE |
295 |
Moi, j'aimerais à voir toutes les devantures |
12 |
|
Couvertes, ce jour-là, d'innombrables tentures. |
12 |
|
UN AUTRE |
|
C'est vieux ; l'eau de Cologne était une primeur. |
12 |
Au précédent. |
|
Monsieur est tapissier ? |
|
|
LE PRÉCÉDENT |
|
Monsieur est tapissier ? Monsieur est parfumeur ? |
|
|
ZAPATA |
|
Je tranche le débat par l'essence de rose… |
12 |
300 |
Et la discussion s'échauffant reste close. |
12 |
|
Maintenant, il s'agit, et c'est le point urgent, |
12 |
|
De voter comme il faut la question d'argent. |
12 |
|
UN MEMBRE DE L'AYUNTAMIENTO |
|
Un million. |
|
|
UN AUTRE |
|
Un million. Deux ! |
|
|
UN AUTRE |
|
Un million. Deux ! Trois ! |
|
|
UN AUTRE |
|
Un million. Deux ! Trois ! Quatre. |
|
|
UN AUTRE |
|
Un million. Deux ! Trois ! Quatre. Cinq. |
|
|
UN AUTRE |
|
Un million. Deux ! Trois ! Quatre. Cinq. Six, |
|
|
LE DOCTEUR PÉDRO-GIRON |
|
Un million. Deux ! Trois ! Quatre. Cinq. Six, Quarante ! |
|
|
ZAPATA, d'un air profondément blesse |
|
Je vous croyais, messieurs, d'humeur moins défiante. |
12 |
305 |
Manqué-je de sagesse ou bien de probité ? |
12 |
|
Qu'est-ce enfin qu'un crédit s'il n'est illimité ? |
12 |
|
Je le sens ! un affront contre moi se médite, |
12 |
|
La grandeur de cet homme a-t-elle une limite ? |
12 |
|
Nos respects, notre amour, si l'on fait son devoir, |
12 |
310 |
Et nos crédits, grand Dieu ! peuvent-ils en avoir ? |
12 |
|
Ce coup des factions, messieurs, m'est par trop rude ; |
12 |
|
Je ne m'attendais pas à cette ingratitude ! |
12 |
|
Puisque d'administrer on m'ôte tout moyen, |
12 |
|
J'abdique et ne suis plus qu'un simple citoyen. |
12 |
315 |
Si Tampico s'expose à de pareilles notes. |
12 |
|
Qu'on demande un alcade au club des sans-culottes ! |
12 |
|
UN MEMBRE DE L'AYUNTAMIENTO |
|
Qu'allons-nous devenir ! |
|
|
UN AUTRE |
|
Qu'allons-nous devenir ! Mon Dieu ! |
|
|
UN AUTRE |
|
Qu'allons-nous devenir ! Mon Dieu ! C'est fait de nous ! |
|
|
|
UN AUTRE |
|
Ah ! monsieur. Monseigneur ! |
|
|
UN AVOCAT, |
|
Ah ! monsieur. Monseigneur ! On est à vos genoux ! |
|
|
Vous avez mal compris nos votes unanimes ; |
12 |
320 |
La langue est pauvre en mots pour les choses sublimes. |
12 |
|
On dit un million, quarante… assurément |
12 |
|
C'est pour dire beaucoup, sans nombre, infiniment, |
12 |
|
Tant que vous en voudrez… c'est le sens véritable. |
12 |
|
ZAPATA |
|
Soit ! je m'étais trompé. Mais la stupeur m'accable ! |
12 |
325 |
Les partis vont saisir tous ces soupçons en l'air. |
12 |
|
Qu'on tâche de parler et de voter plus clair |
12 |
|
Et plus rapidement ! Messieurs, le temps nous presse. |
12 |
|
Suivons l'ordre du jour, rédigeons une adresse, |
12 |
|
Chacun peut librement discuter les projets. |
12 |
330 |
Voici le mien : « Seigneur, vos très humbles sujets… » |
12 |
|
CARDENIO, l'interrompant |
|
Pardon ! car jusqu'au bout je ne puis pas me taire ; |
12 |
|
Voici le mien ; j'y vais tout droit sans commentaire. |
12 |
Lisant. |
|
« Prince, vous pouvez tout ; la force est dans vos mains. |
12 |
|
Je n'examine plus par quels ou quels chemins |
12 |
335 |
A surgi votre étoile, ou hasard, ou génie… |
12 |
|
Vous voilà tout-puissant, aveugle qui le nie. |
12 |
|
Rien du passé, plus rien, hors vous et votre nom, |
12 |
|
Rien ne subsiste encor que le droit du canon. |
12 |
|
Jamais fils de cent rois, plus libre de tout faire |
12 |
340 |
N'a pu mieux à son gré pétrir un hémisphère, |
12 |
|
Et tenir en suspens, arbitre du destin, |
12 |
|
La perte ou le salut sur le monde incertain. |
12 |
|
Le soldat vous rugit, le prêtre vous acclame. |
12 |
|
De qui résiste au fer l'or a fait plier l'âme, |
12 |
345 |
Et l'on nous dit, à nous, qui saurions tout braver : |
12 |
|
« Son pouvoir vient de Dieu. » Tâchez de le prouver ! |
12 |
|
Dieu règne, il a voulu régner sans violence, |
12 |
|
Il n'a pesé sur nous que par la conscience ; |
12 |
|
Il n'attend rien de nous, ni le bien ni le mal. |
12 |
350 |
Que librement donné par ce fier tribunal ; |
12 |
|
Il veut que, pour sa perte ou son bonheur suprême, |
12 |
|
Chacun soit ici-bas l'artiste de lui-même. |
12 |
|
Ainsi des nations ! Qui donc parle aujourd'hui |
12 |
|
De faire un pays libre en se passant de lui ? |
12 |
355 |
La liberté, pareille à la vertu du sage, |
12 |
|
S'acquiert par la conquête et grandit par l'usage ; |
12 |
|
Et l'on ne monte pas sans s'efforcer en rien. |
12 |
|
Par le métier d'esclave au rang de citoyen. |
12 |
|
Un roi n'y peut aider que par le bon exemple : |
12 |
360 |
Il marche le premier, on suit, on le contemple : |
12 |
|
Montrant justice et force aux cœurs irrésolus ; |
12 |
|
Qu'il respecte le droit, il ne peut rien de plus. |
12 |
|
Oui, prince, et désormais je te donne ce titre. |
12 |
|
Le droit, le droit chancelle, on t'a pris pour arbitre ; |
12 |
365 |
Ce peuple hésite encore, il suffit d'une main |
12 |
|
Qui le pousse vers Dieu par le seul vrai chemin. |
12 |
|
Nos destins devant toi se pèsent en silence. |
12 |
|
Mets des vertus et non du fer dans la balance. |
12 |
|
Tu n'es fort, et ton règne, enfin, ne s'accomplit, |
12 |
370 |
Que pour prêter ta force à tout ce qui faiblit. |
12 |
|
Regarde ! est-ce le mal ou le bien qui succombe ? |
12 |
|
Vois ces vieilles vertus, on leur creuse une tombe ; |
12 |
|
Vois où s'en vont l'honneur, !a fierté, le serment ; |
12 |
|
Tout se dore, aujourd'hui, tout se farde et tout ment. |
12 |
375 |
Vois tous ces insensés, épris de ce qui brille. |
12 |
|
Vendre à ce luxe impur le pain de leur famille. |
12 |
|
Vois le sol, qu'on arrache à nos champs désertés |
12 |
|
Devenir une fange au milieu des cités. |
12 |
|
Vois ce peuple, orgueilleux d'un facile courage, |
12 |
380 |
Si prompt à se ruer dans un lâche esclavage. |
12 |
|
Chacun, impatient de la vertu d'autrui. |
12 |
|
Est heureux d'abaisser les autres jusqu'à lui, |
12 |
|
Ne veut que des égaux, fussent-ils des esclaves, |
12 |
|
Et les sayons jaloux rognent les laticlaves. |
12 |
385 |
Petit ou grand, chacun fuit son libre manoir, |
12 |
|
Le sillon de l'aïeul qui ne rend qu'un pain noir ; |
12 |
|
Sous un gant jaune il tend sa main déshonorée. |
12 |
|
Tout friand d'un gâteau mangé sous la livrée. |
12 |
|
Oui, ce peuple avili, qui se dit souverain, |
12 |
390 |
A besoin d'un héros modelé dans l'airain ; |
12 |
|
Il a besoin d'avoir, et j'approuve qu'il l'aime. |
12 |
|
Un homme qui soit roi, qui règne sur lui-même, |
12 |
|
Qui refuse le joug, qui se courbe au devoir, |
12 |
|
Un héros libre, enfin, plus grand que son pouvoir. |
12 |
395 |
Donne-leur donc l'exemple et remplis notre attente : |
12 |
|
Il suffit d'écarter le démon qui les tente. |
12 |
|
De n'accepter pour toi ni l'or ni les flatteurs ; |
12 |
|
Car nul n'est corrompu s'il n'est des corrupteurs. |
12 |
|
Tu ne peux suppléer en nous la force absente ; |
12 |
400 |
Fais qu'on ne sente pas ta main toute-puissante, |
12 |
|
Mais qu'à l'égal d'un roi chacun soit respecté |
12 |
|
Dans le plus humble effort que fait sa liberté. |
12 |
|
Chacun est sous son toit ou de cèdre ou de chaume, |
12 |
|
