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Victor de LAPRADE
TRIBUNS ET COURTISANS
1875
LE PROCÈS DE THRASÉAS
SCÈNES DE l'an DE J. C. 66
PERSONNAGES
THRASÉAS[1].
ARRIA, femme de Thraséas.
HELVIDIUS PRISCUS, gendre de Thraséas.
Le Philosophe DÉMÉTRIUS, ami de Thraséas.
RUSTICUS ARULÉNUS, tribun du peuple, ami de Thraséas.
DOMITIUS CÆCILIANUS, ami de Thraséas.
Le Consul PONTIUS TÉLÉSINUS.
COSSUTIANUS CAPITO, accusateur de Thraséas.
ÉPRIUS MARCELLUS, accusateur de Thraséas.
TRIBONIUS, sénateur.
PACUVIUS, sénateur.
APPIUS, jeune patricien.
OTHO, jeune patricien.
Le Poète MÆVIUS.
AVIOLA, homme du peuple.
L'Usurier DARDANUS.
UN AUGURE.
UN ARUSPICE.
Patriciens et Dames romaines amis de Thraséas. Sénateurs.
Foule de Citoyens.,
PREMIÈRE PARTIE
Une place publique devant le temple de Vénus Genitrix où le sénat va se réunir.
Plusieurs groupes se forment.
SCÈNE PREMIÈRE
APPIUS, OTHO, LE POÈTE MÆVIUS, AVIOLA, l'usurier DARDANUS, FOULE DE CITOYENS.
UN CITOYEN
Quel péril imprévu vient fondre sur la ville ? 12
On s'était, hier soir, endormi fort tranquille, 12
On se lève !… et partout des soldats rassemblés ; 12
Aux abords du sénat les postes sont doublés ; 12
5 D'affreux gladiateurs rôdent contre les portes ; 12
Le palais de Vénus est gros de deux cohortes… 12
Que va-t-il se passer dans le temple des lois ? 12
Au pied du Capitole attend-on les Gaulois ? 12
N'ayez peur ! ces Gaulois, jadis si peu faciles, 12
10 Sont, — comme les Romains, — devenus fort dociles. 12
LE CITOYEN
Est-ce quelque incendie, ou quelque assassinat ? 12
APPIUS
Non ; César, poliment, fait garder le sénat. 12
LE CITOYEN
De quel danger ?…
APPIUS
Seigneur, d'un très grand, l'indulgence.
Le sénat est trop bon ! l'affaire était d'urgence : 12
15 Il faut presser un peu les lenteurs de Thémis, 12
Lorsqu'on veut en finir avec ses ennemis. 12
Entre Otho.
OTHO
Bonjour, cher Appius. Quoi de nouveau dans Rome ? 12
APPIUS
Mais, rien ! on va juger et pendre un honnête homme. 12
OTHO
Et qui donc ?
APPIUS
Thraséas.
OTHO
Cet illustre ennuyeux,
20 L'oracle des boudeurs et du parti des vieux ! 12
Tant pis pour lui.
SECOND CITOYEN
Seigneur, il passait pour un sage,
Un vrai Romain.
OTHO
De plus très heureux en ménage ;
Buvant le vin du cru, ne faisant qu'un repas, 12
Blâmant tous les plaisirs qu'il ne connaissait pas. 12
25 Prêchant le bon vieux temps et l'épargne… et le reste, 12
Un de ces conseillers à fuir comme la peste. 12
l'USURIER DARDANUS
Vous avez bien raison, seigneur, c'est un fléau 12
Pour les gouvernements, que tous ces buveurs d'eau ; 12
Leur vertu voit partout matière à controverse ; 12
30 Écoutez ces gens-là, vous tuez le commerce ! 12
Si Néron eût souffert tous ces cuistres maudits, 12
Rome serait encore un immense taudis !… 12
OTHO
Et l'heureux Dardanus, troublé dans son affaire, 12
Ne fût pas devenu vingt fois millionnaire. 12
Se tournant vers Appius.
