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LAP_12/LAP158
Victor de LAPRADE
TRIBUNS ET COURTISANS
1875
L'ALCADE DE TAMPICO
LE VOYAGE DU PRINCE
COMÉDIE EN CINQ ACTES
PERSONNAGES
ZAPATA, alcade, puis gouverneur et duc de Tampico.
Le Docteur PÉDRO-GIRON, médecin.
CARDENIO.
SIDRACH-BEN-BARUCH, banquier.
OLYMPIA.
LA MARQUISE.
LA PRÉSIDENTE.
LA DIRECTRICE.
Les Membres de l'Ayuntamiento de Tampico, Foule de Bourgeois et de Gens du peuple.
Plusieurs Dames.
La scène se passe dans le nouveau monde. 1851.
ACTE PREMIER
Chez l'alcade ZAPATA.
SCÈNE PREMIÈRE
ZAPATA, LE DOCTEUR PÉDRO-GIRON, CARDENIO
ZAPATA à Cardenio
Mon manifeste est prêt, je le signe à l'instant : 12
C'est concis et c'est fier… Vous en serez content. 12
Lisant.
« Citoyens, un tyran que le Mexique abhorre 12
A des forfaits nouveaux se préparait encore ; 12
5 Par un indigne coup longuement médité, 12
Don Pèdre allait chez nous tuer la liberté. 12
Un héros a surgi ! dans sa juste colère, 12
Alvarez réveilla le lion populaire : 12
On combattit trois jours. — Le peuple a triomphé ! 12
10 Nos droits sont à l'abri, le monstre est étouffé. 12
Levons-nous ! imitons cet élan magnifique. 12
Alerte ! et crions tous : « Vive la république ! » 12
CARDENIO
Très bien !
LE DOCTEUR
Très bien ! Pourtant si c'était que de moi,
J'ôterais ces gros mots ; j'en suspecte l'emploi. 12
15 Il est moins de héros, de monstres qu'on ne pense ; 12
Le succès fait souvent toute la différence. 12
Regardez bien l'envers et retournez le gant ; 12
Hélas ! que de héros sont doublés d'un brigand ! 12
CARDENIO
Diable de modéré ! tais-toi, tu me désoles ; 12
Laisse-nous donc agir…
LE DOCTEUR
20 Oui, pas tant de paroles.
CARDENIO
Veux-tu me reprocher mon métier de rimeur ? 12
Je viens de l'arsenal…
ZAPATA
Je vais chez l'imprimeur.
LE DOCTEUR
Va vite ! — et que chacun retienne bien son rôle, 12
L'éloquent ZAPATA portera la parole ; 12
25 Nous ! prenons le fusil… C'est un bon argument, 12
Pour qui sait en user, peuple ou gouvernement. 12
Ils sortent.
SCÈNE II
ZAPATA seul
Au fait, Je vais courir une grosse aventure, 12
Nous brûlons nos vaisseaux… Bah ! la nouvelle est sûre ; 12
Trois courriers coup sur coup m'ont dit l'événement, 12
30 Dans le parti vainqueur risquons-nous hardiment. 12
SCÈNE III
ZAPATA, SIDRACH-BEN-BARUCH.
SIDRACH
Vous savez la nouvelle, alcade ?
ZAPATA
Eh ! je suppose
Qu'étant premier édile, on en sait quelque chose. 12
Mais, tout va pour le mieux, n'ayez aucune peur, 12
La crise est solennelle, on est à sa hauteur. 12
35 A tout événement on saura faire face, 12
Lisez d'abord ceci… ce n'est qu'une préface. 12
SIDRACH, parcourant le discours
« Citoyens ! un tyran… » Le terme est assez doux ! 12
« Vive la république ! » Où donc en êtes-vous ? 12
« Le peuple a triomphé. » C'est de l'histoire ancienne 12
40 Sa montre est, je le vois, en retard sur la mienne. 12
ZAPATA
Quoi ! le peuple n'a pas… ? ai-je bien entendu ? 12
Et son vaillant tribun… ?
SIDRACH
Mon cher, il est pendu.
ZAPATA
Alvarez ?
SIDRACH
En personne.
ZAPATA,
Et don Pèdre ?
SIDRACH
Il se nomme.
Dictateur, protecteur, empereur, roi, grand homme. 12
ZAPATA
45 Impossible ! il était hier battu, traqué, 12
Sans le sou ; pour l'Europe il s'était embarqué… 12
SIDRACH
Ajoutez qu'il s'était enfui par la fenêtre. 12
ZAPATA
Du palais et des forts le peuple était le maître… 12
SIDRACH
Je le sais comme vous ; j'en fus presque témoin, 12
50 Mais les gouvernements reviennent de très loin ; 12
La nôtre est de retour…
ZAPATA
Ne me faites pas rire.
SIDRACH
Non, vous ne rirez pas ; car je vais tout vous dire : 12
L'émeute, il est très vrai, grossissant dans son cours 12
Maîtresse de la ville, a dominé trois jours ; 12
55 Alvarez a parlé bien mieux que Démosthènes ; 12
On a tout proclamé, l'âge d'or, Rome, Athènes, 12
La vertu, le travail, les nègres libérés. 12
Le partage des biens… tout ce que vous voudrez… 12
Or pendant ce temps-là l'infortuné monarque 12
60 Au camp le plus voisin descendait de sa barque, 12
Et, rentré dans la ville avec dix régiments, 12
Il venait couper court à ces beaux sentiments. 12
A l'heure où je vous parle, en frais de politesse, 12
Les grands corps de l'État haranguent Son Altesse ; 12
65 Ce n'était qu'un héros, le voilà passé dieu… 12
On exile beaucoup et l'on pend quelque peu ; 12
Nous en pourrons juger tout à l'heure en province. 12
ZAPATA
Vous vous moquez de moi !
SIDRACH
Nous avons un grand prince.
Les fonds ont remonté bien au-dessus du pair. 12
ZAPATA,
De grâce, expliquez-vous !
SIDRACH
70 Mais mon langage est clair.
Je suis très désolé que cela vous effraie : 12
Comme on dit aujourd'hui, c'est la vérité vraie. 12
ZAPATA
Mais d'où la savez-vous, le chemin est coupé ? 12
SIDRACH
Mes pigeons voyageurs ne m'ont jamais trompé. 12
ZAPATA
Alors je suis perdu !
SIDRACH
75 Votre fortune est faite.
Mon cher, mais seulement ne perdons pas la tête. 12
Vous n'êtes pas un sot ?
ZAPATA
Je suis trop compromis ;
Tous mes antécédents, ce discours, mes amis… 12
SIDRACH
Allons au plus pressé ; voyons cette harangue : 12
80 La langue peut guérir le mal qu'a fait la langue. 12
Ce terrible papier est resté dans vos mains ? 12
ZAPATA
Je venais de le lire, hélas ! à deux Romains ! 12
SIDRACH
Il n'est pas affiché ?… Bah ! dans ces conjonctures, 12
J'ai vu d'honnêtes gens nier leurs signatures. 12
85 Nous n'en sommes pas là ! mais il faut se presser. 12
Ceci n'est qu'un brouillon qu'on doit recommencer ; 12
Le plus simple écolier n'y verrait pas mystère : 12
C'est un devoir mal fait qu'il s'agit de refaire. 12
Ce n'est pour vous qu'un jeu… vous écrivez si bien. 12
ZAPATA, la tête dans ses mains
90 Mon cher, je ne me sens plus capable de rien. 12
Un si brusque retour ! j'en ai l'âme obsédée ! 12
Je ne pourrais, ce soir, accoucher d'une idée. 12
SIDRACH
Vous allez me forcer à devenir auteur… 12
Remplissons mes devoirs envers un débiteur. 12
95 Voyons !… mais vous tiendrez la plumeau moins, cher maître. 12
Donnez-moi ce brouillon, il m'aidera peut-être. 12
ZAPATA
Maudit papier ! laissez que je le jette au feu. 12
SIDRACH, prenant le papier
Non, donnez-le… Écrivez et calmez-vous un peu. 12
Il dicte. Zapata écrit.
« Citoyens ! un héros que le Mexique adore, 12
100 A des exploits nouveaux se préparait encore 12
Par un coup généreux longuement médité, 12
Don Pèdre allait chez nous fonder la liberté. 12
Un brigand a surgi ! dans sa lâche colère, 12
Alvarez déchaîna le tigre populaire… 12
105 On combattit trois jours ; le prince a triomphé ! 12
Nos droits sont à l'abri, le monstre est étouffé. 12
Reposons-nous enfin, la terre est affranchie ; 12
Du calme, et crions tous : Vive la monarchie ! » 12
ZAPATA
Est-ce bien sérieux ?
SIDRACH
N'est-ce pas très ronflant ?
110 Je vous en garantis l'effet mirobolant. 12
Faites vite afficher.
ZAPATA
Quel homme de ressource !
SIDRACH
Voilà, mon cher, comment on se forme à la Bourse. 12
ZAPATA
Quoi ! dans le même jour, passer du noir au blanc ! 12
A tous mes ennemis je prêterais le flanc ; 12
115 Où me cacher après une telle aventure ? 12
SIDRACH
Sous un bel uniforme au fond d'une voiture, 12
Muni d'un grand cordon et d'un gros traitement.. 12
Et tous vos ennemis vous trouveront charmant. 12
ZAPATA
J'entends crier d'ici toute ma vieille bande. 12
SIDRACH
120 Bah ! vous leur donnerez leur part du dividende ! 12
ZAPATA
Ou s'indignera trop, je ne veux pas signer. 12
SIDRACH
Ce siècle a trop bon cœur pour jamais s'indigner. 12
De plus huppés que vous ont fait pareille chose. 12
C'est le même morceau, seulement je transpose : 12
125 C'était pour baryton, je le mets pour ténor ! 12
Sur cette gamme-là, mon cher, il vaut de l'or. 12
Je m'y connais ! Allons, citoyen magnanime, 12
Prenez des actions dans le nouveau régime ; 12
J'en ai pris.
ZAPATA
Laissez-moi ! je serais un coquin !
130 Car, enfin, dans le fond, je suis républicain. 12
SIDRACH
Moi, communiste… Au fond l'on garde ce qu'on pense ; 12
Dans la forme, évitons l'exil et la potence ; 12
Et tâchons, quels que soient les vainqueurs, les vaincus, 12
De sauver, d'augmenter, s'il se peut, nos écus. 12
ZAPATA
Affreux juif !