Un prince, et de Dieu seul il tient ce doux royaume ; |
12 |
405 |
Qu'il le sache et soit fier, et qu'il marche debout' |
12 |
|
Le rempart de son droit l'environne partout ; |
12 |
|
Il est libre, il veut l'être, il aime à le paraître. |
12 |
|
Nul ne sera valet qui pourra rester maître. |
12 |
|
Au métier de flatteur ôte ses vils appas, |
12 |
410 |
Et les cœurs les moins fiers ne s'y baisseront pas. |
12 |
|
Voilà ce que tu dois ; rends au moins ce service, |
12 |
|
Abolis, seulement, l'utilité du vice. |
12 |
|
A défaut des vertus que tu ne peux donner, |
12 |
|
Rends sa laideur au mal en cessant de l'orner. |
12 |
415 |
Certe, il est plus aisé quand la foule est maîtresse, |
12 |
|
De régner à l'abri des vices qu'on caresse ! |
12 |
|
Si j'avais à régir tous ces cœurs abattus. |
12 |
|
J'y voudrais employer leurs dernières vertus. |
12 |
|
Essaye : et tu verras, sur ces nouvelles routes, |
12 |
420 |
Que tes meilleurs appuis sont ceux que tu redoutes. |
12 |
|
Pour moi, tu m'apprendras, et sans m'humilier. |
12 |
|
Ce que je sais le moins à cette heure : oublier ; |
12 |
|
Et je serai dans l'ombre, ardent à me soumettre, |
12 |
|
Jamais ton serviteur… mais ton soldat, peut-être. |
12 |
425 |
Car, vois-tu, ce pays qui serait grand par toi. |
12 |
|
L'honneur qu'il te devrait, c'est mon idole à moi- |
12 |
|
Que l'on touche à sa gloire, et je deviens sans peine |
12 |
|
Implacable d'amour aussi bien que de haine ; |
12 |
|
Dès le premier éclair où la raison m'a lui. |
12 |
430 |
J'ai fait vœu de souffrir et de mourir pour lui. |
12 |
|
Donc, ô chef, prince ou roi, de quel nom qu'on te nomme, |
12 |
|
Montre-nous, s'il se peut, un héros honnête homme, |
12 |
|
Accoutume un grand peuple à marcher sans secours ; |
12 |
|
Règne en sage… et que Dieu te donne de longs jours. |
12 |
Long silence. |
|
ZAPATA |
|
Allez, monsieur, allez ! |
|
|
CARDENIO |
|
Allez, monsieur, allez ! J'ai dit. |
|
|
UN MEMBRE |
435 |
Allez, monsieur, allez ! J'ai dit. C'est effroyable ! |
|
|
ZAPATA |
|
Nous sommes patients. |
|
|
CARDENIO |
|
Nous sommes patients. J'ai dit. |
|
|
MEMBRE DE l'AYUNTAMIENTO |
|
Nous sommes patients. J'ai dit. Mais, c'est le diable ! |
|
|
UN AUTRE |
|
Quel noir tissu d'horreurs ! |
|
|
UN POLITIQUE |
|
Quel noir tissu d'horreurs ! Cet homme s'est perdu, |
|
|
ZAPATA |
|
Eh bien ! messieurs, — eh bien ! vous avez entendu ? |
12 |
|
On dit que !a parole est chez nous entravée ; |
12 |
440 |
Vous voyez à quel point la pudeur est bravée ! |
12 |
|
En plein sénat, laisser hurler ses passions ! |
12 |
|
Trouvez-vous qu'on soit libre eu nos discussions ? |
12 |
|
UN MEMBRE QUELCONQUE |
|
On ne peut tolérer… |
|
|
UN AUTRE |
|
On ne peut tolérer… Il a perdu la tête. |
|
|
UN PENSEUR |
|
Cet homme est-il plus fou, plus méchant ou plus bête ? |
12 |
|
UN CLASSIQUE |
|
Quel galimatias ! |
|
|
UN BUREAUCRATE |
445 |
Quel galimatias ! Ayez des orateurs ! |
|
|
UN BOURGEOIS, |
|
Et voilà, cependant, comment sont les auteurs ! |
12 |
|
UN BEL ESPRIT |
|
Que veut-il, où va-t-il, se comprend-il lui-même ? |
12 |
|
AUTRE BEL ESPRIT |
|
Serait-ce de l'algèbre ? |
|
|
UN SAVANT |
|
Serait-ce de l'algèbre ? Ou peut-être un poème ? |
|
|
UN FORMALISTE |
|
Dans tous les cas, messieurs, c'est manquer de respect |
12 |
|
Au conseil. |
|
|
UN MEMBRE QUELCONQUE |
|
Au conseil. C'est un rouge ! |
|
|
UN AUTRE |
450 |
Au conseil. C'est un rouge ! Ou du moins un suspect. |
|
|
|
UN AUTRE |
|
En prison ! Le garrot ! |
|
|
UN AUTRE |
|
En prison ! Le garrot ! La potence ! |
|
|
UN AUTRE, |
|
En prison ! Le garrot ! La potence ! Aux galères ! |
|
|
UN MODÉRÉ |
|
Non, à l'ordre, il suffit ; messieurs, pas de colères. |
12 |
|
AUTRE MODÉRÉ |
|
Messieurs, soyons clément ; il a le vertigo. |
12 |
|
TOUS |
|
A la porte, à la porte ! |
|
|
LE DOCTEUR PEDRO-GIRON |
|
A la porte, à la porte ! A bas monsieur Gogo ! |
|
|
ZAPATA, solennellement triste |
455 |
Après un tel scandale et ce discours infâme, |
12 |
|
Un deuil, un deuil profond, messieurs, remplit notre âme. |
12 |
|
On insulte le prince avec la nation. |
12 |
|
Tout ! Dieu, l'espèce humaine et la création. |
12 |
|
Nous sommes trop émus de sentiments contraires. |
12 |
460 |
Pour vaquer de sang-froid à nos grandes affaires. |
12 |
|
Cette adresse au héros qu'on ose discuter, |
12 |
|
Dans un chaos pareil ne peut plus se voter. |
12 |
|
J'y songerai tout seul, d'autorité privée ; |
12 |
|
J'en accepte le soin… la séance est levée. |
12 |
Tous sortent, excepté Cardenio et le docteur. |
|
|
SCÈNE II |
CARDENIO, LE DOCTEUR PEDRO-GIRON. |
CARDENIO |
|
Va, troupeau de laquais ! |
|
|
LE DOCTEUR |
465 |
Va, troupeau de laquais ! Tu dois être content, |
|
|
Éternel écolier ! sais-tu ce qui t'attend ? |
12 |
|
CARDENIO |
|
Moi ? je les brave tous, je les hais, je m'en moque ! |
12 |
|
LE DOCTEUR |
|
Oui, mais le résultat ? il n'est guère équivoque. |
12 |
|
Au bout de tout ceci, je vois à l'horizon |
12 |
470 |
Poindre pour toi, mon cher, l'exil ou la prison. |
12 |
|
CARDENIO |
|
Eh bien, soit ! c'est moi seul que la chose regarde. |
12 |
|
LE DOCTEUR |
|
Viens-t'en, pauvre nerveux, je te prends sous ma garde ; |
12 |
|
Je suis ton médecin et ton ami, je croi ; |
12 |
|
Il est bon de coucher autre part que chez toi. |
12 |
475 |
Allons dîner, d'abord, puis, les pieds sur la braise, |
12 |
|
Nous pourrons, en fumant, pester tout à notre aise. |
12 |
|
Chez moi c'est terrain neutre, et l'on peut s'y cacher, |
12 |
|
Zapata, j'en suis sûr, t'y fera mal chercher ; |
12 |
|
L'affaire entre nous deux sera vite assoupie… |
12 |
480 |
De son premier discours il sait que j'ai copie. |
12 |
|
|
|
ACTE III |
La grande place de Tampico ; la foule attend le passage du prince. |
SCÈNE PREMIÈRE |
LE DOCTEUR PEDRO-GIRON, CARDENIO, LE PEUPLE. |
LE DOCTEUR |
|
Que fais-tu là ? j'aurais dû te mettre sous clé. |
12 |
|
Vraiment, ce diable d'homme a le timbre fêlé ! |
12 |
|
Où vas-tu ? dans les bras de messieurs les gendarmes ; |
12 |
|
CARDENIO |
|
Laisse-moi donc, avec les burlesques alarmes. |
12 |
|
De quoi suis-je coupable, après tout ? |
|
|
LE DOCTEUR |
485 |
De quoi suis-je coupable, après tout ? Mais de rien ; |
|
|
Demande à ZAPATA, l'alcade citoyen. |
12 |
|
Enfin que cherches-tu ? |
|
|
CARDENIO |
|
Enfin que cherches-tu ? Je voudrais, par moi-même, |
|
|
Voir ce qu'est un héros et le peuple qui l'aime. |
12 |
|
J'ai peu connu le peuple, on me l'a fort vanté ; |
12 |
490 |
Jugeons-le dans sa force et dans sa majesté. |
12 |
|
Sachons, enfin, comment on monte au Capitole. |
12 |
|
LE DOCTEUR |
|
Au moins, reste à mon bras, et pas une parole, |
12 |
|
Si tu ne veux savoir aussi beaucoup trop bien, |
12 |
|
Comment, par accessoire, on lapide un chrétien. |
12 |
|
DEUX BOURGEOIS, au docteur |
495 |
Monsieur, ce ruban-là nous prouve que vous êtes |
12 |
|
Sans doute un officier ? |
|
|
LE DOCTEUR |
|
Sans doute un officier ? Vous êtes trop honnêtes. |
|
|
PREMIER BOURGEOIS |
|
Alors vous saurez bien si don Pèdre à son char |
12 |
|
Aura quatre éléphants, comme autrefois César. |
12 |
|
LE DOCTEUR |
|