35 Il est certain, mon cher, qu'on invente aujourd'hui, 12
Mille moyens nouveaux de combattre l'ennui. 12
Pour vivre à Rome aussi, je quitterais un trône… 12
On n'a jamais soupé comme hier, chez Pétrone 12
Quels danseurs ! quels bouffons ! quelles femmes ! quel vin 12
40 Et nous recommençons ce soir chez Tigellin. 12
DARDANUS
Puis voyez Rome, après cet heureux incendie ! 12
Rome est neuve, embellie, assainie, agrandie… 12
OTHO
Moi je laisse admirer la bâtisse aux pédants, 12
Et je prise, avant tout, ce qui se fait dedans. 12
45 J'oublie un peu les arts et la belle nature 12
Pour les plaisirs logés dans cette architecture. 12
Nous avons, — sans compter notre divin César, — 12
Des chanteurs, des acteurs, des conducteurs de char, 12
Des sculpteurs, des auteurs, des peintres par centaines. 12
50 Comme on n'en vit jamais aux plus beaux jours d'Athènes. 12
Les courses, les soupers, les jeux que nous donnons, 12
Valent pour mon bonheur cinquante Parthénons. 12
DARDANUS
Néron est grand artiste, on le juge à ses fêtes ; 12
Son goût n'admet en rien que des choses parfaites. 12
AVIOLA
55 C'est mon avis : César a des raffinements 12
Qui le font passé maître en divertissements. 12
Tout s'usait, tragédies et courses de carrosses, 12
Grands combats de vaisseaux ou d'animaux féroces. 12
Gladiateurs, captifs mangés par des lions… 12
60 On nous en redonnait plus que nous n'en voulions. 12
La nouveauté manquait ; c'était vraiment fort triste. 12
César nous a trouvé du neuf, le grand artiste ! 12
Vous savez bien, seigneurs, cette chasse aux chrétiens, 12
Habillés de peau d'ours et courus par les chiens ? 12
65 Dans ses jardins, ouverts au bon peuple qui l'aime, 12
Néron sonnant du cor la conduisait lui-même. 12
Le soir, pris tout vivants et bien enduits de poix, 12
Ces gens-là nous servaient de flambeaux dans le bois, 12
Au milieu des cris sourds, des hurlements funèbres. 12
70 Cette chair crépitante éclairait les ténèbres. 12
Voilà du neuf, au moins ! ce jeu n'est pas usé… 12
Jamais le peuple, aussi, ne s'est tant amusé. 12
APPIUS
Et l'on trouve des gens d'humeur assez mal faite 12
Pour fronder, murmurer, et pour hocher la tète, 12
75 Et nous parler vertu, liberté, vieilles mœurs ! 12
OTHO
Alors qu'en plein janvier on mange des primeurs ; 12
Qu'il nous vient par milliers des danseuses d'Asie ! 12
LE POÈTE MÆVIUS
Quand le prince est lui-même un maître en poésie ! 12
DARDANUS
Quand on peut à loisir spéculer, commercer ! 12
80 Quand pour trouver de l'or, on n'a qu'à se baisser ! 12
MÆVIUS
Quand les arts, la musique enfantent des miracles ! 12
AVIOLA
Quand on a tous les jours, du pain et des spectacles ! 12
DARDANUS
Aussi tous ces grondeurs, tous ces gens bons à rien, 12
César les expédie et César fait très bien. 12
OTHO
85 Ils vont moraliser quelques îles lointaines. 12
AVIOLA
Il faut partir, mes vieux, ou bien s'ouvrir les veines'- 12
MÆVIUS
Restait ce Thraséas, son tour vient aujourd'hui ; 12
Néron va, je l'espère, en finir avec lui. 12
SECOND CITOYEN
Seigneur, ce Thraséas est un homme honorable ; 12
90 Qu'a-t-il dit ? qu'a-t-il fait ? comment est-il coupable ? 12
Il vivait en famille, allait son droit chemin, 12
Et gardait pur en lui l'honneur du nom romain. 12
MÆVIUS
Fier du nom de Romain ! mais je le crois sans peine. 12
Que n'a pas fait Néron pour la grandeur romaine ? 12
95 Dites-moi sous quels cieux, en quelles régions, 12
Rome n'est pas présente avec ses légions ? 12
Nos aigles ont volé du Rhin jusqu'à l'Euphrate. 12
Corbulon a vaincu Bardane et Tiridate. 12
On soumet les Boïens, les Ansibariens, 12
100 Les Chauques, les Frisons et les Usipiens, 12
Les Cattes, les Tribants, les Mèdes,les Bructères, 12
Les Parthes au combat prompts comme des panthères, 12
Des peuples fabuleux !… tout un monde nouveau. 12
Les rois de notre main reçoivent leur bandeau ; 12
105 Néron va nous donner cette cérémonie ; 12
Tiridate est venu tout exprès d'Arménie. 12
L'éclat du nouveau règne offusque tous ces vieux. 12
Rome en son propre sein nourrit ses envieux. 12
César est grand ! César…
SECOND CITOYEN
Est un prince adorable !