SIDRACH
135 Cher ami ! calculons notre affaire.
ZAPATA
Je crains que mon calcul du vôtre ne diffère, 12
SIDRACH,
C'est vrai, vous empruntez, je prête. Mais je veux 12
Votre succès à vous ; c'est le bien de tous deux. 12
Si vous êtes pendu, proscrit, pauvre et malade, 12
140 Si de ce mauvais trou vous restez l'humble alcade, 12
C'est trois cent mille écus que j'y perds, sûrement ; 12
Donc, je dois travailler à votre avancement. 12
Dans l'ère où nous entrons j'ai mis des espérances ; 12
Je la crois très propice aux hommes de finances. 12
145 Puis, je vous l'avoûrai, — car je suis bon enfant, — 12
J'avais pris les billets du héros triomphant. 12
Je risquais cent contre un, et d'assez rondes sommes ; 12
Mais tous mes débiteurs deviennent de grands hommes. 12
A votre tour, ami, montez sur le pavoi ! 12
ZAPATA
150 Laissons ces rêves d'or, tout est fini pour moi ; 12
Je me tiens pour content de sauver ma personne. 12
SIDRACH
Elle vaut peu, vraiment, les soins qu'elle vous donne ! 12
C'est donc comme cela qu'on sait se retourner ? 12
Vous ! un homme d'esprit… mais c'est à le berner ! 12
ZAPATA
155 Comprenez donc, mon cher, j'ai des notes sinistres : 12
J'abats depuis quinze ans des rois et des ministres, 12
J'étais né radical, j'ai crié, j'ai mordu… 12
Sur mes antécédents je dois être pendu. 12
SIDRACH
Il en est à ce point que je lui vais apprendre 12
160 Le prix d'un tel passé quand on sait bien le vendre ; 12
Mais je donnerais, moi, quatre cent mille francs 12
Pour avoir autrefois dévoré des tyrans. 12
Plus on revient de loin, et mieux on vous accueille. 12
Je vais être baron… j'aurais un portefeuille, 12
165 Je serais prince et duc, quatre fois enrichi, 12
Je serais grand vizir et grand mamamouchi ! 12
ZAPATA
Tout cela ne m'est rien ! survivant d'un autre âge. 12
Au moins sauvons l'honneur, je veux finir en sage 12
SIDRACH
Digne d'un grand journal ! Mais, sans vous offenser. 12
170 Mon cher, c'était par là qu'il fallait commencer. 12
Pour devenir Brutus il faut s'y prendre jeune ; 12
Il faut s'y préparer longuement par le jeûne. 12
Quand on veut cultiver des sentiments si beaux, 12
On vit de brouet noir, on porte des sabots ; 12
175 On plante des navets dans son petit domaine ; 12
On courtise Toinon et non pas Célimène ; 12
On ne se meuble pas comme dans un palais… 12
Et l'on n'emprunte pas, pour des chevaux anglais, 12
Ces trois cent mille écus dont j'ai l'acte authentique 12
ZAPATA
180 Qu'a cela de commun avec la politique ? 12
SIDRACH
Le voici : c'est qu'au bout arrivent les huissiers ; 12
D'argent il en vient peu dans les métiers grossiers, 12
Dans la littérature et dans le jardinage… 12
Les bons coups sont toujours pour un gros personnage ; 12
185 Il faut le devenir. On fut grand citoyen… 12
On se fait courtisan, c'est le meilleur moyen. 12
Qu'importe que l'on ait les mains plus ou moins nettes ? 12
Il s'agit d'être duc ou prisonnier pour dettes. 12
ZAPATA
Retire-toi, Satan !
SIDRACH
Le voilà converti !
190 Allons, c'est convenu, nous changeons de parti. 12
Le nouvel arrivant paye à ravir son monde ; 12
Puis votre noir passé vaut une somme ronde. 12
On a besoin de vous, on veut un orateur ; 12
Vous n'avez pas acquis toute votre hauteur ; 12
195 Vous monterez très haut, j'en ai ferme assurance. 12
Si vous n'êtes pas duc, je vous donne quittance ! 12
Signez-moi ce discours, il aura de l'écho ; 12
Nous allons en couvrir les murs de Tampico. 12
ZAPATA
Laissez-moi respirer !…
SIDRACH. Entre Olympia
C'est trop juste. Et du reste
200 Un ange me remplace, un envoyé céleste. 12
Qui connaît mieux que moi le chemin de ce cœur. 12
A Olympia.
Princesse, je vous laisse avec votre vainqueur ; 12
Je le prêchais en vain, ma prose l'importune ; 12
Obtenez qu'il consente à faire sa fortune. 12
OLYMPIA
205 Comment ! il se refuse à suivre vos avis ? 12
SIDRACH
Belle inhumaine, et vous, les avez-vous suivis ? 12
Il lui baise la main et sort.
SCÈNE IV
ZAPATA, OLYMPIA.
ZAPATA
Ce juif prend avec vous des façons singulières. 12
OLYMPIA
Vous en êtes jaloux !… C'est mon homme d'affaires : 12
Brave homme et très connu de nos jeunes lions ; 12
Il a quatorze enfants…
ZAPATA
210 Et deux cents millions !
OLYMPIA
Tant mieux pour vous, je crois… mais pas d'enfantillage 12
Faites ce qu'il vous dit, ce doit être fort sage. 12
ZAPATA,
Il veut qu'en un clin d'œil, traître à nos libertés, 12
Je passe au camp du prince…
OLYMPIA
Eh bien, vous hésitez !
215 Quel fol entêtement vous lie aux entreprises 12
D'un tas de gens grossiers sans gants et sans chemises, 12
Un homme comme vous, si bien fait pour la cour ! 12
Toi, mon chéri, galant et beau comme le jour ! 12
Quand tu peux devenir, en suivant ta nature, 12
220 Riche comme Sidrach… c'est moi qui te l'assure. 12
ZAPATA
Toujours rêvant de luxe et d'or, c'est affligeant ! 12
Moi, je pense à ma gloire, et vous à mon argent. 12
OLYMPIA
Quelqu'un ici se trompe et la chose est fort drôle, 12
Il me semble, monsieur, que nous changeons de rôle. 12
225 Lequel de nous fit part à l'autre de ses biens ? 12
Sidrach a ses huissiers… j'ai peut-être les miens. 12
ZAPATA
C'est donc une rupture ?
OLYMPIA
Impossible, on vous aime !
On t'aime avec fureur, ingrat, et pour toi-même. 12
On te veut grand, cossu, pourvu d'un haut emploi. 12
230 Titré… puis partager cette gloire avec toi ; 12
Se dire avec orgueil : Je l'ai connu bien mince. 12
Et je trône, à son bras, dans les salons du prince. 12
ZAPATA
Beau rêve, Olympia !
OLYMPIA
Qui sera vérité.
Va, tu réussiras, tu l'as bien mérité. 12
235 J'ai mes pressentiments, à moi, que rien n'écarte… 12
J'ai sept fois ce matin tourné la bonne carte, 12
— Ne me désole pas avec cet air moqueur, — 12
Et j'amenais toujours la réussite en cœur ! 12
Grande prospérité !
ZAPATA
Ne crois pas que j'y compte,
240 Je t'aime et j'obéis ! plus de mauvaise honte. 12
C'est trop d'avoir le prince et ce juif sur les bras ; 12
Vive le dictateur !… tout ce que tu voudras ; 12
Je mets ma politique à tes genoux.
OLYMPIA, l'embrassant
Cher ange !
Et tu m'épouseras ?
Entre Sidrach.
SIDRACH, sur le seuil de la porte
Pardon, je vous dérange…
245 Mais tout, chance et péril, à chaque instant s'accroît. 12
Ne perdez plus une heure, acclamez le bon droit. 12
Un ami me prévient, — qui jamais ne me trompe, — 12
Que le prince est sacré ce soir en grande pompe. 12
On se prosterne en foule à ses pieds vénérés, 12
250 — L'archevêque primat et quatre cents curés ; — 12
Il est huilé, chanté tout au long dans la messe, 12
Du temple au corps de garde, enfin, c'est une ivresse. 12
Mais ce qui nous importe, à nous, c'est que, demain, 12
Pour visiter son peuple il se met en chemin ; 12
255 Et notre bonne ville est, dit-on, la première 12
Qu'il a daigné marquer sur son itinéraire. 12
Il viendra. Rien enfin ne peut plus se cacher. 12
Vite votre discours, et qu'on aille afficher ; 12
Faites battre la caisse et réunir la troupe ; 12
260 Tout va bien !… Vous avez, mon cher, le vent en poupe. 12
OLYMPIA
Raillerez-vous encor la réussite en cœur ? 12
ZAPATA
Eh bien, soit ! jetons-nous dans le parti vainqueur. 12
Tendant le discours à Sidrach.
Emportez ce rouleau.
SIDRACH élève dans sa main et agite le rouleau
Louons la Providence,
Elle a mis dans nos mains la corne d'abondance- 12
ACTE II
La salle des séances de l'Ayuntamiento de Tampico,
SCÈNE PREMIÈRE
ZAPATA, CARDENIO, LE DOCTEUR PÉDRO-GIRON, LES AUTRES MEMBRES DE L'AYUNTAMIENTO.
ZAPATA, assis devant le bureau
265 Messieurs, un grand bonheur et très bien mérité, 12
Un grand jour va bientôt briller pour la cité. 12
L'homme prodigieux par qui Dieu nous gouverne, 12
Le héros, le géant de l'époque moderne, 12
Le soleil… vers nos murs a dirigé ses pas ; 12
270 Il y fera sa sieste et cinq ou six repas. 12
C'est un lot sans pareil, c'est une gloire insigne ; 12
Tampico, par vos soins, saura s'en montrer digne, 12
Les transports de la foule et son enivrement 12
Seront réglés par vous, messieurs, très largement ; 12
275 S'ils baissaient d'un degré dans leur température. 12
De notre part, à nous, ce serait forfaiture. 12
Donc, nous allons dresser un programme inouï ; 12
Des fêtes dont le monde entier soit ébloui ; 12
Qui portent jusqu'au ciel la gloire du Mexique, 12
280 Qui soient dignes, enfin, de notre grand cacique. 12
Songez-y mûrement ! rien ne doit vous troubler… 12
Et quiconque m'approuve a le droit de parler. 12
TOUS, excepté Cardenio et le docteur
Très bien ! très bien ! très bien !