Douze éléphants, messieurs, et vingt-six dromadaires, |
12 |
500 |
Huit léopards conduits par trente bayadères. |
12 |
|
SECOND BOURGEOIS |
|
Ah ! c'est prodigieux ! |
|
|
LE DOCTEUR |
|
Ah ! c'est prodigieux ! Ce n'est pas tout encor ; |
|
|
Chacun des éléphants porte une cage d'or : |
12 |
|
Dans quatre on voit un singe avec deux demoiselles, |
12 |
|
Dans sept un Cupidon et dix-neuf tourterelles. |
12 |
|
SECOND BOURGEOIS |
|
Et dans l'autre, monsieur ? |
|
|
LE DOCTEUR |
505 |
Et dans l'autre, monsieur ? Et dans l'autre un coffret, |
|
|
Mais dont le contenu reste encore un secret ; |
12 |
|
Le prince doit l'ouvrir ce soir à sa fenêtre. |
12 |
|
Tâchez d'être assez près. |
|
|
PREMIER BOURGEOIS |
|
Tâchez d'être assez près. Que pourrait-ce bien être ? |
|
|
Vous le savez, monsieur ! |
|
|
LE DOCTEUR |
|
Vous le savez, monsieur ! Par serment solennel |
|
|
Je vous jure que non. |
|
|
LES DEUX BOURGEOIS, s'en allant |
510 |
Je vous jure que non. Merci, mon colonel. |
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|
UN OUVRIER |
|
Un colonel ! voilà celui qui va nous dire… |
12 |
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LE DOCTEUR |
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Tout ce que vous voudrez, mon brave homme, et sans rire, |
12 |
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L'OUVRIER |
|
Mon colonel, a-t-on arrêté l'assassin ? |
12 |
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LE DOCTEUR |
|
Lequel ? j'en connais tant… |
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L'OUVRIER |
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Lequel ? j'en connais tant… C'était un capucin |
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515 |
Porteur d'un coutelas béni, dit-on, à Rome, |
12 |
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Qu'on trouva cette nuit sous le lit du grand homme. |
12 |
|
Le chien l'avait saisi… le poste est accouru… |
12 |
|
Mais par la cheminée il avait disparu. |
12 |
|
On a dans son couvent commencé les poursuites. |
12 |
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LE DOCTEUR |
520 |
Un capucin, monsieur ! c'étaient quatre jésuites |
12 |
|
Bien vus et bien comptés ; l'un armé d'un poignard, |
12 |
|
L'autre d'un pistolet ; le troisième, un vieillard, |
12 |
|
N'avait qu'un goupillon, l'autre une hallebarde… |
12 |
|
On découvrit sur l'autre un vieux pot à moutarde. |
12 |
525 |
Mais rempli d'un poison dont vous allez juger ; |
12 |
|
Trois cents forçats… |
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|
UNE VOIX |
|
Trois cents forçats… Messieurs, le peuple est en danger, |
|
|
Les sergents ont trouvé chez les visitandines, |
12 |
|
Un envoi de Madrid, quatorze guillotines ! |
12 |
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AUTRE VOIX |
|
Mais, grand Dieu ! cas gens-là nous égorgeront tous ! |
12 |
|
PLUSIEURS VOIX |
530 |
Sans notre dictateur c'en était fait de nous. |
12 |
|
UN PROFOND POLITIQUE |
|
Je vous le disais bien, hier, à la campagne. |
12 |
|
Le coup part de Madrid et des Bourbons d'Espagne, |
12 |
|
UNE VOIX |
|
Mais leur coup a manqué |
6 |
|
Grâce à nos calonniers… |
6 |
|
EN CHŒUR |
535 |
Dansons la carmagnole, |
6 |
|
Vive le son du canon ! |
7 |
On entend le canon. |
|
UNE VOIX |
|
Justement, le canon ! |
|
|
UNE AUTRE |
|
Justement, le canon ! Bravo ! c'est le cortège. |
|
Le défilé commence. |
|
AUTRE VOIX |
|
Voici les timbaliers, or, azur, blanc de neige… |
12 |
|
UNE AUTRE |
|
Et les hallebardier, rouge, aux galons d'argent… |
12 |
|
UNE AUTRE |
540 |
Voici quatre greffiers précédés d'un sergent. |
12 |
|
UNE AUTRE |
|
Voici les grenadiers, puis les dragons vert-pomme. |
12 |
|
UNE AUTRE |
|
Voici la garde nègre et vingt canons. |
|
|
UNE AUTRE |
|
Voici la garde nègre et vingt canons. Quel homme ! |
|
|
Que c'est beau ! |
|
|
UN FRONDEUR |
|
Que c'est beau ! Tout ceci doit coûter quelque peu. |
|
|
UN SATISFAIT |
|
Bah ! trouver de l'argent pour lui ce n'est qu'un jeu ; |
12 |
545 |
Il sait, ayant pâli dans les bibliothèques. |
12 |
|
Le secret d'un trésor caché par les Aztèques : |
12 |
|
Des perles par boisseaux, un puits à millions… |
12 |
|
LE DOCTEUR |
|
Oui, monsieur, mais gardé par quatre cents lions. |
12 |
|
Huit cents taureaux jetant du feu par les narines, |
12 |
550 |
Des centaures, des sphinx, mille bêtes marines. |
12 |
|
PLUSIEURS VOIX |
|
Pour vaincre tout cela, comment donc a-t-il fait ? |
12 |
|
LE DOCTEUR |
|
Il possède un anneau d'un merveilleux effet, |
12 |
|
Anneau qui vient, dit-on, du grand empereur Charle |
12 |
|
Et qui rend invisible. Au moment où je parle, |
12 |
555 |
Il est peut-être là… tout à côté de nous. |
12 |
|
VOIX EFFARÉES |
|
Ah ! mon Dieu, monseigneur ! |
|
|
UN ESPRIT FORT |
|
Ah ! mon Dieu, monseigneur ! Oui, gare à ce bijou |
|
|
A la faveur duquel on se cache, on se glisse ; |
12 |
|
Tout despote a le sien, badauds, c'est la police ! |
12 |
|
UN OUVRIER, |
|
Que dit l'aristocrate ? |
|
|
UN AUTRE |
|
Que dit l'aristocrate ? Il insulte César ! |
|
|
LA FOULE |
560 |
Assommons ! assommons ! ce doit être un mouchard |
12 |
|
Un groupe se précipite en bousculant ce personnage ; un autre fait cercle autour du docteur. |
UNE VOIX |
|
Enfin il a conquis le trésor ? |
|
|
UN HOMME BIEN INFORME |
|
Enfin il a conquis le trésor ? Et sans crime ; |
|
|
Car il en est d'ailleurs l'héritier légitime ; |
12 |
|
C'est un de ses aïeux, dit-on, qui l'enferma… |
12 |
|
Il descend de Cortez et de Montézuma. |
12 |
|
UNE VOIX |
565 |
Celui-là, certe, est noble et peut faire trophée ! |
12 |
|
UNE AUTRE |
|
D'ailleurs on le sait bien, sa nourrice était fée. |
12 |
|
UN CURIEUX |
|
Et tous ces milliards que vont-ils devenir ? |
12 |
|
L'HOMME BIEN INFORMÉ |
|
D'abord selon son rang il doit s'entretenir. |
12 |
|
Puis il dote et marie au czar sa sœur cadette. |
12 |
570 |
Puis du Mexique, enfin, il paye à fond la dette. |
12 |
|
UN HOMME TRÈS BIEN PENSANT |
|
Ce n'est pas tout, monsieur, à chaque citoyen |
12 |
|
Il fait cinq cents dollars de rente, sur son bien. |
12 |
|
UNE VOIX, avec enthousiasme |
|
Plus d'impôts ! |
|
|
UN PARTISAN DU DROIT AU TRAVAIL |
|
Plus d'impôts ! On pourra laisser la terre en friches. |
|
|
UN AUTRE |
|
Plus de pauvres, jamais ! |
|
|
UN AUTRE |
|
Plus de pauvres, jamais ! Et surtout plus de riches ! |
|
|
C'est là l'essentiel. |
|
|
TOUS |
575 |
C'est là l'essentiel. Vive Montézuma ! |
|
|
PLUSIEURS VOIX |
|
Qu'il soit roi ! |
|
|
Qu'il soit roi ! — Qu'il soit pape ! |
|
|
Qu'il soit roi ! — Qu'il soit pape ! — Empereur ! |
|
|
LE DOCTEUR |
|
Qu'il soit roi ! — Qu'il soit pape ! — Empereur ! Grand lama ! |
|
|
UN TRAVAILLEUR |
|
Enfin, on pourra boire et fumer sans rien faire. |
12 |
|
UN PATRIOTE |
|
Au Mexique il soumet l'un et l'autre hémisphère, |
12 |
|
Il a vaincu les Francs, les Goths, les hidalgos. |
12 |
|
UNE BLOUSE, à un habit noir |
580 |
Voyez-vous, citoyen, nous serons tous égaux ; |
12 |
|
Plus de savant, de noble, en ces temps où nous somme : |
12 |
|
C'est à leur poignet seul qu'on distingue les hommes. |
12 |
|
Voyez le mien ! |