110 Je le dirais en vers, si j'en étais capable ; 12
Si j'avais vos talents… je ne suis pas suspect 12
De manquer pour Néron d'amour et de respect ; 12
J'ai fait mon testament ; il est mon légataire, 12
Mon fils ne vient qu'après. — Voyez chez le notaire. 12
115 Mais Thraséas aussi respecte l'empereur ; 12
Ennemi de César il me ferait horreur. 12
Sa vertu doit peser, seigneur, dans la balance ; 12
On ne l'accuse encor que d'un peu de silence ; 12
Il a tort ; mais enfin…
MÆVIUS
Ce bourgeois pense mal ;
120 Il est prudent de fuir ce douteux animal. 12
Aux jeunes patriciens.
Montez-vous avec moi, seigneurs, chez Cidalise ? 12
Ils s'éloignent, les deux citoyens restent seuls.
SCÈNE II
LES DEUX CITOYENS.
PREMIER CITOYEN
Tu vas nous perdre avec ta sauvage franchise ! 12
Thraséas, après tout, n'est pas notre cousin ; 12
Laissons-le s'en tirer comme il pourra, voisin. 12
SECOND CITOYEN
125 Mais il est innocent, parlons sans subterfuge ! 12
PREMIER CITOYEN
Il n'est pas innocent, du moment qu'on le juge. 12
SECOND CITOYEN
Si Thraséas en meurt, c'est un assassinat. 12
PREMIER CITOYEN
Bon ! tu vas à présent suspecter le sénat ! 12
Tu vas prendre parti pour les vertus bizarres 12
130 De ces stoïciens, raides comme des barres, 12
Qui jamais à Néron, cet envoyé des cieux, 12
N'ont dit un petit mot coulant et gracieux ; 12
Qui, faisant à leur siècle une éternelle moue, 12
Portent le blâme écrit en jaune sur la joue. 12
135 Thraséas ne peut-il, — quitte à blâmer au fond. 12
Approuver poliment ce que les autres font ? 12
Est-ce d'un philosophe et d'un bon patriote 12
De siffler le concert pour une fausse note ? 12
Qu'exigeait-on de lui ? d'être un peu complaisant… 12
140 Mais nous le sommes tous, c'est la mode à présent. 12
On dit ce qu'il faut dire, on garde ce qu'on pense ; 12
Et nous avons la paix, au moins, pour récompense. 12
En quoi ton Thraséas vaudrait-il mieux que nous ! 12
Il en coûte donc bien de plier les genoux ; 12
145 D'offrir un peu d'encens aux mânes de Poppée ? 12
Corbulon l'a bien fait, lui, qui porte une épée. 12
Un honnête homme, enfin, doit son assentiment 12
A tout ce qui peut plaire à son gouvernement. 12
SECOND CITOYEN
Tu parlais d'autre ton, sous le bonhomme Claude. 12
PREMIER CITOYEN
150 Faut-il pour t'agréer que toujours on clabaude ? 12
Ai-je donc fait un pacte avec les factions ? 12
Veux-tu passer ta vie en révolutions ? 12
SECOND CITOYEN
Non ! mais comprends-tu bien, — j'attends qu'on me l'explique 12
Comment un Thraséas trouble la paix publique ? 12
155 Vrai ! l'État me paraît assez omnipotent 12
Pour laisser discourir un juste mécontent. 12
Moi, je suis satisfait, j'applaudis, je rayonne… 12
A penser comme moi je ne force personne. 12
Thraséas vit ; César n'en est pas moins un dieu, 12
160 Quand même on jaserait et l'on rirait un peu… 12
PREMIER CITOYEN
Ah ! tais-toi, par Bacchus !… tu nous perds et je tremble. 12
Crions bien vite, Ave Néron, tous deux ensemble. 12
Voici des écouteurs… peut-être officieux. 12
On pourrait nous prêter des mots séditieux. 12
165 César a, tu le sais, des oreilles sans nombre ; 12
J'ai trop parlé ! j'ai peur… d'eux… de toi… de mon ombre 12
Sauvons-nous.
Ils s'éloignent précipitamment ; entrent un aruspice et un augure.
SCÈNE III
L'AUGURE, L'ARUSPICE.
L'AUGURE
Ce seigneur Thraséas, me dit-on,
N'est guère plus dévot à Jupin qu'à Néron ! 12
L'ARUSPICE
Ajoutez qu'indocile à ces patrons de Rome, 12
170 Il se croit tout permis… même d'être honnête homme. 12
L'AUGURE
Voilà le mal ; il est dans ces honnêtes gens. 12
Aux joyeux libertins les dieux sont indulgents ; 12
Ceux-là peuvent douter, Jupiter n'en a cure. 12
L'Olympe craint fort peu les pourceaux d'Épicure. 12
175 Un Thraséas, voilà notre péril à nous. 12
L'ARUSPICE
Tiendrait-il par hasard à ces Juifs, à ces fous, 12
Ennemis du nom d'homme et fléaux de l'empire 12
Qu'on nomme des chrétiens ?…
L'AUGURE
Non, mais c'est presque pire.