ZAPATA
Voyons, faites vos preuves,
Et pour ce cas nouveau trouvez des choses neuves. 12
UN MEMBRE DE l'AYUNTAMIENTO
Le soir, bal…
UN AUTRE
285 Le matin, revue et Te Deum.
UN AUTRE
Grand défilé du peuple à travers le Forum. 12
UN AUTRE,
Boîtes, feu d'artifice…
UN AUTRE
Et des mâts de cocagne.
UN AUTRE, s'animant
Les fontaines versant à flots du vin d'Espagne !… 12
UN AUTRE
Un orchestre en plein vent jouant des boléros… 12
UN AUTRE
Hymen d'une rosière…
UN AUTRE
290 Et combat de taureaux…
UN AUTRE
Illuminations…
UN AUTRE
Cortège au son des trompes,
Des chevaliers de l'arc, des pompiers et des pompes. 12
LE DOCTEUR PÉDRO-GIRON
Si les pompes lançaient de l'eau de Portugal ? 12
UN AUTRE
Ou de l'eau de Cologne ?
UN AUTRE
Oui !
UN AUTRE
Non !
UN AUTRE
Mais c'est égal !
UN AUTRE
295 Moi, j'aimerais à voir toutes les devantures 12
Couvertes, ce jour-là, d'innombrables tentures. 12
UN AUTRE
C'est vieux ; l'eau de Cologne était une primeur. 12
Au précédent.
Monsieur est tapissier ?
LE PRÉCÉDENT
Monsieur est parfumeur ?
ZAPATA
Je tranche le débat par l'essence de rose… 12
300 Et la discussion s'échauffant reste close. 12
Maintenant, il s'agit, et c'est le point urgent, 12
De voter comme il faut la question d'argent. 12
UN MEMBRE DE L'AYUNTAMIENTO
Un million.
UN AUTRE
Deux !
UN AUTRE
Trois !
UN AUTRE
Quatre.
UN AUTRE
Cinq.
UN AUTRE
Six,
LE DOCTEUR PÉDRO-GIRON
Quarante !
ZAPATA, d'un air profondément blesse
Je vous croyais, messieurs, d'humeur moins défiante. 12
305 Manqué-je de sagesse ou bien de probité ? 12
Qu'est-ce enfin qu'un crédit s'il n'est illimité ? 12
Je le sens ! un affront contre moi se médite, 12
La grandeur de cet homme a-t-elle une limite ? 12
Nos respects, notre amour, si l'on fait son devoir, 12
310 Et nos crédits, grand Dieu ! peuvent-ils en avoir ? 12
Ce coup des factions, messieurs, m'est par trop rude ; 12
Je ne m'attendais pas à cette ingratitude ! 12
Puisque d'administrer on m'ôte tout moyen, 12
J'abdique et ne suis plus qu'un simple citoyen. 12
315 Si Tampico s'expose à de pareilles notes. 12
Qu'on demande un alcade au club des sans-culottes ! 12
UN MEMBRE DE L'AYUNTAMIENTO
Qu'allons-nous devenir !
UN AUTRE
Mon Dieu !
UN AUTRE
C'est fait de nous !
UN AUTRE
Ah ! monsieur.
UN AUTRE
Monseigneur !
UN AVOCAT,
On est à vos genoux !
Vous avez mal compris nos votes unanimes ; 12
320 La langue est pauvre en mots pour les choses sublimes. 12
On dit un million, quarante… assurément 12
C'est pour dire beaucoup, sans nombre, infiniment, 12
Tant que vous en voudrez… c'est le sens véritable. 12
ZAPATA
Soit ! je m'étais trompé. Mais la stupeur m'accable ! 12
325 Les partis vont saisir tous ces soupçons en l'air. 12
Qu'on tâche de parler et de voter plus clair 12
Et plus rapidement ! Messieurs, le temps nous presse. 12
Suivons l'ordre du jour, rédigeons une adresse, 12
Chacun peut librement discuter les projets. 12
330 Voici le mien : « Seigneur, vos très humbles sujets… » 12
CARDENIO, l'interrompant
Pardon ! car jusqu'au bout je ne puis pas me taire ; 12
Voici le mien ; j'y vais tout droit sans commentaire. 12
Lisant.
« Prince, vous pouvez tout ; la force est dans vos mains. 12
Je n'examine plus par quels ou quels chemins 12
335 A surgi votre étoile, ou hasard, ou génie… 12
Vous voilà tout-puissant, aveugle qui le nie. 12
Rien du passé, plus rien, hors vous et votre nom, 12
Rien ne subsiste encor que le droit du canon. 12
Jamais fils de cent rois, plus libre de tout faire 12
340 N'a pu mieux à son gré pétrir un hémisphère, 12
Et tenir en suspens, arbitre du destin, 12
La perte ou le salut sur le monde incertain. 12
Le soldat vous rugit, le prêtre vous acclame. 12
De qui résiste au fer l'or a fait plier l'âme, 12
345 Et l'on nous dit, à nous, qui saurions tout braver : 12
« Son pouvoir vient de Dieu. » Tâchez de le prouver ! 12
Dieu règne, il a voulu régner sans violence, 12
Il n'a pesé sur nous que par la conscience ; 12
Il n'attend rien de nous, ni le bien ni le mal. 12
350 Que librement donné par ce fier tribunal ; 12
Il veut que, pour sa perte ou son bonheur suprême, 12
Chacun soit ici-bas l'artiste de lui-même. 12
Ainsi des nations ! Qui donc parle aujourd'hui 12
De faire un pays libre en se passant de lui ? 12
355 La liberté, pareille à la vertu du sage, 12
S'acquiert par la conquête et grandit par l'usage ; 12
Et l'on ne monte pas sans s'efforcer en rien. 12
Par le métier d'esclave au rang de citoyen. 12
Un roi n'y peut aider que par le bon exemple : 12
360 Il marche le premier, on suit, on le contemple : 12
Montrant justice et force aux cœurs irrésolus ; 12
Qu'il respecte le droit, il ne peut rien de plus. 12
Oui, prince, et désormais je te donne ce titre. 12
Le droit, le droit chancelle, on t'a pris pour arbitre ; 12
365 Ce peuple hésite encore, il suffit d'une main 12
Qui le pousse vers Dieu par le seul vrai chemin. 12
Nos destins devant toi se pèsent en silence. 12
Mets des vertus et non du fer dans la balance. 12
Tu n'es fort, et ton règne, enfin, ne s'accomplit, 12
370 Que pour prêter ta force à tout ce qui faiblit. 12
Regarde ! est-ce le mal ou le bien qui succombe ? 12
Vois ces vieilles vertus, on leur creuse une tombe ; 12
Vois où s'en vont l'honneur, !a fierté, le serment ; 12
Tout se dore, aujourd'hui, tout se farde et tout ment. 12
375 Vois tous ces insensés, épris de ce qui brille. 12
Vendre à ce luxe impur le pain de leur famille. 12
Vois le sol, qu'on arrache à nos champs désertés 12
Devenir une fange au milieu des cités. 12
Vois ce peuple, orgueilleux d'un facile courage, 12
380 Si prompt à se ruer dans un lâche esclavage. 12
Chacun, impatient de la vertu d'autrui. 12
Est heureux d'abaisser les autres jusqu'à lui, 12
Ne veut que des égaux, fussent-ils des esclaves, 12
Et les sayons jaloux rognent les laticlaves. 12
385 Petit ou grand, chacun fuit son libre manoir, 12
Le sillon de l'aïeul qui ne rend qu'un pain noir ; 12
Sous un gant jaune il tend sa main déshonorée. 12
Tout friand d'un gâteau mangé sous la livrée. 12
Oui, ce peuple avili, qui se dit souverain, 12
390 A besoin d'un héros modelé dans l'airain ; 12
Il a besoin d'avoir, et j'approuve qu'il l'aime. 12
Un homme qui soit roi, qui règne sur lui-même, 12
Qui refuse le joug, qui se courbe au devoir, 12
Un héros libre, enfin, plus grand que son pouvoir. 12
395 Donne-leur donc l'exemple et remplis notre attente : 12
Il suffit d'écarter le démon qui les tente. 12
De n'accepter pour toi ni l'or ni les flatteurs ; 12
Car nul n'est corrompu s'il n'est des corrupteurs. 12
Tu ne peux suppléer en nous la force absente ; 12
400 Fais qu'on ne sente pas ta main toute-puissante, 12
Mais qu'à l'égal d'un roi chacun soit respecté 12
Dans le plus humble effort que fait sa liberté. 12
Chacun est sous son toit ou de cèdre ou de chaume, 12
Un prince, et de Dieu seul il tient ce doux royaume ; 12
405 Qu'il le sache et soit fier, et qu'il marche debout' 12
Le rempart de son droit l'environne partout ; 12
Il est libre, il veut l'être, il aime à le paraître. 12
Nul ne sera valet qui pourra rester maître. 12
Au métier de flatteur ôte ses vils appas, 12
410 Et les cœurs les moins fiers ne s'y baisseront pas. 12
Voilà ce que tu dois ; rends au moins ce service, 12
Abolis, seulement, l'utilité du vice. 12
A défaut des vertus que tu ne peux donner, 12
Rends sa laideur au mal en cessant de l'orner. 12
415 Certe, il est plus aisé quand la foule est maîtresse, 12
De régner à l'abri des vices qu'on caresse ! 12
Si j'avais à régir tous ces cœurs abattus. 12
J'y voudrais employer leurs dernières vertus. 12
Essaye : et tu verras, sur ces nouvelles routes, 12
420 Que tes meilleurs appuis sont ceux que tu redoutes. 12
Pour moi, tu m'apprendras, et sans m'humilier. 12
Ce que je sais le moins à cette heure : oublier ; 12
Et je serai dans l'ombre, ardent à me soumettre, 12
Jamais ton serviteur… mais ton soldat, peut-être. 12
425 Car, vois-tu, ce pays qui serait grand par toi. 12
L'honneur qu'il te devrait, c'est mon idole à moi- 12
Que l'on touche à sa gloire, et je deviens sans peine 12
Implacable d'amour aussi bien que de haine ; 12
Dès le premier éclair où la raison m'a lui. 12
430 J'ai fait vœu de souffrir et de mourir pour lui. 12
Donc, ô chef, prince ou roi, de quel nom qu'on te nomme, 12
Montre-nous, s'il se peut, un héros honnête homme, 12
Accoutume un grand peuple à marcher sans secours ; 12
Règne en sage… et que Dieu te donne de longs jours. 12
Long silence.
ZAPATA
Allez, monsieur, allez !
CARDENIO
J'ai dit.
UN MEMBRE
435 C'est effroyable !
ZAPATA
Nous sommes patients.