|
Il montre son poing. |
|
L'HABIT NOIR |
|
Voyez le mien ! Monsieur, certes, je vous comprends. |
|
|
UN HOMME GRAVE |
|
On reforme nos lois, sept codes différents ! |
12 |
|
|
UNE AUTRE |
|
Est-il marié ? Veuf ? |
|
|
UNE AUTRE |
585 |
Est-il marié ? Veuf ? Quelle est sa bonne amie ? |
|
|
L'HOMME GRAVE |
|
On prépare un projet sur la polygamie. |
12 |
|
PLUSIEURS VOIX |
|
Très bien ! |
|
|
AUTRES VOIX |
|
Très bien ! Mais c'est affreux ! |
|
|
AUTRES VOIX |
|
Très bien ! Mais c'est affreux ! C'est charmant ! |
|
|
L'HOMME GRAVE |
|
Très bien ! Mais c'est affreux ! C'est charmant ! Pourquoi non ? |
|
|
Voyez plutôt Jacob et le grand Salomon ; |
12 |
|
Voyez tout l'Orient, toute l'histoire ancienne. |
12 |
|
UN BOURGEOIS |
590 |
Plusieurs femmes, grand Dieu ! moi, j'ai trop de la mienne. |
12 |
|
LE DOCTEUR PÉDRO-CIRON |
|
Chacun en dit autant, c'est juste la raison : |
12 |
|
Ou se guérit d'un mal en prenant d'un poison ; |
12 |
|
Nous appelons cela de l'homéopathie. |
12 |
|
LA FOULE |
|
Les cloches ! le canon ! — Son Altesse est partie ! |
12 |
595 |
Le voilà ! — Le voilà ! — Bravo ! — Bravo ! — Vivat ! |
12 |
|
LE DOCTEUR |
|
Mille mille annis et manget et bibat |
12 |
|
Et saignet et tuât ! |
6 |
|
VOIX DANS LA FOULE |
|
A bas donc les chapeaux ! qu'on voie un peu, nos maîtres ! |
12 |
|
AUTRES VOIX |
|
Vive le dictateur ! |
|
|
Vive le dictateur ! — Mort aux rois ! |
|
|
Vive le dictateur ! — Mort aux rois ! — Mort aux prêtres ! |
|
600 |
— Vive la nation et son nouvel élu ! |
12 |
|
— Vive Montézuma, souverain absolu ! |
12 |
|
AUTRES VOIX |
|
Vive la poule au pot, — les chansons sous la treille, |
12 |
|
— La soupe aux choux, — le vin à deux sous la bouteille ! |
12 |
|
— Vive l'amour, la pipe et le jeu d'écarté ! |
12 |
|
— Vive san Iago ! |
|
|
CARDENIO, d'une voix forte |
605 |
— Vive san Iago ! Vive la liberté ! |
|
|
VOIX NOMBREUSES |
|
Quel est ce brigand-là ? |
|
|
Quel est ce brigand-là ? — C'est un noir ! |
|
|
Quel est ce brigand-là ? — C'est un noir ! — C'est un rouge ! |
|
|
C'est un blanc ! |
|
|
C'est un blanc ! — C'est un bleu ! |
|
|
C'est un blanc ! — C'est un bleu ! — Qu'on l'empoigne, et s'il bouge, |
|
|
Assommez-le sur place ! |
|
|
Assommez-le sur place ! — A la rivière ! |
|
|
Assommez-le sur place ! — A la rivière ! — A l'eau ! |
|
|
LE DOCTEUR PÉDRO-GIRON |
|
Je prévoyais ce coup !… Messieurs, tout beau, tout beau ! |
12 |
|
Je vais vous expliquer… |
|
|
LES MÊMES VOIX. |
|
Je vais vous expliquer… — A bas ! |
|
610 |
Je vais vous expliquer… — A bas ! — Quel est cet autre ? |
|
|
A l'eau ! |
|
|
UN OUVRIER |
|
A l'eau ! Pour celui-là, camarade, il est nôtre ; |
|
|
Très sûr ! il a guéri mon garçon du carreau… |
12 |
|
|
UN AUTRE |
|
Moi du typhus ! Et moi du vomito negro. |
|
|
C'est le docteur ! c'est mieux que tous ces chiens d'alcades. |
12 |
|
Écoutons ! |
|
|
LE DOCTEUR |
615 |
Écoutons ! Mes amis, c'est un de mes malades ; |
|
|
Le pauvre diable est fou, mais pas des plus méchants. |
12 |
|
Il a pris de chez moi, tantôt, la clé des champs ; |
12 |
|
Cette fois, je le tiens et je le garde à vue… |
12 |
|
Bonsoir, et courez vite, on passe la revue ; |
12 |
620 |
Tenez, on voit très bien là… sur cette hauteur. |
12 |
|
LES PRÉCÉDENTS |
|
Bravo ! bravo ! courons ! hourrah pour le docteur ! |
12 |
|
|
SCÈNE II |
LE DOCTEUR PÉDRO-GIRON, CARDENIO. |
LE DOCTEUR |
|
Eh bien, mon enragé, l'épreuve est-elle bonne ; |
12 |
|
As-tu jugé, tâté, vu la foule en personne ? |
12 |
|
Sans mes braves clients nous étions assommés. |
12 |
|
CARDENIO |
625 |
Le voilà donc ce peuple et ces chefs bien-aimés ! |
12 |
|
Des brigands, un troupeau satisfait qu'on le tonde. |
12 |
|
Et c'est sur tout cela qu'un empire se fonde ! |
12 |
|
LE DOCTEUR |
|
Oui, mon cher, à ton tour quand tu voudras avoir |
12 |
|
Ton jour d'éclat, ton lot de grandeur, de pouvoir, |
12 |
630 |
Tu prendras pour étais, comme ces bons apôtres, |
12 |
|
La bassesse des uns, la bêtise des autres ; |
12 |
|
Et tout ira fort bien… car, je te le promets. |
12 |
|
Ces deux fondements-là ne manqueront jamais. |
12 |
|
CARDENIO |
|
C'est hideux ! je croyais ces scènes d'un autre âge. |
12 |
|
LE DOCTEUR |
635 |
Grattez l'homme un peu fort, vous aurez le sauvage. |
12 |
|
Quoi ! tu voudrais, mon cher, qu'après tantôt cent ans |
12 |
|
Qu'on jette à la pudeur ces défis insultants. |
12 |
|
Que Dieu même, accablé sous les coups du génie. |
12 |
|
Semble donner victoire à tout ce qui le nie ; |
12 |
640 |
Qu'on prend au lupanar les déesses Raison ; |
12 |
|
Qu'on voit des fils de rois pourrir dans leur prison ; |
12 |
|
Que tout gueux se croit fait pour monter à leur place, |
12 |
|
S'il est trempé dans l'encre et s'il a de l'audace ; |
12 |
|
Qu'après tout ce gâchis, lois, décrets et banquets, |
12 |
645 |
Tribuns, laquais jadis, redevenus laquais. |
12 |
|
Qu'après ce rire affreux qui ne peut plus se taire. |
12 |
|
Qu'après monsieur Proudhon et monsieur de Voltaire, |
12 |
|
On trouve encor le peuple, autour de son curé, |
12 |
|
Tout comme un petit clerc pudique et tonsuré |
12 |
650 |
Jouant dans un parloir où nul ne s'émerveille |
12 |
|
De voir une madone accoucher par l'oreille ? |
12 |
|
Moi, pour mon siècle, avec les exemples que j'ai, |
12 |
|
Je suis reconnaissant de n'être pas mangé, |
12 |
|
Et crois très vertueux et très sobre en ménage |
12 |
655 |
Tout peuple qui n'est pas encore anthropophage. |
12 |
|
CARDENIO |
|
Mais, si c'est là le monde et ceux qui font les lois, |
12 |
|
Allons paître du gland et vivre dans les bois ! |
12 |
|
LE DOCTEUR |
|
Tu feras bien, pour l'heure, en ce qui te concerne, |
12 |
|
De quitter une ville où ZAPATA gouverne. |
12 |
660 |
Les lions et la foule ont leur jour de pitié ; |
12 |
|
La police, mon cher, ne mord pas à moitié ; |
12 |
|
Et, quand un renégat monte cet hippogriffe. |
12 |
|
Gare aux honnêtes gens s'ils tombent sous sa griffe ! |
12 |
|
A son généreux maître il t'a dû signaler ; |
12 |
665 |
Tu n'es plus supportable avec ton franc parler. |
12 |
|
Je flaire autour de toi maint délateur qui rampe. |
12 |
|
Or donc, embrassons-nous, prends ma bourse et décampe. |
12 |
|
|
|
ACTE IV |
Le salon de la présidente. |
SCÈNE I |
LE DOCTEUR PEDRO-GIRON, LA PRÉSIDENTE, LA DIRECTRICE, LA MARQUISE, PLUSIEURS HOMMES ET FEMMES DU MONDE. |
LA PRÉSIDENTE |
|
Quel magnifique bal ! |
|
|
UNE DAME |
|
Quel magnifique bal ! Un miracle ! En trois jours |
|
|
Sort de terre un palais tout d'or et de velours, |
12 |
670 |
Des montagnes de fleurs et de feu, des trophées… |
12 |
|
UN MONSIEUR |
|
Cet homme a dans ses mains la baguette des fées. |
12 |
|
LE DOCTEUR |
|
Crédit illimité vaut Sésame, ouvre-toi. |
12 |
|
UNE DAME |
|
Avouez qu'il en fit un merveilleux emploi. |
12 |
|
LA PRÉSIDENTE |
|
Rien de mieux à Paris, |
|
|
LE DOCTEUR |
|
Rien de mieux à Paris, Paris, belle comtesse, |
|
675 |
Ne nous vit pas valser au bras de Son Altesse. |
12 |
|
|
UN MONSIEUR |
|
Méchant ! Et quel souper ! |
|
|
UNE DAME |
|
Méchant ! Et quel souper ! Quels flots de diamants ! |
|
|
UN MÉLOMANE |
|