Ces chrétiens ont le ciel et la terre contre eux ; 12
180 Ils sont trop détestés pour être dangereux ; 12
Je n'ai qu'un mot à dire au bon peuple de Rome, 12
On va leur courir sus et vite on les assomme. 12
Je redoute bien plus ces stoïques sournois 12
Affectant le respect des mœurs, l'amour des lois, 12
185 Qui font semblant de croire aux vertus domestiques 12
Et du culte établi négligent les pratiques ; 12
Gens qu'on cite en faveur des temps républicains… 12
L'ARUSPICE
Oui, tous ces vertueux, voilà les vrais coquins ! 12
On prônait Thraséas, son esprit, ses mœurs pures… 12
190 Je ne l'ai jamais vu consulter les augures ! 12
Il ne cache point trop, sous ses airs modérés, 12
Son mépris pour les dieux nouvellement créés ; 12
Nous leur devons pourtant nos plus gros bénéfices ; 12
Poppéa, tous les jours, reçoit vingt sacrifices. 12
L'AUGURE
195 Tolérez ces frondeurs soi-disant vertueux, 12
Nos dieux meurent de faim et nous faisons comme eux ! 12
L'ARUSPICE
Le puissant Jupiter est mis à la besace. 12
L'AUGURE
Et l'altière Junon tend la main sur la place. 12
L'ARUSPICE
L'étincelant Phœbus vend de l'huile et du suif. 12
L'AUGURE
200 Vénus se fait loger et meubler par un juif. 12
L'ARUSPICE
Mars est à pied…
L'AUGURE
Vesta voit son fourneau s'éteindre.
L'ARUSPICE
Vulcain reste à sa forge ; il est le moins à plaindre. 12
L'AUGURE
Claude et Caligula cessent d'être immortels, 12
Et, pas plus que Brutus, César n'a des autels. 12
L'ARUSPICE, souriant
205 Dis donc ! en ce gâchis, si nous sauvions nos caisses, 12
Pleurerais-tu beaucoup ces dieux et ces déesses ? 12
L'AUGURE, riant aux éclats
Et toi ?
L'ARUSPICE, d'un ton solennel
L'heure a marché, seigneur, de six degrés,
Allons présenter l'orge à nos poulets sacrés. 12
Ils s'éloignent, un autre groupe se forme.
SCÈNE IV
LE PHILOSOPHE DÉMÉTRIUS, RUSTICUS ARULÉNUS, tribun du peuple, CITOYENS AMIS DE THRASÉAS.
UN CITOYEN
Que fera Thraséas ? viendra-t-il se défendre ? 12
AUTRE CITOYEN
210 Rome est sourde aujourd'hui, de qui se faire entendre ? 12
Puis, chez un Thraséas, si je l'ai bien compris, 12
Le silence vaut mieux pour marquer le mépris. 12
PREMIER CITOYEN
Hélas ! dans cette Rome et ce sénat qui tremblent. 12
Le silence et la peur beaucoup trop se ressemblent ! 12
215 Parmi tous ces muets, dans le temple des lois, 12
C'est un devoir sacré que d'élever la voix. 12
De relever, enfin, l'honneur du laticlave 12
Et de montrer un homme à cette foule esclave. 12
LE PHILOSOPHE DÉMÉTRIUS
Un sage peut se taire à son dernier moment, 12
220 Et l'on parle assez haut quand on meurt fièrement. 12
RUSTICUS ARULÉNUS
Quand, des mains de Néron, le trépas vous délivre, 12
Plus d'un lâche est bien mort parla terreur de vivre. 12
Un vil gladiateur sait tomber avec art ; 12
Mais nous, tombons, du moins, sans dire : Ave César ! 12
225 Il nous faut une mort de quelque honneur suivie, 12
Qui montre aux citoyens à disputer leur vie, 12
Qui leur enseigne, enfin, la haine des bourreaux. 12
Sait-on ce que pourrait l'exemple d'un héros, 12
Parlant de sa hauteur, tranquille, osant tout dire, 12
230 Attestant la justice et les dieux de l'empire, 12
Forçant Rome et le monde à pleurer son trépas… 12
Savez-vous si Néron ne reculerait pas ? 12
DÉMÉTRIUS
Avec la liberté quand on a fait divorce, 12
Tu crois que l'éloquence est encore une force ? 12
235 Regarde ce sénat ! quel jour a-t-il osé, 12
Lorsque César accuse, absoudre un accusé ? 12
Veux-tu que Thraséas, sans profit pour sa cause. 12
Dans ce lâche Forum à leurs affronts s'expose ? 12
Face à face insulté par de vils délateurs. 12
240 Doit-il servir encor de jouet aux licteurs ? 12
Verra-t-on sous un fer, sous une corde infâme. 12
Flétrir le corps sacré qu'habitait sa grande âme ? 12
Non ! il doit rester libre, honoré jusqu'au bout. 12
Thraséas doit finir en silence et debout ; 12
245 Il doit montrer, enfin, puisqu'il faut qu'il périsse, 12
Dans sa mort un triomphe et non pas un supplice. 12
RUSTICUS ARULÉNUS
Plaise aux dieux que sa mort fût encore un combat ! 12
En frappant l'ennemi, je voudrais qu'il tombât. 12
Il doit en expirant lancer le mot qui tue. 12
250 A mourir en silence, hélas ! on s'habitue ! 12
Qu'il parle ! un trait lancé par l'auguste vieillard 12
Dans le flanc de Néron resterait comme un dard. 12
DÉMÉTRIUS,
Il choisira, sachant que Rome le contemple. 12
Sois sûr qu'il va donner au monde un grand exemple. 12
DEUXIÈME PARTIE
Le temple de Vénus Genitrix. La séance du sénat.