CARDENIO
J'ai dit.
MEMBRE DE l'AYUNTAMIENTO
Mais, c'est le diable !
UN AUTRE
Quel noir tissu d'horreurs !
UN POLITIQUE
Cet homme s'est perdu,
ZAPATA
Eh bien ! messieurs, — eh bien ! vous avez entendu ? 12
On dit que !a parole est chez nous entravée ; 12
440 Vous voyez à quel point la pudeur est bravée ! 12
En plein sénat, laisser hurler ses passions ! 12
Trouvez-vous qu'on soit libre eu nos discussions ? 12
UN MEMBRE QUELCONQUE
On ne peut tolérer…
UN AUTRE
Il a perdu la tête.
UN PENSEUR
Cet homme est-il plus fou, plus méchant ou plus bête ? 12
UN CLASSIQUE
Quel galimatias !
UN BUREAUCRATE
445 Ayez des orateurs !
UN BOURGEOIS,
Et voilà, cependant, comment sont les auteurs ! 12
UN BEL ESPRIT
Que veut-il, où va-t-il, se comprend-il lui-même ? 12
AUTRE BEL ESPRIT
Serait-ce de l'algèbre ?
UN SAVANT
Ou peut-être un poème ?
UN FORMALISTE
Dans tous les cas, messieurs, c'est manquer de respect 12
Au conseil.
UN MEMBRE QUELCONQUE
C'est un rouge !
UN AUTRE
450 Ou du moins un suspect.
UN AUTRE
En prison !
UN AUTRE
Le garrot !
UN AUTRE
La potence !
UN AUTRE,
Aux galères !
UN MODÉRÉ
Non, à l'ordre, il suffit ; messieurs, pas de colères. 12
AUTRE MODÉRÉ
Messieurs, soyons clément ; il a le vertigo. 12
TOUS
A la porte, à la porte !
LE DOCTEUR PEDRO-GIRON
A bas monsieur Gogo !
ZAPATA, solennellement triste
455 Après un tel scandale et ce discours infâme, 12
Un deuil, un deuil profond, messieurs, remplit notre âme. 12
On insulte le prince avec la nation. 12
Tout ! Dieu, l'espèce humaine et la création. 12
Nous sommes trop émus de sentiments contraires. 12
460 Pour vaquer de sang-froid à nos grandes affaires. 12
Cette adresse au héros qu'on ose discuter, 12
Dans un chaos pareil ne peut plus se voter. 12
J'y songerai tout seul, d'autorité privée ; 12
J'en accepte le soin… la séance est levée. 12
Tous sortent, excepté Cardenio et le docteur.
SCÈNE II
CARDENIO, LE DOCTEUR PEDRO-GIRON.
CARDENIO
Va, troupeau de laquais !
LE DOCTEUR
465 Tu dois être content,
Éternel écolier ! sais-tu ce qui t'attend ? 12
CARDENIO
Moi ? je les brave tous, je les hais, je m'en moque ! 12
LE DOCTEUR
Oui, mais le résultat ? il n'est guère équivoque. 12
Au bout de tout ceci, je vois à l'horizon 12
470 Poindre pour toi, mon cher, l'exil ou la prison. 12
CARDENIO
Eh bien, soit ! c'est moi seul que la chose regarde. 12
LE DOCTEUR
Viens-t'en, pauvre nerveux, je te prends sous ma garde ; 12
Je suis ton médecin et ton ami, je croi ; 12
Il est bon de coucher autre part que chez toi. 12
475 Allons dîner, d'abord, puis, les pieds sur la braise, 12
Nous pourrons, en fumant, pester tout à notre aise. 12
Chez moi c'est terrain neutre, et l'on peut s'y cacher, 12
Zapata, j'en suis sûr, t'y fera mal chercher ; 12
L'affaire entre nous deux sera vite assoupie… 12
480 De son premier discours il sait que j'ai copie. 12
ACTE III
La grande place de Tampico ; la foule attend le passage du prince.
SCÈNE PREMIÈRE
LE DOCTEUR PEDRO-GIRON, CARDENIO, LE PEUPLE.
LE DOCTEUR
Que fais-tu là ? j'aurais dû te mettre sous clé. 12
Vraiment, ce diable d'homme a le timbre fêlé ! 12
Où vas-tu ? dans les bras de messieurs les gendarmes ; 12
CARDENIO
Laisse-moi donc, avec les burlesques alarmes. 12
De quoi suis-je coupable, après tout ?
LE DOCTEUR
485 Mais de rien ;
Demande à ZAPATA, l'alcade citoyen. 12
Enfin que cherches-tu ?
CARDENIO
Je voudrais, par moi-même,
Voir ce qu'est un héros et le peuple qui l'aime. 12
J'ai peu connu le peuple, on me l'a fort vanté ; 12
490 Jugeons-le dans sa force et dans sa majesté. 12
Sachons, enfin, comment on monte au Capitole. 12
LE DOCTEUR
Au moins, reste à mon bras, et pas une parole, 12
Si tu ne veux savoir aussi beaucoup trop bien, 12
Comment, par accessoire, on lapide un chrétien. 12
DEUX BOURGEOIS, au docteur
495 Monsieur, ce ruban-là nous prouve que vous êtes 12
Sans doute un officier ?
LE DOCTEUR
Vous êtes trop honnêtes.
PREMIER BOURGEOIS
Alors vous saurez bien si don Pèdre à son char 12
Aura quatre éléphants, comme autrefois César. 12
LE DOCTEUR
Douze éléphants, messieurs, et vingt-six dromadaires, 12
500 Huit léopards conduits par trente bayadères. 12
SECOND BOURGEOIS
Ah ! c'est prodigieux !
LE DOCTEUR
Ce n'est pas tout encor ;
Chacun des éléphants porte une cage d'or : 12
Dans quatre on voit un singe avec deux demoiselles, 12
Dans sept un Cupidon et dix-neuf tourterelles. 12
SECOND BOURGEOIS
Et dans l'autre, monsieur ?
LE DOCTEUR
505 Et dans l'autre un coffret,
Mais dont le contenu reste encore un secret ; 12
Le prince doit l'ouvrir ce soir à sa fenêtre. 12
Tâchez d'être assez près.
PREMIER BOURGEOIS
Que pourrait-ce bien être ?
Vous le savez, monsieur !
LE DOCTEUR
Par serment solennel
Je vous jure que non.
LES DEUX BOURGEOIS, s'en allant
510 Merci, mon colonel.
UN OUVRIER
Un colonel ! voilà celui qui va nous dire… 12
LE DOCTEUR
Tout ce que vous voudrez, mon brave homme, et sans rire, 12
L'OUVRIER
Mon colonel, a-t-on arrêté l'assassin ? 12
LE DOCTEUR
Lequel ? j'en connais tant…
L'OUVRIER
C'était un capucin
515 Porteur d'un coutelas béni, dit-on, à Rome, 12
Qu'on trouva cette nuit sous le lit du grand homme. 12
Le chien l'avait saisi… le poste est accouru… 12
Mais par la cheminée il avait disparu. 12
On a dans son couvent commencé les poursuites. 12
LE DOCTEUR
520 Un capucin, monsieur ! c'étaient quatre jésuites 12
Bien vus et bien comptés ; l'un armé d'un poignard, 12
L'autre d'un pistolet ; le troisième, un vieillard, 12
N'avait qu'un goupillon, l'autre une hallebarde… 12
On découvrit sur l'autre un vieux pot à moutarde. 12
525 Mais rempli d'un poison dont vous allez juger ; 12
Trois cents forçats…
UNE VOIX
Messieurs, le peuple est en danger,
Les sergents ont trouvé chez les visitandines, 12
Un envoi de Madrid, quatorze guillotines ! 12
AUTRE VOIX
Mais, grand Dieu ! cas gens-là nous égorgeront tous ! 12
PLUSIEURS VOIX
530 Sans notre dictateur c'en était fait de nous. 12
UN PROFOND POLITIQUE
Je vous le disais bien, hier, à la campagne. 12
Le coup part de Madrid et des Bourbons d'Espagne, 12
UNE VOIX
Mais leur coup a manqué 6
Grâce à nos calonniers… 6
EN CHŒUR
535 Dansons la carmagnole, 6
Vive le son du canon ! 7
On entend le canon.
UNE VOIX
Justement, le canon !
UNE AUTRE
Bravo ! c'est le cortège.
Le défilé commence.
AUTRE VOIX
Voici les timbaliers, or, azur, blanc de neige… 12
UNE AUTRE
Et les hallebardier, rouge, aux galons d'argent… 12
UNE AUTRE
540 Voici quatre greffiers précédés d'un sergent. 12
UNE AUTRE
Voici les grenadiers, puis les dragons vert-pomme. 12
UNE AUTRE
Voici la garde nègre et vingt canons.
UNE AUTRE
Quel homme !
Que c'est beau !
UN FRONDEUR
Tout ceci doit coûter quelque peu.
UN SATISFAIT
Bah ! trouver de l'argent pour lui ce n'est qu'un jeu ; 12
545 Il sait, ayant pâli dans les bibliothèques. 12
Le secret d'un trésor caché par les Aztèques : 12
Des perles par boisseaux, un puits à millions… 12
LE DOCTEUR
Oui, monsieur, mais gardé par quatre cents lions. 12
Huit cents taureaux jetant du feu par les narines, 12
550 Des centaures, des sphinx, mille bêtes marines. 12
PLUSIEURS VOIX
Pour vaincre tout cela, comment donc a-t-il fait ? 12
LE DOCTEUR
Il possède un anneau d'un merveilleux effet, 12
Anneau qui vient, dit-on, du grand empereur Charle 12
Et qui rend invisible. Au moment où je parle, 12
555 Il est peut-être là… tout à côté de nous. 12
VOIX EFFARÉES
Ah ! mon Dieu, monseigneur !
UN ESPRIT FORT
Oui, gare à ce bijou
A la faveur duquel on se cache, on se glisse ; 12
Tout despote a le sien, badauds, c'est la police ! 12
UN OUVRIER,
Que dit l'aristocrate ?
UN AUTRE
Il insulte César !
LA FOULE
560 Assommons ! assommons ! ce doit être un mouchard 12
Un groupe se précipite en bousculant ce personnage ;
un autre fait cercle autour du docteur.
UNE VOIX
Enfin il a conquis le trésor ?