La garde nègre avait ses hautbois allemands. |
12 |
|
LE DOCTEUR |
|
Et, pour que la douceur en fût pleine et parfaite. |
12 |
|
Les prisons regorgeaient à deux pas de la fête. |
12 |
680 |
Il est charmant d'avoir, comme dit un ancien, |
12 |
|
Quand on est dans un port où l'on soupe fort bien, |
12 |
|
D'avoir en perspective une mer qui fait rage, |
12 |
|
Plus deux ou trois vaisseaux menacés du naufrage, |
12 |
|
Surtout si l'on entend des sanglots et des cris, |
12 |
685 |
Et si quelque navire est chargé de proscrits. |
12 |
|
UN MONSIEUR |
|
Quels proscrits ? des gredins qui voulaient le pillage ! |
12 |
|
UN AUTRE |
|
Des rhéteurs, des auteurs vivant de gribouillage ! |
12 |
|
UNE DAME |
|
Depuis tantôt deux ans on n'avait vu de bal. |
12 |
|
UN MONSIEUR |
|
Les fers et les cotons, les vins allaient si mal. |
12 |
|
UN AUTRE |
690 |
Ils voulaient abolir la famille et les riches. |
12 |
|
UN AUTRE |
|
Imposer les chevaux, la poudre et les caniches. |
12 |
|
UNE DAME |
|
Défendre les rubans, les chapeaux de Paris. |
12 |
|
UNE AUTRE |
|
Nous aurions tous porté le même sarrau gris. |
12 |
|
UN MONSIEUR |
|
Puis les clubs, puis la guerre et puis la guillotine… |
12 |
|
UNE DAME PIEUSE, |
695 |
Et l'état des esprits, monsieur, et la doctrine ! |
12 |
|
Leur but n'était rien moins, au bout d'un peu de temps, |
12 |
|
Que de nous rendre tous Mormons et protestants. |
12 |
|
UN MEMBRE DE LA SOCIÉTÉ PROTECTRICE DES ANIMAUX |
|
Moi, je trouve imprudent, la chose étant certaine. |
12 |
|
De ne pas fusiller ces gens-là par centaine. |
12 |
|
TOUTES LES DAMES ET QUELQUES HOMMES |
|
C'est aussi mon avis ! |
|
|
C'est aussi mon avis ! — C'est le mien ! |
|
700 |
C'est aussi mon avis ! — C'est le mien ! — C'est le mien ! |
|
|
LE DOCTEUR |
|
Fusillons, fusillons, puisqu'il n'en coûte rien. |
12 |
|
Comme un instant de peur nous fait de belles âmes ? |
12 |
|
Gare à quiconque effraye ou dérange les dames ! |
12 |
|
Pour bien clore un débat entre les citoyens, |
12 |
705 |
Je vois que le beau sexe aime les grands moyens. |
12 |
|
On traite de brigands tous ceux qu'on appréhende ; |
12 |
|
Et les femmes sont là pour crier : Qu'on les pende ! |
12 |
|
Ce que c'est qu'un cœur tendre et des nerfs délicats ! |
12 |
|
Je sais que plus d'un homme est dans le même cas ; |
12 |
710 |
Mais tout cède en furie à nos belles trembleuses ; |
12 |
|
La peur, dans un salon, ferait des tricoteuses. |
12 |
|
Après tout, ces gens-là qu'ont-ils donc tant détruit ? |
12 |
|
Ils ont crié, hurlé, menacé, fait du bruit… |
12 |
|
C'est vrai. Mais à juger par ce qu'on vient d'entendre, |
12 |
715 |
Le grand monde envers eux n'est pas beaucoup plus tendre. |
12 |
|
UN MONSIEUR, bas à un autre, en montrant le docteur |
|
Quel est donc ce monsieur ? il a bien mauvais ton. |
12 |
|
L'AUTRE |
|
Je ne sais quel docteur qui tranche du Caton. |
12 |
On annonce madame la directrice. |
|
LA PRÉSIDENTE |
|
Enfin, mon cœur, enfin vous voilà revenue ! |
12 |
|
Étiez-vous à ce bal ? |
|
|
LA DIRECTRICE |
|
Étiez-vous à ce bal ? Dites cette cohue. |
|
|
LA PRÉSIDENTE |
|
Il était fort brillant… |
|
|
LA DIRECTRICE |
720 |
Il était fort brillant… Oui, mais par trop mêlé ; |
|
|
On s'étouffait. |
|
|
LE DOCTEUR |
|
On s'étouffait. Madame, on se montrait zélé. |
|
|
LA DIRECTRICE |
|
Inviter avec nous le bourgeois le plus mince ! |
12 |
|
UNE DAME, bas au docteur |
|
Elle espérait aussi danser avec le prince. |
12 |
|
LA DIRECTRICE |
|
Puis cette Olympia… si près de monseigneur ! |
12 |
725 |
Figurer au quadrille, à la table d'honneur, |
12 |
|
Et valser avec lui, causer à la fenêtre ! |
12 |
|
LA PRÉSIDENTE |
|
Pour cela, j'en conviens, c'était de trop peut-être ! |
12 |
|
UN FONCTIONNAIRE |
|
Mais, madame, elle a droit d'être admise à la cour : |
12 |
|
Femme du gouverneur… |
|
|
LA DIRECTRICE |
|
Femme du gouverneur… Femme, depuis un jour ! |
|
730 |
Nous savons trop, monsieur, ce qu'elle était la veille, |
12 |
|
LE FONCTIONNAIRE |
|
Elle se tient très bien et reçoit à merveille ; |
12 |
|
Elle est duchesse, enfin, car son époux est duc. |
12 |
|
LA DIRECTRICE, |
|
Très connus tous les deux de Sidrach-ben-Baruch. |
12 |
|
UNE DAME |
|
Ses bijoux si vantés, quelle en est l'origine ? |
12 |
|
UN MONSIEUR |
735 |
Ils viennent d'Israël, à ce que j'imagine ; |
12 |
|
Comme tous les trésors que la belle apporta, |
12 |
|
Avec son cœur novice au duc de ZAPATA. |
12 |
|
UN AUTRE |
|
On dit que les huissiers, d'une façon charmante, |
12 |
|
Ont transmis au futur les poulets de l'amante. |
12 |
|
UN AUTRE |
740 |
Il fallait épouser, ou payer, cas urgent ; |
12 |
|
On peut donner son nom quand on a pris l'argent. |
12 |
|
LE FONCTIONNAIRE |
|
Ah ! c'est trop oublier les éminents services… |
12 |
|
LA DIRECTRICE |
|
Que l'on rend à l'État en affichant ses vices ! |
12 |
Plusieurs visiteurs s'esquivent. |
|
LE DOCTEUR, |
|
Soyez plus indulgents, nous avons tous péché, |
12 |
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LA DIRECTRICE |
745 |
Faites-vous l'avocat de ce honteux marché ! |
12 |
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On annonce la marquise. |
LA MARQUISE, au docteur |
|
Je vous cherchais. |
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LE DOCTEUR |
|
Je vous cherchais. Ce mot me charme et m'embarrasse, |
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|
Madame. |
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LA MARQUISE |
|
Madame. Ignorez-vous, docteur, ce qui se passe ? |
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|
On arrête à l'instant votre meilleur ami. |
12 |
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LE DOCTEUR Se frappant le front |
|
Pardonnez-moi, mon Dieu, je m'étais endormi. |
12 |
Il sort précipitamment. |
|
UN MONSIEUR |
|
C'est ce Cardénio ? |
|
|
UN AUTRE |
750 |
C'est ce Cardénio ? Beau malheur pour la ville ! |
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LA MARQUISE |
|
Un noble cœur ! monsieur, les comptez-vous par mille ? |
12 |
|
LE MONSIEUR |
|
Noble cœur ! on le dit des esprits de travers. |
12 |
|
UN AUTRE |
|
Un de ces bons à rien ! |
|
|
UN AUTRE |
|
Un de ces bons à rien ! Faisait-il pas des vers ? |
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|
MADAME PUTIPHAR |
|
Ce sournois ! à quoi donc passait-il sa jeunesse ? |
12 |
755 |
On ne lui connaissait ni dettes ni maîtresse. |
12 |
|
LA MARQUISE |
|
Peut-être il aurait pu comme un autre en avoir ; |
12 |
|
Ailleurs que dans l'amour il mettait son devoir ; |
12 |
|
Madame, auprès de vous serait-ce donc un crime ? |
12 |
|
Pour moi, je le confesse, il avait mon estime. |
12 |
|
UNE PRUDE bas à mie autre |
760 |
Voilà ce qu'on appelle à plaisir s'afficher. |
12 |
|
LA MARQUISE |
|
Je puis parler tout haut, je n'ai rien à cacher, |
12 |
|
UN VALET annonçant |
|
Madame la duchesse Olympia ! |
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SCÈNE II |
LES PRÉCÉDENTS, OLYMPIA. |
LA PRÉSIDENTE, se précipitant dans les bras d'Olympia, |
|
Madame la duchesse Olympia ! Charmante, |
|
|
Venez qu'on vous embrasse et qu'on vous complimente |