SCÈNE PREMIÈRE
LE CONSUL PONTIUS TÉLÉSINIUS, COSSUTIANUS CAPITO, ÉPRIUS MARCELLUS, tous les sénateurs.
LE CONSUL
255 Prions d'abord les dieux, source de la Justice ! 12
Nous avons à remplir un douloureux office : 12
Nous jugeons Thraséas, un frondeur obstiné… 12
Je n'en dirai qu'un mot : César l'a condamné ; 12
Vous n'en restez pas moins très libres de l'absoudre. 12
260 César aime, d'ailleurs, à retenir sa foudre ; 12
Ménageons à ce dieu l'honneur d'être clément. 12
Vous savez son grand cœur pur de ressentiment ; 12
Le seul soin de l'État en ceci l'embarrasse ; 12
Si nous faisons justice, il aime h faire grâce. 12
265 Donc jugeons vite et bien… et sans nous émouvoir. 12
— On trouvait le sénat fort tiède à son devoir, 12
Occupé de ses fleurs, de ses chiens, très frivole ; 12
Songez-y ! Capito, vous avez la parole. 12
COSSUTIANUS CAPITO
Seigneurs ! si, dans l'histoire, on vit un heureux temps 12
270 où la cité fut libre et les Romains contents, 12
Où chaque citoyen ait pu, sans imprudence. 12
Penser comme il lui plaît et parler comme il pense. 12
C'est depuis, — j'en appelle à cent témoins divers,- 12
C'est depuis que Néron commande à l'univers. 12
VOIX NOMBREUSES
Bene ! Bene !
COSSUTIANUS CAPITO
275 J'en suis, moi-même, un grand exemple :
Un projet très hardi me conduit dans ce temple ; 12
Sans phrase, et sans frayeur, et sans précaution. 12
J'accuse Thraséas d'aimer trop peu Néron, 12
Et je viens hautement vous demander sa tête. 12
280 Ses crimes sont connus quoiqu'on le dise honnête. 12
On sait — je ne le puis répéter sans horreur — 12
Qu'il n'applaudissait point la voix de l'empereur ! 12
Il n'a jamais pour elle offert de sacrifices ; 12
Il est quindécemvir et manque les offices ; 12
285 A peine assiste-t-il une fois par hasard 12
Aux prières qu'on fait pour le divin César. 12
Quand on prête serment, au début de l'année, 12
Un rhume ou la migraine occupent sa journée. 12
Il n'a pas au sénat paru depuis trois ans ; 12
290 — Depuis qu'on connaît mieux ses projets malfaisants ! 12
Il était plus zélé, quand les jours étaient pires ; 12
Il a fait acquitter un auteur de satires, 12
L'infâme Antistius ! — On ne l'a qu'exilé ; 12
Il eût été pendu si l'autre n'eût parlé. — 12
295 Puis, quand on fait justice, un jour où tout l'accable, 12
Lorsqu'il faut renoncer à sauver un coupable, 12
Le seigneur Thraséas, pour garder la maison, 12
Sait toujours vous donner une bonne raison… 12
Mais son mauvais esprit est assez manifeste. 12
300 Et j'hésite, seigneurs, à raconter le reste… 12
VOIX NOMBREUSES
Parlez ! parlez !