UN HOMME BIEN INFORME
Et sans crime ;
Car il en est d'ailleurs l'héritier légitime ; 12
C'est un de ses aïeux, dit-on, qui l'enferma… 12
Il descend de Cortez et de Montézuma. 12
UNE VOIX
565 Celui-là, certe, est noble et peut faire trophée ! 12
UNE AUTRE
D'ailleurs on le sait bien, sa nourrice était fée. 12
UN CURIEUX
Et tous ces milliards que vont-ils devenir ? 12
L'HOMME BIEN INFORMÉ
D'abord selon son rang il doit s'entretenir. 12
Puis il dote et marie au czar sa sœur cadette. 12
570 Puis du Mexique, enfin, il paye à fond la dette. 12
UN HOMME TRÈS BIEN PENSANT
Ce n'est pas tout, monsieur, à chaque citoyen 12
Il fait cinq cents dollars de rente, sur son bien. 12
UNE VOIX, avec enthousiasme
Plus d'impôts !
UN PARTISAN DU DROIT AU TRAVAIL
On pourra laisser la terre en friches.
UN AUTRE
Plus de pauvres, jamais !
UN AUTRE
Et surtout plus de riches !
C'est là l'essentiel.
TOUS
575 Vive Montézuma !
PLUSIEURS VOIX
Qu'il soit roi !
— Qu'il soit pape !
— Empereur !
LE DOCTEUR
Grand lama !
UN TRAVAILLEUR
Enfin, on pourra boire et fumer sans rien faire. 12
UN PATRIOTE
Au Mexique il soumet l'un et l'autre hémisphère, 12
Il a vaincu les Francs, les Goths, les hidalgos. 12
UNE BLOUSE, à un habit noir
580 Voyez-vous, citoyen, nous serons tous égaux ; 12
Plus de savant, de noble, en ces temps où nous somme : 12
C'est à leur poignet seul qu'on distingue les hommes. 12
Voyez le mien !
Il montre son poing.
L'HABIT NOIR
Monsieur, certes, je vous comprends.
UN HOMME GRAVE
On reforme nos lois, sept codes différents ! 12
UNE VOIX
Est-il marié ?
UNE AUTRE
Veuf ?
UNE AUTRE
585 Quelle est sa bonne amie ?
L'HOMME GRAVE
On prépare un projet sur la polygamie. 12
PLUSIEURS VOIX
Très bien !
AUTRES VOIX
Mais c'est affreux !
AUTRES VOIX
C'est charmant !
L'HOMME GRAVE
Pourquoi non ?
Voyez plutôt Jacob et le grand Salomon ; 12
Voyez tout l'Orient, toute l'histoire ancienne. 12
UN BOURGEOIS
590 Plusieurs femmes, grand Dieu ! moi, j'ai trop de la mienne. 12
LE DOCTEUR PÉDRO-CIRON
Chacun en dit autant, c'est juste la raison : 12
Ou se guérit d'un mal en prenant d'un poison ; 12
Nous appelons cela de l'homéopathie. 12
LA FOULE
Les cloches ! le canon ! — Son Altesse est partie ! 12
595 Le voilà ! — Le voilà ! — Bravo ! — Bravo ! — Vivat ! 12
LE DOCTEUR
Mille mille annis et manget et bibat 12
Et saignet et tuât ! 6
VOIX DANS LA FOULE
A bas donc les chapeaux ! qu'on voie un peu, nos maîtres ! 12
AUTRES VOIX
Vive le dictateur !
— Mort aux rois !
— Mort aux prêtres !
600 — Vive la nation et son nouvel élu ! 12
— Vive Montézuma, souverain absolu ! 12
AUTRES VOIX
Vive la poule au pot, — les chansons sous la treille, 12
— La soupe aux choux, — le vin à deux sous la bouteille ! 12
— Vive l'amour, la pipe et le jeu d'écarté ! 12
— Vive san Iago !
CARDENIO, d'une voix forte
605 Vive la liberté !
VOIX NOMBREUSES
Quel est ce brigand-là ?
— C'est un noir !
— C'est un rouge !
C'est un blanc !
— C'est un bleu !
— Qu'on l'empoigne, et s'il bouge,
Assommez-le sur place !
— A la rivière !
— A l'eau !
LE DOCTEUR PÉDRO-GIRON
Je prévoyais ce coup !… Messieurs, tout beau, tout beau ! 12
Je vais vous expliquer…
LES MÊMES VOIX.
— A bas !
610 — Quel est cet autre ?
A l'eau !
UN OUVRIER
Pour celui-là, camarade, il est nôtre ;
Très sûr ! il a guéri mon garçon du carreau… 12
UN AUTRE
Moi du typhus !
UN AUTRE
Et moi du vomito negro.
C'est le docteur ! c'est mieux que tous ces chiens d'alcades. 12
Écoutons !
LE DOCTEUR
615 Mes amis, c'est un de mes malades ;
Le pauvre diable est fou, mais pas des plus méchants. 12
Il a pris de chez moi, tantôt, la clé des champs ; 12
Cette fois, je le tiens et je le garde à vue… 12
Bonsoir, et courez vite, on passe la revue ; 12
620 Tenez, on voit très bien là… sur cette hauteur. 12
LES PRÉCÉDENTS
Bravo ! bravo ! courons ! hourrah pour le docteur ! 12
SCÈNE II
LE DOCTEUR PÉDRO-GIRON, CARDENIO.
LE DOCTEUR
Eh bien, mon enragé, l'épreuve est-elle bonne ; 12
As-tu jugé, tâté, vu la foule en personne ? 12
Sans mes braves clients nous étions assommés. 12
CARDENIO
625 Le voilà donc ce peuple et ces chefs bien-aimés ! 12
Des brigands, un troupeau satisfait qu'on le tonde. 12
Et c'est sur tout cela qu'un empire se fonde ! 12
LE DOCTEUR
Oui, mon cher, à ton tour quand tu voudras avoir 12
Ton jour d'éclat, ton lot de grandeur, de pouvoir, 12
630 Tu prendras pour étais, comme ces bons apôtres, 12
La bassesse des uns, la bêtise des autres ; 12
Et tout ira fort bien… car, je te le promets. 12
Ces deux fondements-là ne manqueront jamais. 12
CARDENIO
C'est hideux ! je croyais ces scènes d'un autre âge. 12
LE DOCTEUR
635 Grattez l'homme un peu fort, vous aurez le sauvage. 12
Quoi ! tu voudrais, mon cher, qu'après tantôt cent ans 12
Qu'on jette à la pudeur ces défis insultants. 12
Que Dieu même, accablé sous les coups du génie. 12
Semble donner victoire à tout ce qui le nie ; 12
640 Qu'on prend au lupanar les déesses Raison ; 12
Qu'on voit des fils de rois pourrir dans leur prison ; 12
Que tout gueux se croit fait pour monter à leur place, 12
S'il est trempé dans l'encre et s'il a de l'audace ; 12
Qu'après tout ce gâchis, lois, décrets et banquets, 12
645 Tribuns, laquais jadis, redevenus laquais. 12
Qu'après ce rire affreux qui ne peut plus se taire. 12
Qu'après monsieur Proudhon et monsieur de Voltaire, 12
On trouve encor le peuple, autour de son curé, 12
Tout comme un petit clerc pudique et tonsuré 12
650 Jouant dans un parloir où nul ne s'émerveille 12
De voir une madone accoucher par l'oreille ? 12
Moi, pour mon siècle, avec les exemples que j'ai, 12
Je suis reconnaissant de n'être pas mangé, 12
Et crois très vertueux et très sobre en ménage 12
655 Tout peuple qui n'est pas encore anthropophage. 12
CARDENIO
Mais, si c'est là le monde et ceux qui font les lois, 12
Allons paître du gland et vivre dans les bois ! 12
LE DOCTEUR
Tu feras bien, pour l'heure, en ce qui te concerne, 12
De quitter une ville où ZAPATA gouverne. 12
660 Les lions et la foule ont leur jour de pitié ; 12
La police, mon cher, ne mord pas à moitié ; 12
Et, quand un renégat monte cet hippogriffe. 12
Gare aux honnêtes gens s'ils tombent sous sa griffe ! 12
A son généreux maître il t'a dû signaler ; 12
665 Tu n'es plus supportable avec ton franc parler. 12
Je flaire autour de toi maint délateur qui rampe. 12
Or donc, embrassons-nous, prends ma bourse et décampe. 12
ACTE IV
Le salon de la présidente.
SCÈNE I
LE DOCTEUR PEDRO-GIRON, LA PRÉSIDENTE, LA DIRECTRICE, LA MARQUISE, PLUSIEURS HOMMES ET FEMMES DU MONDE.
LA PRÉSIDENTE
Quel magnifique bal !
UNE DAME
Un miracle ! En trois jours
Sort de terre un palais tout d'or et de velours, 12
670 Des montagnes de fleurs et de feu, des trophées… 12
UN MONSIEUR
Cet homme a dans ses mains la baguette des fées. 12
LE DOCTEUR
Crédit illimité vaut Sésame, ouvre-toi. 12
UNE DAME
Avouez qu'il en fit un merveilleux emploi. 12
LA PRÉSIDENTE
Rien de mieux à Paris,
LE DOCTEUR
Paris, belle comtesse,
675 Ne nous vit pas valser au bras de Son Altesse. 12
LA PRÉSIDENTE
Méchant !
UN MONSIEUR
Et quel souper !
UNE DAME
Quels flots de diamants !
UN MÉLOMANE
La garde nègre avait ses hautbois allemands. 12
LE DOCTEUR
Et, pour que la douceur en fût pleine et parfaite. 12
Les prisons regorgeaient à deux pas de la fête. 12
680 Il est charmant d'avoir, comme dit un ancien, 12
Quand on est dans un port où l'on soupe fort bien, 12
D'avoir en perspective une mer qui fait rage, 12
Plus deux ou trois vaisseaux menacés du naufrage, 12
Surtout si l'on entend des sanglots et des cris, 12
685 Et si quelque navire est chargé de proscrits. 12
UN MONSIEUR
Quels proscrits ? des gredins qui voulaient le pillage ! 12
UN AUTRE
Des rhéteurs, des auteurs vivant de gribouillage ! 12
UNE DAME
Depuis tantôt deux ans on n'avait vu de bal. 12
UN MONSIEUR
Les fers et les cotons, les vins allaient si mal. 12
UN AUTRE
690 Ils voulaient abolir la famille et les riches. 12
UN AUTRE
Imposer les chevaux, la poudre et les caniches. 12
UNE DAME
Défendre les rubans, les chapeaux de Paris. 12
UNE AUTRE
Nous aurions tous porté le même sarrau gris. 12
UN MONSIEUR
Puis les clubs, puis la guerre et puis la guillotine… 12
UNE DAME PIEUSE,
695 Et l'état des esprits, monsieur, et la doctrine ! 12
Leur but n'était rien moins, au bout d'un peu de temps, 12
Que de nous rendre tous Mormons et protestants. 12
UN MEMBRE DE LA SOCIÉTÉ PROTECTRICE DES ANIMAUX
Moi, je trouve imprudent, la chose étant certaine. 12
De ne pas fusiller ces gens-là par centaine. 12
TOUTES LES DAMES ET QUELQUES HOMMES
C'est aussi mon avis !