12 |
|
Vos succès à ce bal ont fait bien des jaloux. |
12 |
|
OLYMPIA |
765 |
Je venais vous parler de vos succès, à vous. |
12 |
|
Des fêtes de la cour vous êtes la merveille, |
12 |
|
Le prince, encor hier, me l'a dit à l'oreille. |
12 |
|
LA PRÉSIDENTE |
|
Il est si bon ! |
|
|
LES DAMES |
|
Il est si bon ! Si beau ! |
|
|
Il est si bon ! Si beau ! — Si doux ! |
|
|
Il est si bon ! Si beau ! — Si doux ! — Si gracieux ! |
|
|
— Si profond politique ! |
|
|
— Si profond politique ! — Il a de si grands yeux 1 |
|
|
— Tant d'esprit ! |
|
|
— Tant d'esprit ! — Si galant ! |
|
770 |
— Tant d'esprit ! — Si galant ! — De façons si parfaites ! |
|
|
— Si vaillant au combat ! |
|
|
— Si vaillant au combat ! — Si brillant dans les fêtes ! |
|
|
OLYMPIA |
|
Il veut bien, et j'en suis encor tout en émoi, |
12 |
|
Accepter dans trois jours un nouveau bal chez moi. |
12 |
|
Je viens vous inviter… |
|
|
LA PRÉSIDENTE |
|
Je viens vous inviter… Merci, ma toute belle. |
|
|
OLYMPIA aux autres dames |
|
Ces dames y viendront ? |
|
|
TOUTES LES DAMES excepté la marquise |
775 |
Ces dames y viendront ? Madame en doute-t-elle ? |
|
|
OLYMPIA aux hommes |
|
Je puis compter sur vous, messieurs ? |
|
|
TOUS LES HOMMES |
|
Je puis compter sur vous, messieurs ? C'est un plaisir, |
|
|
Un honneur qu'on s'empresse ardemment de saisir. |
12 |
|
OLYMPIA |
|
Nous avons tout le monde, hormis quelques malades |
12 |
|
Les Russes, les Anglais, toutes les ambassades, |
12 |
780 |
Six grands d'Espagne, un prince… Alonzo Picador. |
12 |
|
Quatorze grands colliers, et même un Toison d'or |
12 |
A la marquise. |
|
Madame la marquise acceptera, j'espère ? |
12 |
|
LA MARQUISE |
|
Je suis en deuil, madame, et je pars pour ma terre. |
12 |
Elle sort. |
|
OLYMPIA |
|
Cette marquise-là boude et pense très mal. |
12 |
|
UN CHAMBELLAN |
785 |
On regrette la dîme et le droit féodal. |
12 |
|
LA PRÉSIDENTE, embarrassés |
|
Je la connais fort peu… je la trouve à la messe… |
12 |
|
Allez-vous au Prado ce soir, chère duchesse ? |
12 |
|
Comme on serait heureux d'y paraître avec vous ! |
12 |
|
OLYMPIA |
|
Je compte y faire un tour, car le temps est fort doux. |
12 |
790 |
Pour écuyers d'honneurs, messieurs, je vous réclame. |
12 |
|
TOUS, se précipitant |
|
Ah ! madame ! — Ah ! madame ! — Ah ! madame ! — Ah ! madame ! |
12 |
|
|
|
ACTE V |
Le cabinet de ZAPATA. |
SCÈNE PREMIÈRE |
ZAPATA, LE DOCTEUR PÉDRO-GIRON |
|
Enfin ! on te revoit, monsieur le puritain ; |
12 |
|
Que te faut-il ? choisis ta part dans le butin : |
12 |
|
Que viens-tu demander ? une ambassade, un titre ? |
12 |
|
LE DOCTEUR |
795 |
Je viens traiter, monsieur, un tout autre chapitre : |
12 |
|
Je n'ai de vos présents nul besoin, grâce à Dieu. |
12 |
|
Comme vous l'allez voir, je plaisante fort peu. |
12 |
|
On a fait disparaître un brave homme que j'aime : |
12 |
|
Où l'a-t-on mis ? réponds ! qu'il sorte à l'instant même ! |
12 |
800 |
Et qu'il n'y perde pas un seul de ses cheveux… |
12 |
|
Ou ce sera, mon drôle, affaire entre nous deux. |
12 |
|
ZAPATA |
|
Dieu ! quel début tragique et comme il est habile ! |
12 |
|
Je t'ai cru plus d'esprit, mon cher, et moins de bile. |
12 |
|
Me prends-tu pour un ogre, et de plus pour un sot ? |
12 |
805 |
Comment n'as-tu pas su m'entendre à demi-mot ? |
12 |
|
J'ai mis Cardénio pour quelques jours à l'ombre ; |
12 |
|
Il se serait fait pendre avec sa mine sombre. |
12 |
|
Tous nos gens ne sont pas si bons enfants que moi : |
12 |
|
Il est bien qu'on l'oublie et qu'il se tienne coi. |
12 |
810 |
Et, plus tard, s'il guérit, comme je le suppose, |
12 |
|
De vous deux, cher docteur, nous ferons quelque chose. |
12 |
|
LE DOCTEUR |
|
Hormis la clé des champs nous ne demandons rien ; |
12 |
|
Qu'il soit libre, au plus vite ! adieu, porte-toi bien. |
12 |
|
ZAPATA, le retenant |
|
Je comprends, on est fier, on me garde rancune, |
12 |
815 |
Et je suis un coquin pour avoir fait fortune ; |
12 |
|
Un traître, un apostat, tous ces noms saugrenus, |
12 |
|
Qu'aux gens bien arrivés jettent les tard-venus. |
12 |
|
Je voudrais bien savoir quel cas de ces sornettes |
12 |
|
Tu ferais à ma place, et criblé de mes dettes ? |
12 |
820 |
J'étais perdu, — saisie et contrainte par corps, — |
12 |
|
J'entendais aboyer la meute des recors ; |
12 |
|
Il me fallait choisir, comme ont fait bien des nôtres, |
12 |
|
Ou d'aller en prison ou d'y mettre les autres. |
12 |
|
J'avais pendant quinze ans prêché la liberté. |
12 |
825 |
J'ai voulu rester libre et n'ai pas hésité. |
12 |
|
Puis j'adorais, mon cher, une femme charmante : |
12 |
|
Je dois à nos amours cent mille écus de rente. |
12 |
|
Tout cela te confond, toi qui vis de pain sec ! |
12 |
|
Mais il nous faut, à nous, quelque autre chose avec. |
12 |
830 |
Enfin tout s'écroulait, c'était l'instant suprême, |
12 |
|
Je sauvais la patrie et me sauvais moi-même. |
12 |
|
Rien qu'en disant amen j'étais grand citoyen. |
12 |
|
Je réussis… ergo, j'ai pris le bon moyen. |
12 |
|
Et. d'ailleurs, maintenant qu'on a conquis ses grades, |
12 |
835 |
Tu vois qu'on est utile aux anciens camarades. |
12 |
|
LE DOCTEUR |
|
Je vois que l'on secoue, en faisant son chemin, |
12 |
|
La pudeur d'autrefois et le respect humain. |
12 |
|
ZAPATA |
|
Comment ! toi qui faisais aux préjugés la guerre, |
12 |
|
Prêcher aux gens d'esprit le respect du vulgaire ! |
12 |
840 |
Un penseur, un docteur, un jugeur sans appel, |
12 |
|
Qui lient la fibre humaine au bout de son scalpel ! |
12 |
|
Tu ne sais pas encor ce qu'au temps où nous sommes |
12 |
|
On peut faire gober à ce troupeau des hommes ! |
12 |
|
J'en apprends ces jours-ci de toutes les façons. |
12 |
845 |
Et pourrais à mon tour te donner des leçons. |
12 |
|
Tiens ! si tu veux savoir ce qu'on peut par l'audace, |
12 |
|
Ce qu'on fait d'un public avec une grimace, |
12 |
|
Lorsqu'on parle très haut, qu'on tient un bon emploi, |
12 |
|
Qu'on a les imprimeurs et le maître pour soi, |
12 |
850 |
Ce qu'on fait applaudir, quand on garde la caisse, |
12 |
|
A d'illustres bourgeois qui craignent une baisse, |
12 |
|
Viens ce soir à la junte, on y tiendra conseil. |
12 |
|
Je t'y promets, mon cher, un coup d'œil sans pareil. |
12 |
|
Tu trouveras alors ma grandeur légitime, |
12 |
855 |
Et le respect humain perdra dans ton estime. |
12 |
|
LE DOCTEUR |
|
Soit ! et je consens même à te serrer la main, |
12 |
|
Pourvu que notre ami soit libre avant demain. |
12 |
|
Dans mes opinions je suis peu fanatique : |
12 |
|
J'eus toujours peu de goût pour la gent politique. |
12 |
860 |
Qu'ils soient dorés sur tranche ou vêtus de haillons, |
12 |
|
j'ai grand'peur de la foule et des gros bataillons. |
12 |
|
Mais dans cette frayeur que le nombre me cause, |
12 |
|
Le respect, je l'avoue, entre à bien faible dose. |
12 |
|
J'applaudis volontiers l'acteur assez matois |
12 |
865 |
Pour berner le public dans son propre patois. |
12 |
|
J'irai donc à la junte, en invoquant les Muses, |
12 |
|
Et pardonnerai tout, mon cher, si tu m'amuses. |
12 |
|
|
|
SECOND TABLEAU |
La salle des séances à l'Ayuntamiento.