COSSUTIANUS CAPITO
J'aborde un douloureux endroit !
Vous connaissez Néron, ce cœur pieux et droit, 12
Vous savez s'il aimait, s'il adorait sa mère ; 12
Vous savez à quel point sa douleur fut amère 12
305 Quand des difficultés s'élevèrent entre eux. 12
Le prince et le sénat furent très généreux ; 12
Mais l'on dut, néanmoins, pour punir tant d'injures 12
Et sauver l'empereur, prendre quelques mesures. 12
Lorsqu'on délibérait sur cet événement, 12
310 Thraséas du sénat sortit ouvertement, 12
Comme pour témoigner qu'il donnait confiance 12
Aux bruits que fit alors courir la malveillance. 12
Peut-être il propagea ce mensonge odieux ?… 12
Est-ce tout ? Non, seigneurs, il brave aussi les dieux. 12
315 Nous avons tous frémi de sa lâche équipée 12
Quand on promut au ciel la divine Poppée. 12
Le seigneur Thraséas est de nos esprits forts ; 12
Il traite les Césars comme les autres morts ; 12
Il refuse l'encens aux défuntes princesses… 12
320 Il a mis ce jour-là le comble à ses bassesses ! 12
Rome entière assistait au cortège sacré : 12
Le traître, en son logis, s'était claquemuré ! 12
Et l'on ne cite pas qu'aux pieds de cette vierge 12
Il ait brûlé depuis le moindre petit cierge. 12
325 Quoi de plus ? trahison, parjure, impiété, 12
Appel à la révolte et lèse-majesté. 12
Tous crimes définis, classés avec méthode 12
Dans la loi Regia, plus dans le nouveau code. 12
Je n'ajouterai rien, le délit est patent. 12
330 On ne doit pas souffrir, chez nous, un mécontent ! 12
Qu'il aille chez Pluton ! moi j'ai le sens pratique ; 12
J'aime les grands moyens, je hais la rhétorique ; 12
Je la laisse aux bavards qui pleurent Cicéron. 12
On va plus droit au fait sous le divin Néron. 12
335 Voulez-vous qu'on vous pille et qu'on vous assassine ? 12
TOUS
Non ! non !
COSSUTIANUS CAPITO
Eh bien ! coupez le mal à sa racine.
TOUS
Bene ! Bene ! Bene
ÉPRIUS MARCELLUS
Je demande à parler.
Ce discours est bien tiède, à ne vous rien céler ! 12
Le seigneur Capito sans doute aime son prince, 12
340 Mais fait à la justice une part un peu mince. 12
Condamner Thraséas, très bien ! c'est leur Brutus. 12
Mais cet Helvidius et cet Agrippinus, 12
Soranus, Montanus, auteurs de vers infâmes, 12
Paconius, leurs fils, leurs filles et leurs femmes… 12
345 Tous ces gens-là, faut-il qu'on les laisse échapper ? 12
Le glaive de la loi ne doit-il plus frapper ? 12
Si tous ne sont pendus, au moins qu'on les embarque. 12
Ah ! seigneurs, nous avons un trop digne monarque, 12
Trop clément, désarmé contre ses ennemis ! 12
350 Vengez-le, sénateurs, ce soin vous est commis ! 12
Quand je songea cet homme, et qu'on l'appelle honnête 12
J'en écume ! et les yeux m'en sortent de la tête ! 12
Suspect d'avoir pensé que le divin César 12
Pince mal une lyre et conduit mal un char. 12
355 Que madame Agrippine enfin pouvait s'attendre 12
A trouver plus d'égards chez un fils aussi tendre ! ! 12
Ah ! seigneur Thraséas, vous êtes mécontent 12
De ce qu'a fait Néron ! tâchez d'en faire autant ! 12
Ayez sa voix céleste à qui rien ne résiste, 12
360 Soyez poète, acteur, grand cocher, grand artiste ; 12
Restaurez les cités détruites par le feu. 12
Triomphez de partout… enfin, soyez un Dieu ! 12
On est moins exigeant pour messieurs les stoïques : 12
Bornez-vous à remplir quelques devoirs civiques ; 12
365 Rentrez dans le sénat ; donnez de bons avis ; 12