— C'est le mien !
700 — C'est le mien !
LE DOCTEUR
Fusillons, fusillons, puisqu'il n'en coûte rien. 12
Comme un instant de peur nous fait de belles âmes ? 12
Gare à quiconque effraye ou dérange les dames ! 12
Pour bien clore un débat entre les citoyens, 12
705 Je vois que le beau sexe aime les grands moyens. 12
On traite de brigands tous ceux qu'on appréhende ; 12
Et les femmes sont là pour crier : Qu'on les pende ! 12
Ce que c'est qu'un cœur tendre et des nerfs délicats ! 12
Je sais que plus d'un homme est dans le même cas ; 12
710 Mais tout cède en furie à nos belles trembleuses ; 12
La peur, dans un salon, ferait des tricoteuses. 12
Après tout, ces gens-là qu'ont-ils donc tant détruit ? 12
Ils ont crié, hurlé, menacé, fait du bruit… 12
C'est vrai. Mais à juger par ce qu'on vient d'entendre, 12
715 Le grand monde envers eux n'est pas beaucoup plus tendre. 12
UN MONSIEUR, bas à un autre, en montrant le docteur
Quel est donc ce monsieur ? il a bien mauvais ton. 12
L'AUTRE
Je ne sais quel docteur qui tranche du Caton. 12
On annonce madame la directrice.
LA PRÉSIDENTE
Enfin, mon cœur, enfin vous voilà revenue ! 12
Étiez-vous à ce bal ?
LA DIRECTRICE
Dites cette cohue.
LA PRÉSIDENTE
Il était fort brillant…
LA DIRECTRICE
720 Oui, mais par trop mêlé ;
On s'étouffait.
LE DOCTEUR
Madame, on se montrait zélé.
LA DIRECTRICE
Inviter avec nous le bourgeois le plus mince ! 12
UNE DAME, bas au docteur
Elle espérait aussi danser avec le prince. 12
LA DIRECTRICE
Puis cette Olympia… si près de monseigneur ! 12
725 Figurer au quadrille, à la table d'honneur, 12
Et valser avec lui, causer à la fenêtre ! 12
LA PRÉSIDENTE
Pour cela, j'en conviens, c'était de trop peut-être ! 12
UN FONCTIONNAIRE
Mais, madame, elle a droit d'être admise à la cour : 12
Femme du gouverneur…
LA DIRECTRICE
Femme, depuis un jour !
730 Nous savons trop, monsieur, ce qu'elle était la veille, 12
LE FONCTIONNAIRE
Elle se tient très bien et reçoit à merveille ; 12
Elle est duchesse, enfin, car son époux est duc. 12
LA DIRECTRICE,
Très connus tous les deux de Sidrach-ben-Baruch. 12
UNE DAME
Ses bijoux si vantés, quelle en est l'origine ? 12
UN MONSIEUR
735 Ils viennent d'Israël, à ce que j'imagine ; 12
Comme tous les trésors que la belle apporta, 12
Avec son cœur novice au duc de ZAPATA. 12
UN AUTRE
On dit que les huissiers, d'une façon charmante, 12
Ont transmis au futur les poulets de l'amante. 12
UN AUTRE
740 Il fallait épouser, ou payer, cas urgent ; 12
On peut donner son nom quand on a pris l'argent. 12
LE FONCTIONNAIRE
Ah ! c'est trop oublier les éminents services… 12
LA DIRECTRICE
Que l'on rend à l'État en affichant ses vices ! 12
Plusieurs visiteurs s'esquivent.
LE DOCTEUR,
Soyez plus indulgents, nous avons tous péché, 12
LA DIRECTRICE
745 Faites-vous l'avocat de ce honteux marché ! 12
On annonce la marquise.
LA MARQUISE, au docteur
Je vous cherchais.
LE DOCTEUR
Ce mot me charme et m'embarrasse,
Madame.
LA MARQUISE
Ignorez-vous, docteur, ce qui se passe ?
On arrête à l'instant votre meilleur ami. 12
LE DOCTEUR Se frappant le front
Pardonnez-moi, mon Dieu, je m'étais endormi. 12
Il sort précipitamment.
UN MONSIEUR
C'est ce Cardénio ?
UN AUTRE
750 Beau malheur pour la ville !
LA MARQUISE
Un noble cœur ! monsieur, les comptez-vous par mille ? 12
LE MONSIEUR
Noble cœur ! on le dit des esprits de travers. 12
UN AUTRE
Un de ces bons à rien !
UN AUTRE
Faisait-il pas des vers ?
MADAME PUTIPHAR
Ce sournois ! à quoi donc passait-il sa jeunesse ? 12
755 On ne lui connaissait ni dettes ni maîtresse. 12
LA MARQUISE
Peut-être il aurait pu comme un autre en avoir ; 12
Ailleurs que dans l'amour il mettait son devoir ; 12
Madame, auprès de vous serait-ce donc un crime ? 12
Pour moi, je le confesse, il avait mon estime. 12
UNE PRUDE bas à mie autre
760 Voilà ce qu'on appelle à plaisir s'afficher. 12
LA MARQUISE
Je puis parler tout haut, je n'ai rien à cacher, 12
UN VALET annonçant
Madame la duchesse Olympia !
SCÈNE II
LES PRÉCÉDENTS, OLYMPIA.
LA PRÉSIDENTE, se précipitant dans les bras d'Olympia,
Charmante,
Venez qu'on vous embrasse et qu'on vous complimente 12
Vos succès à ce bal ont fait bien des jaloux. 12
OLYMPIA
765 Je venais vous parler de vos succès, à vous. 12
Des fêtes de la cour vous êtes la merveille, 12
Le prince, encor hier, me l'a dit à l'oreille. 12
LA PRÉSIDENTE
Il est si bon !
LES DAMES
Si beau !
— Si doux !
— Si gracieux !
— Si profond politique !
— Il a de si grands yeux 1
— Tant d'esprit !
— Si galant !
770 — De façons si parfaites !
— Si vaillant au combat !
— Si brillant dans les fêtes !
OLYMPIA
Il veut bien, et j'en suis encor tout en émoi, 12
Accepter dans trois jours un nouveau bal chez moi. 12
Je viens vous inviter…
LA PRÉSIDENTE
Merci, ma toute belle.
OLYMPIA aux autres dames
Ces dames y viendront ?
TOUTES LES DAMES excepté la marquise
775 Madame en doute-t-elle ?
OLYMPIA aux hommes
Je puis compter sur vous, messieurs ?
TOUS LES HOMMES
C'est un plaisir,
Un honneur qu'on s'empresse ardemment de saisir. 12
OLYMPIA
Nous avons tout le monde, hormis quelques malades 12
Les Russes, les Anglais, toutes les ambassades, 12
780 Six grands d'Espagne, un prince… Alonzo Picador. 12
Quatorze grands colliers, et même un Toison d'or 12
A la marquise.
Madame la marquise acceptera, j'espère ? 12
LA MARQUISE
Je suis en deuil, madame, et je pars pour ma terre. 12
Elle sort.
OLYMPIA
Cette marquise-là boude et pense très mal. 12
UN CHAMBELLAN
785 On regrette la dîme et le droit féodal. 12
LA PRÉSIDENTE, embarrassés
Je la connais fort peu… je la trouve à la messe… 12
Allez-vous au Prado ce soir, chère duchesse ? 12
Comme on serait heureux d'y paraître avec vous ! 12
OLYMPIA
Je compte y faire un tour, car le temps est fort doux. 12
790 Pour écuyers d'honneurs, messieurs, je vous réclame. 12
TOUS, se précipitant
Ah ! madame ! — Ah ! madame ! — Ah ! madame ! — Ah ! madame ! 12
ACTE V
Le cabinet de ZAPATA.