Des bouteilles cachetées sont rangées sur le bureau.
|
SCÈNE PREMIÈRE |
LE DOCTEUR PEDRO-GIRON, TOUS LES AUTRES MEMBRES DE L'AYUNTAMIENTO, EXCEPTÉ CARDENIO. |
UN MEMBRE, regardant les bouteilles |
|
Voilà dans le conseil un luxe inusité. |
12 |
|
UN AUTRE |
|
C'est Bacchus qui préside à la solennité ! |
12 |
|
UN AUTRE |
870 |
Que fait sur le bureau ce long rang de bouteilles ? |
12 |
|
UN AUTRE, lorgnant les flacons |
|
Cachets armoriés, liqueurs très peu vermeilles ! |
12 |
|
UN AUTRE |
|
C'est du kirsch ! |
|
|
UN AUTRE |
|
C'est du kirsch ! C'est du rhum ! |
|
|
UN AUTRE |
|
C'est du kirsch ! C'est du rhum ! C'est de l'eau des Chartreux |
|
|
UN AUTRE |
|
Non ! c'est de l'eau Raspail ! |
|
|
UN AUTRE |
|
Non ! c'est de l'eau Raspail ! C'est un philtre amoureux ! |
|
|
UN AUTRE |
|
C'est de l'eau du Jourdain ! |
|
|
UN AUTRE |
|
C'est de l'eau du Jourdain ! C'est de l'eau de Jouvence ! |
|
|
UN AUTRE |
|
Pour les vieux cols d'habits ? |
|
|
UN AUTRE |
875 |
Pour les vieux cols d'habits ? Non, pour la conscience. |
|
|
UN AUTRE |
|
C'est de l'eau du Léthé ; nous avons grand besoin |
12 |
|
D'oublier quelque peu. |
|
|
UN AUTRE |
|
D'oublier quelque peu. Ne cherchez pas si loin : |
|
|
Le cachet de la cour ! mais c'est de l'eau bénite, |
12 |
|
UN AUTRE |
|
On n'est pas assez vieux pour devenir ermite. |
12 |
|
UN AUTRE |
880 |
Ne vous y trompez pas, on est très bon chrétien. |
12 |
|
LE PRÉCÉDENT |
|
Vous m'étonnez un peu. |
|
|
L'AUTRE, montrant la Gazette officielle |
|
Vous m'étonnez un peu. Vous ne lisez donc rien ? |
|
|
De nos dévotions le journal tient registre : |
12 |
|
« Hier ont communié le prince et le ministre. » |
12 |
|
LE PRÉCÉDENT |
|
Mais c'est bon à savoir, on s'y conformera. |
12 |
|
UN HUISSIER, annonçant |
885 |
Le duc de ZAPATA, messieurs, et cœtera. |
12 |
|
TOUS LES MEMBRES |
|
Rangeons-nous ! voici l'homme ! en place ! en place ! alerte ! |
12 |
|
L'HUISSIER |
|
Le gouverneur, messieurs ! La séance est ouverte. |
12 |
|
|
SCÈNE II |
LES PRÉCÉDENTS, ZAPATA. |
ZAPATA d'un ton solennel |
|
Messieurs, nous assistons à des événements |
12 |
|
Qui dépassent le rêve et les pressentiments. |
12 |
890 |
Auprès de ce qu'on fait et de ce qu'on propose, |
12 |
|
Le paradis terrestre était fort peu de chose… |
12 |
|
Ce monde périssait, vieux, poussif, édenté : |
12 |
|
L'horloge du progrès semblait s'être arrêté ; |
12 |
|
Un tas de préjugés, une aveugle routine |
12 |
895 |
Rongeait le grand ressort d'une rouille intestine ; |
12 |
|
Il fallait tout refaire et tout remettre à neuf, |
12 |
|
Comme on a fait ailleurs en l'an quatre-vingt-neuf. |
12 |
|
A force de servir toute vérité s'use ; |
12 |
|
Il fallait réformer les mots dont on abuse. |
12 |
900 |
Ce vieux monde caduc qui se traîne à pas lents |
12 |
|
Sur les mêmes vertus vit depuis six mille ans ; |
12 |
|
Ces vertus exhalaient une odeur sépulcrale : |
12 |
|
Le jour est donc venu de changer la morale. |
12 |
|
Voilà bien six mille ans, par tout cet univers, |
12 |
905 |
Que le cœur est à gauche et que les prés sont verts, |
12 |
|
Qu'en dépit de Garo le feu brûle et l'eau mouille. |
12 |
|
Que le chêne répugne à porter la citrouille. |
12 |
|
Que les fruits sont encor précédés par les fleurs. |
12 |
|
Qu'on prise un honnête homme et qu'on pend les voleurs, |
12 |
910 |
Que le chardon se voit dédaigné pour les roses… |
12 |
|
Nous ne pouvions souffrir un tel état de choses ! |
12 |
|
Vous comprenez, messieurs, que le siècle a grandi |
12 |
|
Et que, s'il faisait jour encor en plein midi, |
12 |
|
Que si l'on ne tenait pour des billevesées |
12 |
915 |
Leur vieux droit, leur morale et ses hautes visées, |
12 |
|
Si Caton à vos yeux valait plus qu'Arlequin… |
12 |
|
Moi-même, ici présent, je serais un faquin ! |
12 |
|
Moi, duc de ZAPATA !… nos barons, nos alcades, |
12 |
|
Chacun vendrait encor du poivre et des muscades. |
12 |
920 |
Nous n'aurions ni mandats, ni croix, ni rubans verts ! |
12 |
|
Rien enfin !… Et sans nous que ferait l'univers ? |
12 |
Applaudissements. |
Bas au docteur. |
|
Qu'en dis-tu ? |
|
|
LE DOCTEUR |
|
Qu'en dis-tu ? Mais très bien ! |
|
|
ZAPATA |
|
Qu'en dis-tu ? Mais très bien ! Tu n'as vu que l'exorde. |
|
|
LE DOCTEUR |
|
C'est trop les persifler, fais-leur miséricorde. |
12 |
|
ZAPATA |
|
Tu ne les connais pas ! écoute seulement, |
12 |
925 |
Et je vais te donner quelque peu d'agrément. |
12 |
Il reprend à très haute voix. |
|
Comment l'homme a-t-il pu, c'est là ce qui m'étonne, |
12 |
|
Supporter six mille ans un sort si monotone ? |
12 |
|
Pour amener le monde à son état parfait. |
12 |
|
Il fallait tout changer ! messieurs, nous l'avons fait. |
12 |
930 |
Ce progrès, ce miracle à dérouter l'histoire, |
12 |
|
C'est à notre pays qu'en reviendra la gloire : |
12 |
|
Nous offrons en exemple aux autres nations |
12 |
|
La révolution des révolutions. |
12 |
|
Aujourd'hui le Mexique est le centre du globe, |
12 |
935 |
Et tient la liberté dans un pan de sa robe. |
12 |
|
Nous la tenons, messieurs ! |
|
|
LE DOCTEUR à demi-voix |
|
Nous la tenons, messieurs ! Et la tenons si bien, |
|
|
Qu'à coup sûr pour personne, il n'en sortira rien. |
12 |
|
ZAPATA |
|
On interrompt, je crois ! |
|
|
VOIX NOMBREUSES |
|
On interrompt, je crois ! A la porte ! à la porte ! |
|
|
Donc nous vivons, messieurs, la vieille Europe est morte ; |
12 |
940 |
Notre empire au vieux monde imposant ses décrets |
12 |
|
A pris seul dans ses mains la cause du progrès. |
12 |
|
Tout renaît, tout fleurit, tout se métamorphose, |
12 |
|
Et l'obscur avenir s'est fait couleur de rose. |
12 |
Applaudissements. |
|
Or, ces fruits et ces fleurs, ces éclairs, ces rayons, |
12 |
945 |
Vous savez bien, messieurs, à qui nous les devons. |
12 |
|
Un grand homme a surgi… mais que dis-je ? un grand homme, |
12 |
|
On l'eût proclamé dieu dans Athène et dans Rome, |
12 |
|
Un immortel, un être, un héros fabuleux, |
12 |
|
Prodigieux, fameux, heureux, miraculeux… |
12 |
Hourras frénétiques. |
950 |
Voyant de nos destins s'embourber la patache, |
12 |
|
A saisi fortement la bride et la cravache… |
12 |
|
Du monde qui va naître il s'est fait le parrain, |
12 |
|
Et vers cet âge d'or il nous mène grand train. |
12 |
|
Ce dieu, dont un regard peut tout réduire en cendre, |
12 |
955 |
Dans nos murs, sous nos toits, il a daigné descendre. |
12 |
|
Traîné dans sa calèche en guise de pavois, |
12 |
|
Nous l'avons vu, messieurs, tout comme je vous vois ! |
12 |
|
Et Tampico l'heureuse eut de lui trois journées |
12 |
|
Qui feront notre orgueil encor dans mille années. |
12 |
960 |
Car nous devons, messieurs, léguer à nos enfants |
12 |
|
L'enivrant souvenir de ces jours triomphants. |
12 |
|
Voici — j'osai la faire à défaut d'un plus digne — |
12 |
|
Une relation de ce voyage insigne ; |
12 |
|
Celle qui pour les cours, Paris, Londres, Berlin, |
12 |
965 |
S'imprime en lettres d'or et sur peau de vélin, |
12 |
|
Pour se tirer après en formats populaires |
12 |
|
A trois cents millions six cent mille exemplaires ; |
12 |
|
Et mandons, ordonnons qu'en place du marché. |
12 |
|
Dans nos villes et bourgs le tout soit affiché ; |
12 |
970 |
Durant que les sculpteurs achèvent de l'inscrire |
12 |
|
Sur des tables d'airain, de marbre et de porphyre. |
12 |
Applaudissements. |
|
Premier jour ! le canon, les cloches, le tambour |
12 |
|
Annoncent le héros. Il entre avec sa cour. |
12 |
|
D'innombrables vivats poursuivent le cortège. |
12 |
975 |
De discours et de fleurs on l'accable, on l'assiège. |
12 |
|
L'encens fume à ses pieds, on casse l'encensoir. |
12 |
|
Au palais de l'alcade on arriva le soir. |
12 |
|
On soupa. Son Altesse, en se mettant à table. |
12 |
|
Avait grand appétit et l'air le plus aimable ; |
12 |
980 |
Elle a daigné nous dire en acceptant de tout : |
12 |
|
« Ah ! monsieur, ces perdreaux sont d'un merveilleux goût. » |
12 |
|
LE DOCTEUR PÉDRO-GIRON |
|
Le grand homme ! |
|
|
ZAPATA, |
|
Le grand homme ! Et, trois fois, il but dans un grand verre. |
|
|
Du vieux bordeaux retour de l'Inde, et du madère, |
12 |
|
LE DOCTEUR |
|
Le grand homme ! |
|
|
ZAPATA |
|
Le grand homme ! Après quoi dans le grand salon vert, |
|
985 |
On a mandé l'orchestre et le bal s'est ouvert. |
12 |
|
Le fifre et le hautbois marquaient notre allégresse ; |
12 |
|
Le prince a fait valser madame la duchesse. |
12 |
|
LE DOCTEUR |
|
Le grand homme ! |
|
|
ZAPATA |
|
Le grand homme ! Et bientôt, en bâillant, mais sans bruit. |
|
|
Il nous a dit : « Bonsoir à tous et bonne nuit. » |
12 |
Applaudissements. |
Bas au docteur. |
|
Es-tu content ? |
|
|
LE DOCTEUR |
|
Es-tu content ? Parfait ! |
|
|
ZAPATA |
990 |
Es-tu content ? Parfait ! Nous ferons mieux encore : |
|
|
Chacun de mes gaillards attend qu'on le décore ; |
12 |
|
Et je puis te servir une scène à ton gré |
12 |
|
Devant un auditoire aussi bien préparé. |
12 |
Reprenant à haute voix. |
|
Second jour. Le canon, le tambour et les cloches. |
12 |
995 |
On offre à tout venant du rhum et des brioches. |
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Visite à l'arsenal, aux forts, à l'aqueduc, |
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Déjeuner sans façon avec monsieur le duc. |
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Le peuple va jouir d'une fête imprévue : |
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On passe à l'hippodrome une immense revue. |
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Nos chasseurs noirs, surtout, sont beaucoup applaudis ; |
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Le prince en les voyant : « C'est moi qui vous le dis, |
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Mexicains ! vous serez dignes de vos ancêtres ; |
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Ajoutez seulement trois boutons à ces guêtres. » |
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LE DOCTEUR |
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Grand peuple ! homme étonnant ! |
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ZAPATA |
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Grand peuple ! homme étonnant ! Puis le soir autre bal, |
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Mais plus gai, costumé, tout comme en carnaval ; |
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Madame la duchesse étant des plus gentilles, |
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Avec sa majesté danse à tous les quadrilles. |
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Applaudissements. |
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Troisième jour. Tambours et cloches et canons. |
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Le départ ! en pleurant, hélas ! nous l'apprenons… |
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Messieurs !… que je respire un moment… je chancelle, |
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Mon cœur bondit… J'arrive à l'heure solennelle. |
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Acclamations. L'attention redouble. ZAPATA s'incline sur son siège succombant à l'émotion. |
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DE TOUTES PARTS |
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Vive Montézuma ! vive monsieur le duc ! |
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UNE VOIX |
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Il va tomber, docteur, il prend le mal caduc ! |
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LE DOCTEUR |
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Soyez sans crainte, il est très ferme sur son centre ; |
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On ne tombe jamais quand on est à plat ventre. |
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ZAPATA continue |
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Donc c'était le départ. Le prince, à son réveil, |
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Nous dit : « J'aurais dormi d'un assez bon sommeil |
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N'était une chaleur, je ne sais quoi d'étrange, |