j'ai toujours vu les miens écoutés et suivis. 12
Blâmez, on répondra ; nous avons nos génies. 12
Mais ce lâche silence est plein de calomnies ! 12
Le sourd dénigrement, dont vous faites métier, 12
370 Frappe et mine en dessous notre édifice entier. 12
Qu'est-ce qui vous déplaît dans une ère aussi belle ? 12
C'est donc notre bonheur, la paix universelle, 12
Des victoires sans nombre et pas un seul revers, 12
Et Néron de sa gloire étonnant l'univers ? 12
375 Mais il faut en finir, seigneurs, avec ce traître 12
Qu'affligent les grandeurs de Rome et son bien-être. 12
Qu'on n'a jamais vu rire… et qui traîne après lui 12
Une contagion de murmure et d'ennui ; 12
Qui s'abstient des soupers, du sénat… qui s'en gausse. 12
380 Et qui trouve à César — justes dieux ! — la voix fausse. 12
Lorsqu'on a cette horreur de son siècle, on en sort ! 12
Les moyens sont connus !… je vote pour la mort. 12
COSSUTIANUS CAPITO
J'ai conclu le premier, j'ai des droits sur l'affaire ; 12
J'ai voté pour la mort d'une façon très claire ; 12
385 J'adjure le sénat de bien noter ce point. 12
Maintenant, que Néron ne nous entrave point ! 12
Après de tels arrêts sa douleur est immense, 12
Et je crains de sa part un excès de clémence. 12
Allons, — c'est notre droit, — le prier à genoux, 12
390 D'avoir pitié de Rome, et du peuple et de nous. 12
O trop généreux prince, entends notre supplique ! 12
Livre-nous Thraséas, sauve la république. 12
Il s'est fait un parti qui se moque du tien : 12
On prend déjà ses mœurs et son grave maintien, 12
395 Comme pour te blâmer de savoir te distraire. 12
Les gens qui font des mots, n'ayant plus rien à faire, 12
Disent, de par la ville, en hochant le menton : 12
« Thraséas, Thraséas, c'est un autre Caton ! » 12
Dans la province on lit la Gazette de Rome, 12
400 Pour savoir ce qu'a fait ou n'a pas fait cet homme ; 12
On en parle au théâtre, au tribunal, au camp… 12
Dites-nous qu'il est dieu, ce sera moins choquant ! 12
S'il faut tant admirer sa raison, sa conduite, 12
Sa politique, enfin, adoptez-la de suite. 12
405 Renversez tout !… sinon, pour aller au plus bref, 12
Ôtez aux novateurs leur modèle et leur chef. 12
Sa secte, entendez-vous, est un nid de vipères ; 12
Elle a fait Tubéron, détesté de nos pères, 12
Favonius, un tas de rêveurs, de rhéteurs 12
410 Moroses, blâmant tout et nés conspirateurs ; 12
Affectant la vertu, la pudeur… c'est le pire ! 12
Prônant la liberté pour attaquer l'empire. 12
Hélas ! à vos dépens, vous savez, ô Romains, 12
Ce que la liberté deviendrait dans leurs mains. 12
415 Par toi seul, ô Néron, Rome peut rester libre ; 12
C'est toi seul qui maintiens la terre en équilibre ; 12
Veille sur tous ces vieux qui proposent du neuf, 12
Sur ces petits Brutus qui vont sortir de l'œuf ; 12
Ne laisse pas grandir les gens et les principes 12
420 Condamnés par les dieux à Pharsale, à Philippes. 12
Le parti des bavards se remet à phraser, 12
Le sénat te les livre, il faut les écraser. 12
J'ai dit.
UN SÉNATEUR, à son voisin
C'est très profond, cet homme a de l'étoffe.
UN AUTRE
Monsieur l'accusateur est un grand philosophe. 12
LE CONSUL
425 Vous avez entendu cet exposé du fait 12
Clair, sobre, impartial, un modèle parfait… 12
Pour le peuple et Néron, Juge et tribun suprême. 12
On a très bien conclu… Seigneurs, votez de même. 12
Le sénat se forme en groupe et délibère.