SCÈNE PREMIÈRE
ZAPATA, LE DOCTEUR PÉDRO-GIRON
Enfin ! on te revoit, monsieur le puritain ; 12
Que te faut-il ? choisis ta part dans le butin : 12
Que viens-tu demander ? une ambassade, un titre ? 12
LE DOCTEUR
795 Je viens traiter, monsieur, un tout autre chapitre : 12
Je n'ai de vos présents nul besoin, grâce à Dieu. 12
Comme vous l'allez voir, je plaisante fort peu. 12
On a fait disparaître un brave homme que j'aime : 12
Où l'a-t-on mis ? réponds ! qu'il sorte à l'instant même ! 12
800 Et qu'il n'y perde pas un seul de ses cheveux… 12
Ou ce sera, mon drôle, affaire entre nous deux. 12
ZAPATA
Dieu ! quel début tragique et comme il est habile ! 12
Je t'ai cru plus d'esprit, mon cher, et moins de bile. 12
Me prends-tu pour un ogre, et de plus pour un sot ? 12
805 Comment n'as-tu pas su m'entendre à demi-mot ? 12
J'ai mis Cardénio pour quelques jours à l'ombre ; 12
Il se serait fait pendre avec sa mine sombre. 12
Tous nos gens ne sont pas si bons enfants que moi : 12
Il est bien qu'on l'oublie et qu'il se tienne coi. 12
810 Et, plus tard, s'il guérit, comme je le suppose, 12
De vous deux, cher docteur, nous ferons quelque chose. 12
LE DOCTEUR
Hormis la clé des champs nous ne demandons rien ; 12
Qu'il soit libre, au plus vite ! adieu, porte-toi bien. 12
ZAPATA, le retenant
Je comprends, on est fier, on me garde rancune, 12
815 Et je suis un coquin pour avoir fait fortune ; 12
Un traître, un apostat, tous ces noms saugrenus, 12
Qu'aux gens bien arrivés jettent les tard-venus. 12
Je voudrais bien savoir quel cas de ces sornettes 12
Tu ferais à ma place, et criblé de mes dettes ? 12
820 J'étais perdu, — saisie et contrainte par corps, — 12
J'entendais aboyer la meute des recors ; 12
Il me fallait choisir, comme ont fait bien des nôtres, 12
Ou d'aller en prison ou d'y mettre les autres. 12
J'avais pendant quinze ans prêché la liberté. 12
825 J'ai voulu rester libre et n'ai pas hésité. 12
Puis j'adorais, mon cher, une femme charmante : 12
Je dois à nos amours cent mille écus de rente. 12
Tout cela te confond, toi qui vis de pain sec ! 12
Mais il nous faut, à nous, quelque autre chose avec. 12
830 Enfin tout s'écroulait, c'était l'instant suprême, 12
Je sauvais la patrie et me sauvais moi-même. 12
Rien qu'en disant amen j'étais grand citoyen. 12
Je réussis… ergo, j'ai pris le bon moyen. 12
Et. d'ailleurs, maintenant qu'on a conquis ses grades, 12
835 Tu vois qu'on est utile aux anciens camarades. 12
LE DOCTEUR
Je vois que l'on secoue, en faisant son chemin, 12
La pudeur d'autrefois et le respect humain. 12
ZAPATA
Comment ! toi qui faisais aux préjugés la guerre, 12
Prêcher aux gens d'esprit le respect du vulgaire ! 12
840 Un penseur, un docteur, un jugeur sans appel, 12
Qui lient la fibre humaine au bout de son scalpel ! 12
Tu ne sais pas encor ce qu'au temps où nous sommes 12
On peut faire gober à ce troupeau des hommes ! 12
J'en apprends ces jours-ci de toutes les façons. 12
845 Et pourrais à mon tour te donner des leçons. 12
Tiens ! si tu veux savoir ce qu'on peut par l'audace, 12
Ce qu'on fait d'un public avec une grimace, 12
Lorsqu'on parle très haut, qu'on tient un bon emploi, 12
Qu'on a les imprimeurs et le maître pour soi, 12
850 Ce qu'on fait applaudir, quand on garde la caisse, 12
A d'illustres bourgeois qui craignent une baisse, 12
Viens ce soir à la junte, on y tiendra conseil. 12
Je t'y promets, mon cher, un coup d'œil sans pareil. 12
Tu trouveras alors ma grandeur légitime, 12
855 Et le respect humain perdra dans ton estime. 12
LE DOCTEUR
Soit ! et je consens même à te serrer la main, 12
Pourvu que notre ami soit libre avant demain. 12
Dans mes opinions je suis peu fanatique : 12
J'eus toujours peu de goût pour la gent politique. 12
860 Qu'ils soient dorés sur tranche ou vêtus de haillons, 12
j'ai grand'peur de la foule et des gros bataillons. 12
Mais dans cette frayeur que le nombre me cause, 12
Le respect, je l'avoue, entre à bien faible dose. 12
J'applaudis volontiers l'acteur assez matois 12
865 Pour berner le public dans son propre patois. 12
J'irai donc à la junte, en invoquant les Muses, 12
Et pardonnerai tout, mon cher, si tu m'amuses. 12
SECOND TABLEAU
La salle des séances à l'Ayuntamiento.
Des bouteilles cachetées sont rangées sur le bureau.
SCÈNE PREMIÈRE
LE DOCTEUR PEDRO-GIRON, TOUS LES AUTRES MEMBRES DE L'AYUNTAMIENTO, EXCEPTÉ CARDENIO.
UN MEMBRE, regardant les bouteilles
Voilà dans le conseil un luxe inusité. 12
UN AUTRE
C'est Bacchus qui préside à la solennité ! 12
UN AUTRE
870 Que fait sur le bureau ce long rang de bouteilles ? 12
UN AUTRE, lorgnant les flacons
Cachets armoriés, liqueurs très peu vermeilles ! 12
UN AUTRE
C'est du kirsch !
UN AUTRE
C'est du rhum !
UN AUTRE
C'est de l'eau des Chartreux
UN AUTRE
Non ! c'est de l'eau Raspail !
UN AUTRE
C'est un philtre amoureux !
UN AUTRE
C'est de l'eau du Jourdain !
UN AUTRE
C'est de l'eau de Jouvence !
UN AUTRE
Pour les vieux cols d'habits ?
UN AUTRE
875 Non, pour la conscience.
UN AUTRE
C'est de l'eau du Léthé ; nous avons grand besoin 12
D'oublier quelque peu.
UN AUTRE
Ne cherchez pas si loin :
Le cachet de la cour ! mais c'est de l'eau bénite, 12
UN AUTRE
On n'est pas assez vieux pour devenir ermite. 12
UN AUTRE
880 Ne vous y trompez pas, on est très bon chrétien. 12
LE PRÉCÉDENT
Vous m'étonnez un peu.
L'AUTRE, montrant la Gazette officielle
Vous ne lisez donc rien ?
De nos dévotions le journal tient registre : 12
« Hier ont communié le prince et le ministre. » 12
LE PRÉCÉDENT
Mais c'est bon à savoir, on s'y conformera. 12
UN HUISSIER, annonçant
885 Le duc de ZAPATA, messieurs, et cœtera. 12
TOUS LES MEMBRES
Rangeons-nous ! voici l'homme ! en place ! en place ! alerte ! 12
L'HUISSIER
Le gouverneur, messieurs ! La séance est ouverte. 12
SCÈNE II
LES PRÉCÉDENTS, ZAPATA.
ZAPATA d'un ton solennel
Messieurs, nous assistons à des événements 12
Qui dépassent le rêve et les pressentiments. 12
890 Auprès de ce qu'on fait et de ce qu'on propose, 12
Le paradis terrestre était fort peu de chose… 12
Ce monde périssait, vieux, poussif, édenté : 12
L'horloge du progrès semblait s'être arrêté ; 12
Un tas de préjugés, une aveugle routine 12
895 Rongeait le grand ressort d'une rouille intestine ; 12
Il fallait tout refaire et tout remettre à neuf, 12
Comme on a fait ailleurs en l'an quatre-vingt-neuf. 12
A force de servir toute vérité s'use ; 12
Il fallait réformer les mots dont on abuse. 12
900 Ce vieux monde caduc qui se traîne à pas lents 12
Sur les mêmes vertus vit depuis six mille ans ; 12
Ces vertus exhalaient une odeur sépulcrale : 12
Le jour est donc venu de changer la morale. 12
Voilà bien six mille ans, par tout cet univers, 12
905 Que le cœur est à gauche et que les prés sont verts, 12
Qu'en dépit de Garo le feu brûle et l'eau mouille. 12
Que le chêne répugne à porter la citrouille. 12
Que les fruits sont encor précédés par les fleurs. 12
Qu'on prise un honnête homme et qu'on pend les voleurs, 12
910 Que le chardon se voit dédaigné pour les roses… 12
Nous ne pouvions souffrir un tel état de choses ! 12
Vous comprenez, messieurs, que le siècle a grandi 12
Et que, s'il faisait jour encor en plein midi, 12
Que si l'on ne tenait pour des billevesées 12
915 Leur vieux droit, leur morale et ses hautes visées, 12
Si Caton à vos yeux valait plus qu'Arlequin… 12
Moi-même, ici présent, je serais un faquin ! 12
Moi, duc de ZAPATA !… nos barons, nos alcades, 12
Chacun vendrait encor du poivre et des muscades. 12
920 Nous n'aurions ni mandats, ni croix, ni rubans verts ! 12
Rien enfin !… Et sans nous que ferait l'univers ? 12
Applaudissements.
Bas au docteur.
Qu'en dis-tu ?
LE DOCTEUR
Mais très bien !
ZAPATA
Tu n'as vu que l'exorde.
LE DOCTEUR
C'est trop les persifler, fais-leur miséricorde. 12
ZAPATA
Tu ne les connais pas ! écoute seulement, 12
925 Et je vais te donner quelque peu d'agrément. 12
Il reprend à très haute voix.
Comment l'homme a-t-il pu, c'est là ce qui m'étonne, 12
Supporter six mille ans un sort si monotone ? 12
Pour amener le monde à son état parfait. 12
Il fallait tout changer ! messieurs, nous l'avons fait. 12
930 Ce progrès, ce miracle à dérouter l'histoire, 12
C'est à notre pays qu'en reviendra la gloire : 12
Nous offrons en exemple aux autres nations 12
La révolution des révolutions. 12
Aujourd'hui le Mexique est le centre du globe, 12
935 Et tient la liberté dans un pan de sa robe. 12
Nous la tenons, messieurs !
LE DOCTEUR à demi-voix
Et la tenons si bien,
Qu'à coup sûr pour personne, il n'en sortira rien. 12
ZAPATA
On interrompt, je crois !
VOIX NOMBREUSES
A la porte ! à la porte !
Donc nous vivons, messieurs, la vieille Europe est morte ; 12
940 Notre empire au vieux monde imposant ses décrets 12
A pris seul dans ses mains la cause du progrès. 12
Tout renaît, tout fleurit, tout se métamorphose, 12
Et l'obscur avenir s'est fait couleur de rose. 12
Applaudissements.
Or, ces fruits et ces fleurs, ces éclairs, ces rayons, 12
945 Vous savez bien, messieurs, à qui nous les devons. 12
Un grand homme a surgi… mais que dis-je ? un grand homme, 12
On l'eût proclamé dieu dans Athène et dans Rome, 12
Un immortel, un être, un héros fabuleux, 12
Prodigieux, fameux, heureux, miraculeux… 12
Hourras frénétiques.
950 Voyant de nos destins s'embourber la patache, 12
A saisi fortement la bride et la cravache… 12
Du monde qui va naître il s'est fait le parrain, 12
Et vers cet âge d'or il nous mène grand train. 12
Ce dieu, dont un regard peut tout réduire en cendre, 12
955 Dans nos murs, sous nos toits, il a daigné descendre. 12
Traîné dans sa calèche en guise de pavois, 12
Nous l'avons vu, messieurs, tout comme je vous vois ! 12
Et Tampico l'heureuse eut de lui trois journées 12
Qui feront notre orgueil encor dans mille années. 12
960 Car nous devons, messieurs, léguer à nos enfants 12
L'enivrant souvenir de ces jours triomphants. 12
Voici — j'osai la faire à défaut d'un plus digne — 12
Une relation de ce voyage insigne ; 12
Celle qui pour les cours, Paris, Londres, Berlin, 12
965 S'imprime en lettres d'or et sur peau de vélin, 12
Pour se tirer après en formats populaires 12
A trois cents millions six cent mille exemplaires ; 12
Et mandons, ordonnons qu'en place du marché. 12
Dans nos villes et bourgs le tout soit affiché ; 12
970 Durant que les sculpteurs achèvent de l'inscrire 12
Sur des tables d'airain, de marbre et de porphyre. 12
Applaudissements.