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Qui tout le long du dos m'agace et me démange. |
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Si je prenais un bain ? — Majesté, c'est un vœu |
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Tout royal ; nous, au moins, nous en prenons fort peu. » |
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On apporte aussitôt, on remplit la baignoire. |
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Alors, messieurs, alors le héros, dans sa gloire, |
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Cet astre des humains, ce soleil, ce flambeau, |
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A dépouillé sa pourpre et s'est plongé dans l'eau. |
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Prodige éblouissant ! tel dans sa course altière |
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Le dieu du jour, Phœbus à la blonde crinière, |
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Un instant fatigué d'éclairer l'univers. |
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S'endort entre les bras de Téthys aux yeux verts. |
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DE TOUTES PARTS |
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Bien ! très bien ! Quel éclat ! quelle vive peinture ! |
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Mais cet homme a vraiment de la littérature ! |
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ZAPATA |
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Puis se réconfortant des présents de Cérès, |
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Il prit son chocolat et signa douze arrêts. |
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Lut son journal, — avec des petits pains au beurre, |
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Enfin dans l'onde pure il resta toute une heure. |
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Or cette eau, ce liquide où le ciel lui parla, |
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Cette eau, ce flot sacré, cette onde, la voila ! |
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Là, ce chaste élément, dont chaque molécule |
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A baisé la poitrine et les jambes d'Hercule ! |
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Il est là, ce flot pur ! soutiré de mes mains, |
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Ces urnes de cristal le gardent aux humainsI ! |
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Pour vous en garantir l'origine plus sûre, |
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Chacun de ces flacons porte ma signature. |
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Chacun vaut, pour le moins, une montagne d'or ; |
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J'aurais pu tout garder… Partageons ce trésor. |
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LE DOCTEUR, bas à Zapata |
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Cette fois c'est trop fort, tu charges trop la bête. |
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Et l'on va te jeter ces flacons à la tête. |
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ZAPATA, bas au docteur |
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Cela n'est rien encor, réprime ton caquet |
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Pour la péroraison… lu vas voir le bouquet. |
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Il reprend avec feu. |
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Prenez cet élixir, talisman des familles, |
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La force de vos fils, la vertu de vos filles ! |
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Touchez cette relique et prêtez un serment |
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Qui soit à la hauteur de cet événement. |
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Jurez par ce flacon comme au jour d'un baptême, |
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Jurez d'être toujours ce que je fus moi-même : |
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D'adorer à jamais la raison du plus fort, |
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Et de crier toujours que les vaincus ont tort. |
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Flattez tous les succès, baisez toutes les bottes, |
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Vous aurez à ce prix d'éternelles ribotes. |
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Zapata s'essuie le front et boit le verre d'eau sucrée. |
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UN MEMBRE DE l'AYUNTAMIENTO |
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Ribotes ! c'est bien fort, moi, j'aurais mis repas ; |
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On fait ces choses-là, mais on ne les dit pas. |
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L'orateur va trop loin. |
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UN AUTRE |
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L'orateur va trop loin. Oui, sa verve l'emporte. |
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UN LIBÉRAL |
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Jamais homme d'État n'a parlé de la sorte ! |
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J'aimerais ce discours, s'il était plus gazé. |
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UN AUTRE |
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Avec son élixir il se sera grisé. |
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UN AUTRE, au centre |
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Écoutez donc, messieurs, l'orateur continue ! |
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UN AUTRE |
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Quel talent ! comme il tousse et comme il éternue ! |
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UN AUTRE |
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Qu'il est supérieur à nos anciens bavards ! |
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UN AUTRE |
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L'autorité, messieurs, est la mère des arts ! |
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ZAPATA reprenant |
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Flattez tous les succès, baisez toutes les bottes, |
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Vous aurez à ce prix d'éternelles ribotes ! |
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En servant un pouvoir, s'il est bien affermi. |
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Ne soyez jamais plats ni rampants à demi ; |
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Léchez-le tant qu'il mord ! sitôt qu'on le discute. |
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Mordez-lui les mollets… la veille de sa chute. |
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Jurez-moi de n'avoir jamais d'opinion ; |
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De dire ou blanc ou noir suivant l'occasion ; |
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Sur le soleil levant de régler votre montre… |
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Jurez de voter pour lorsque vous pensez contre. |
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Quelque jour, à ce jeu, vous deviendrez barons. |
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Donc, par cet élixir, jurez ! |
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TOUS, avec enthousiasme |
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Donc, par cet élixir, jurez ! Nous le jurons ! |
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Grands citoyens ! par vous je puis juger des autres. |
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Avec attendrissement, |
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Mexique, ô mon pays, quels beaux jours sont les nôtres ! |
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Montez à ce bureau, messieurs ! embrassons-nous. |
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Chacun va recevoir sa bouteille à genoux. |
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Tous accomplissent la cérémonie. Le docteur Pédro-Giron monte le dernier. |
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UN MEMBRE, à son voisin |
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Tiens ! ce fameux docteur, il y monte en personne ! |
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Vois donc à Zapata quelle accolade il donne. |
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LE DOCTEUR, bas à Zapata |
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Merveilleux ! et tu tiens plus que tu ne promets ! |
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Ceux qui ne l'ont pas vu ne le croiront jamais, |
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« Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable.» |
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Je savais bien de quoi notre siècle est capable ; |
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Rien ne m'étonnait plus et tu m'as étonné. |
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Ce bain mis en flacons ! qui l'eût imaginé ? |
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La sauce du turbot, de piquante mémoire, |
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Sera fade à côté de ce bain dans l'histoire. |
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Pour te rendre immortel et charmer l'univers, |
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U suffit qu'un rimeur mette la chose en vers. |
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Tiens ! à Cardénio va la conter toi-même, |
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Et ce soir, en soupant, il fera le poème |
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Où l'on verra passer, en se tenant la main, |
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Le sénat du Mexique et le sénat romain. |
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UN MEMBRE, à son Voisin |
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Ils s'en disent bien long ! |
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LE DOCTEUR, se retournant vers l'assemblée |
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Ils s'en disent bien long ! Permettez que j'exprime |
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A ce cher duc, messieurs, notre ivresse unanime, |
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Notre admiration et notre émotion |
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Pour ce coup de génie et cette invention. |
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Jamais depuis Memphis, Ninive et Babylone, |
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Rome et les Byzantins, Paris et la colonne, |
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Sésostris, Gengis-Kan, Nabuchodonosor, |
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Auguste et Frédéric, quelques autres encor, |
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Jamais on n'a donné de plus illustres marques |
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Du culte qu'un pays doit rendre à ses monarques. |
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J'excepte le Thibet… mais nous l'égalerons ! |
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Sous le prochain Lama de l'ère où nous entrons. |
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Oui, grâce à notre alcade, à ce grand caractère, |
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Notre empire, à son tour, émerveille la terre. |
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Grâce à vous tous, enfin, à ce trait sans pareil, |
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On ne verra plus rien de neuf sous le soleil. |
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Août 1862.
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