Premier jour ! le canon, les cloches, le tambour 12
Annoncent le héros. Il entre avec sa cour. 12
D'innombrables vivats poursuivent le cortège. 12
975 De discours et de fleurs on l'accable, on l'assiège. 12
L'encens fume à ses pieds, on casse l'encensoir. 12
Au palais de l'alcade on arriva le soir. 12
On soupa. Son Altesse, en se mettant à table. 12
Avait grand appétit et l'air le plus aimable ; 12
980 Elle a daigné nous dire en acceptant de tout : 12
« Ah ! monsieur, ces perdreaux sont d'un merveilleux goût. » 12
LE DOCTEUR PÉDRO-GIRON
Le grand homme !
ZAPATA,
Et, trois fois, il but dans un grand verre.
Du vieux bordeaux retour de l'Inde, et du madère, 12
LE DOCTEUR
Le grand homme !
ZAPATA
Après quoi dans le grand salon vert,
985 On a mandé l'orchestre et le bal s'est ouvert. 12
Le fifre et le hautbois marquaient notre allégresse ; 12
Le prince a fait valser madame la duchesse. 12
LE DOCTEUR
Le grand homme !
ZAPATA
Et bientôt, en bâillant, mais sans bruit.
Il nous a dit : « Bonsoir à tous et bonne nuit. » 12
Applaudissements.
Bas au docteur.
Es-tu content ?
LE DOCTEUR
Parfait !
ZAPATA
990 Nous ferons mieux encore :
Chacun de mes gaillards attend qu'on le décore ; 12
Et je puis te servir une scène à ton gré 12
Devant un auditoire aussi bien préparé. 12
Reprenant à haute voix.
Second jour. Le canon, le tambour et les cloches. 12
995 On offre à tout venant du rhum et des brioches. 12
Visite à l'arsenal, aux forts, à l'aqueduc, 12
Déjeuner sans façon avec monsieur le duc. 12
Le peuple va jouir d'une fête imprévue : 12
On passe à l'hippodrome une immense revue. 12
1000 Nos chasseurs noirs, surtout, sont beaucoup applaudis ; 12
Le prince en les voyant : « C'est moi qui vous le dis, 12
Mexicains ! vous serez dignes de vos ancêtres ; 12
Ajoutez seulement trois boutons à ces guêtres. » 12
LE DOCTEUR
Grand peuple ! homme étonnant !
ZAPATA
Puis le soir autre bal,
1005 Mais plus gai, costumé, tout comme en carnaval ; 12
Madame la duchesse étant des plus gentilles, 12
Avec sa majesté danse à tous les quadrilles. 12
Applaudissements.
Troisième jour. Tambours et cloches et canons. 12
Le départ ! en pleurant, hélas ! nous l'apprenons… 12
1010 Messieurs !… que je respire un moment… je chancelle, 12
Mon cœur bondit… J'arrive à l'heure solennelle. 12
Acclamations. L'attention redouble. ZAPATA s'incline sur son siège succombant à l'émotion.
DE TOUTES PARTS
Vive Montézuma ! vive monsieur le duc ! 12
UNE VOIX
Il va tomber, docteur, il prend le mal caduc ! 12
LE DOCTEUR
Soyez sans crainte, il est très ferme sur son centre ; 12
1015 On ne tombe jamais quand on est à plat ventre. 12
ZAPATA continue
Donc c'était le départ. Le prince, à son réveil, 12
Nous dit : « J'aurais dormi d'un assez bon sommeil 12
N'était une chaleur, je ne sais quoi d'étrange, 12
Qui tout le long du dos m'agace et me démange. 12
1020 Si je prenais un bain ? — Majesté, c'est un vœu 12
Tout royal ; nous, au moins, nous en prenons fort peu. » 12
On apporte aussitôt, on remplit la baignoire. 12
Alors, messieurs, alors le héros, dans sa gloire, 12
Cet astre des humains, ce soleil, ce flambeau, 12
1025 A dépouillé sa pourpre et s'est plongé dans l'eau. 12
Prodige éblouissant ! tel dans sa course altière 12
Le dieu du jour, Phœbus à la blonde crinière, 12
Un instant fatigué d'éclairer l'univers. 12
S'endort entre les bras de Téthys aux yeux verts. 12
DE TOUTES PARTS
1030 Bien ! très bien ! Quel éclat ! quelle vive peinture ! 12
Mais cet homme a vraiment de la littérature ! 12
ZAPATA
Puis se réconfortant des présents de Cérès, 12
Il prit son chocolat et signa douze arrêts. 12
Lut son journal, — avec des petits pains au beurre, 12
1035 Enfin dans l'onde pure il resta toute une heure. 12
Or cette eau, ce liquide où le ciel lui parla, 12
Cette eau, ce flot sacré, cette onde, la voila ! 12
Là, ce chaste élément, dont chaque molécule 12
A baisé la poitrine et les jambes d'Hercule ! 12
1040 Il est là, ce flot pur ! soutiré de mes mains, 12
Ces urnes de cristal le gardent aux humainsI ! 12
Pour vous en garantir l'origine plus sûre, 12
Chacun de ces flacons porte ma signature. 12
Chacun vaut, pour le moins, une montagne d'or ; 12
1045 J'aurais pu tout garder… Partageons ce trésor. 12
LE DOCTEUR, bas à Zapata
Cette fois c'est trop fort, tu charges trop la bête. 12
Et l'on va te jeter ces flacons à la tête. 12
ZAPATA, bas au docteur
Cela n'est rien encor, réprime ton caquet 12
Pour la péroraison… lu vas voir le bouquet. 12
Il reprend avec feu.
1050 Prenez cet élixir, talisman des familles, 12
La force de vos fils, la vertu de vos filles ! 12
Touchez cette relique et prêtez un serment 12
Qui soit à la hauteur de cet événement. 12
Jurez par ce flacon comme au jour d'un baptême, 12
1055 Jurez d'être toujours ce que je fus moi-même : 12
D'adorer à jamais la raison du plus fort, 12
Et de crier toujours que les vaincus ont tort. 12
Flattez tous les succès, baisez toutes les bottes, 12
Vous aurez à ce prix d'éternelles ribotes. 12
Zapata s'essuie le front et boit le verre d'eau sucrée.
UN MEMBRE DE l'AYUNTAMIENTO
1060 Ribotes ! c'est bien fort, moi, j'aurais mis repas ; 12
On fait ces choses-là, mais on ne les dit pas. 12
L'orateur va trop loin.
UN AUTRE
Oui, sa verve l'emporte.
UN LIBÉRAL
Jamais homme d'État n'a parlé de la sorte ! 12
J'aimerais ce discours, s'il était plus gazé. 12
UN AUTRE
1065 Avec son élixir il se sera grisé. 12
UN AUTRE, au centre
Écoutez donc, messieurs, l'orateur continue ! 12
UN AUTRE
Quel talent ! comme il tousse et comme il éternue ! 12
UN AUTRE
Qu'il est supérieur à nos anciens bavards ! 12
UN AUTRE
L'autorité, messieurs, est la mère des arts ! 12
ZAPATA reprenant
1070 Flattez tous les succès, baisez toutes les bottes, 12
Vous aurez à ce prix d'éternelles ribotes ! 12
En servant un pouvoir, s'il est bien affermi. 12
Ne soyez jamais plats ni rampants à demi ; 12
Léchez-le tant qu'il mord ! sitôt qu'on le discute. 12
1075 Mordez-lui les mollets… la veille de sa chute. 12
Jurez-moi de n'avoir jamais d'opinion ; 12
De dire ou blanc ou noir suivant l'occasion ; 12
Sur le soleil levant de régler votre montre… 12
Jurez de voter pour lorsque vous pensez contre. 12
1080 Quelque jour, à ce jeu, vous deviendrez barons. 12
Donc, par cet élixir, jurez !
TOUS, avec enthousiasme
Nous le jurons !
Grands citoyens ! par vous je puis juger des autres. 12
Avec attendrissement,
Mexique, ô mon pays, quels beaux jours sont les nôtres ! 12
Montez à ce bureau, messieurs ! embrassons-nous. 12
1085 Chacun va recevoir sa bouteille à genoux. 12
Tous accomplissent la cérémonie. Le docteur Pédro-Giron monte le dernier.
UN MEMBRE, à son voisin
Tiens ! ce fameux docteur, il y monte en personne ! 12
Vois donc à Zapata quelle accolade il donne. 12
LE DOCTEUR, bas à Zapata
Merveilleux ! et tu tiens plus que tu ne promets ! 12
Ceux qui ne l'ont pas vu ne le croiront jamais, 12
1090 « Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable.» 12
Je savais bien de quoi notre siècle est capable ; 12
Rien ne m'étonnait plus et tu m'as étonné. 12
Ce bain mis en flacons ! qui l'eût imaginé ? 12
La sauce du turbot, de piquante mémoire, 12
1095 Sera fade à côté de ce bain dans l'histoire. 12
Pour te rendre immortel et charmer l'univers, 12
U suffit qu'un rimeur mette la chose en vers. 12
Tiens ! à Cardénio va la conter toi-même, 12
Et ce soir, en soupant, il fera le poème 12
1100 Où l'on verra passer, en se tenant la main, 12
Le sénat du Mexique et le sénat romain. 12
UN MEMBRE, à son Voisin
Ils s'en disent bien long !
LE DOCTEUR, se retournant vers l'assemblée
Permettez que j'exprime
A ce cher duc, messieurs, notre ivresse unanime, 12
Notre admiration et notre émotion 12
1105 Pour ce coup de génie et cette invention. 12
Jamais depuis Memphis, Ninive et Babylone, 12
Rome et les Byzantins, Paris et la colonne, 12
Sésostris, Gengis-Kan, Nabuchodonosor, 12
Auguste et Frédéric, quelques autres encor, 12
1110 Jamais on n'a donné de plus illustres marques 12
Du culte qu'un pays doit rendre à ses monarques. 12
J'excepte le Thibet… mais nous l'égalerons ! 12
Sous le prochain Lama de l'ère où nous entrons. 12
Oui, grâce à notre alcade, à ce grand caractère, 12
1115 Notre empire, à son tour, émerveille la terre. 12
Grâce à vous tous, enfin, à ce trait sans pareil, 12
On ne verra plus rien de neuf sous le soleil. 12
Historique ; mais ce n'est pas dans le nouveau monde que la scène s'est passée.
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