SCÈNE II
RIBONIUS, PACUVIUS
PACUVIUS
Hélas ! Tribonius, c'est fort embarrassant ! 12
430 Thraséas est un sage, il est plus qu'innocent. 12
TRIBONIUS
Un sage, un innocent !… il s'agit de s'entendre : 12
On peut être bon fils, bon époux, ami tendre, 12
Juste et rendant aux dieux tout ce qui leur est dû, 12
Honnête… et mériter, pourtant, d'être pendu. 12
435 Quand le pouvoir accuse et nettement s'explique, 12
Il n'est pas d'innocent, mon cher, en politique. 12
César connaît les gens qui pourraient le gêner ; 12
Et le gouvernement, enfin, doit gouverner. 12
PACUVIUS
Mais la mort !… c'est beaucoup ; plus d'espoir qu'on s'amende ; 12
440 Passe encor pour l'exil, pour une grosse amende. 12
TRIBONIUS
L'amende, c'est de droit ; l'État reprend son bien. 12
Mais la prison, l'exil, cela ne finit rien. 12
L'exil, c'est simplement faire un propagandiste ; 12
La prison tient le corps, et l'âme vous résiste. 12
445 Or, notre souverain, — si je l'ai bien compris, — 12
Tient surtout à gagner les cœurs et les esprits. 12
On connaît Thraséas, c'est une âme implacable. 12
PACUVIUS
Je l'avais pour voisin, il était si bon diable ! 12
Je faisais tous les soirs ma partie avec lui. 12
450 Vraiment, je ne saurais lui causer cet ennui ! 12
TRIBONIUS
Cet ennui-là, seigneur, n'est pas tel qu'on le pense ; 12
Ce juste partira sûr de sa récompense. 12
Pour ces graves penseurs, la mort ! ce n'est qu'un jeu, 12
Thraséas, j'en suis sûr, la redoute fort peu. 12
455 Vous êtes, comme nous, croyant, je le suppose ! 12
PACUVIUS
Pouvez-vous demander, seigneur, pareille chose ! 12
TRIBONIUS
Eh bien, nous qui croyons aux juges des enfers. 12
Nous enverrions languir un ami dans les fers, 12
Quand il peut, d'un seul coup, par une route aisée, 12
460 Aller avec Brutus souper dans l'Élysée ! 12
Votre ami Thraséas, vous l'aimez donc bien mal ? 12
Voyez en lui son âme et non son animal. 12
PACUVIUS
Vous raisonnez très Juste… Et pourtant je balance. 12
Ce pauvre Thraséas !…
TRIBONIUS
Seigneur, faisons silence.
465 Capito nous regarde, il nous voit marmotter ; 12
Il nous montre au consul…
PACUVIUS
O puissant Jupiter !
Il s'éloigne en tremblant. Un autre groupe se forme autour de Tribonius.
SCÈNE III
TRIBONIUS, SÉNATEURS
UN JEUNE SÉNATEUR
Après tout je suis juge, et très fier de ce titre ; 12
J'ai le droit de juger avec mon libre arbitre. 12
Le sénat doit émettre un vote indépendant. 12
AUTRE SÉNATEUR
470 Quand on est magistrat c'est pour être prudent. 12
J'évite aux deux pouvoirs des conflits regrettables. 12
Les gens compromettants sont toujours des coupables 12
Que le sieur Thraséas en sorte vif ou mort, 12
Le sénat et César doivent rester d'accord. 12
TRIBONIUS
475 Très bien dit. Cet accord est le salut de Rome. 12
Au jeune sénateur.
A ces principes-là vous reviendrez, jeune homme ; 12
Vous avez de l'esprit, une très belle main, 12
L'œil vif, de forts poumons, vous ferez du chemin. 12
Hier on parlait de vous très à ma fantaisie 12
480 Pour un proconsulat, quelque part en Asie. 12
LE JEUNE SÉNATEUR, s'inclinant
Seigneur, de vos avis j'ai toujours fait grand cas. 12
AUTRE SÉNATEUR
Tribonius, voici des points très délicats : 12
Le greffier dans Pœtus a tronqué l'orthographe 12
Et le juge instructeur n'a pas mis son paraphe. 12
TRIBONIUS
485 Que dirait l'avenir ? c'est grave, assurément. 12
Thraséas finirait très illégalement ; 12
Ce cas s'est présenté sous le divin Tibère. 12
Il faut que le sénat, sur l'heure, en délibère. 12
Résistons ! la formule est de principe étroit. 12
490 Je vais dire au consul de maintenir le droit. 12
Il s'éloigne.
UN VIEUX SÉNATEUR
Bah ! si l'arrêt motive une bonne épitaphe, 12
On nous pardonnera les fautes d'orthographe. 12
Je hais les avocats, je le dis tout du long ; 12
J'ai servi sous Burrhus, je sers sous Corbulon ; 12
495 Je condamne et je pends tous ceux qu'on me désigne. 12
Moi, je suis un soldat !… je n'ai que ma consigne. 12
Le groupe se disperse, deux sénateurs restent seuls.
SCÈNE IV
DEUX SÉNATEURS.
PREMIER SÉNATEUR
J'exècre ces soudards et leurs brutalités ! 12
Quel indigne langage !
SECOND SÉNATEUR
Alors… vous acquittez ?
PREMIER SÉNATEUR
Seigneur, quelques détails, ici, sont nécessaires : 12
500 Je fais pour Thraséas les vœux les plus sincères ; 12
J'estime ses vertus, — parlons un peu plus bas, — 12
J'ai prouvé mon courage en bien d'autres débats. 12
Je suis indépendant, certes, et je m'explique ; 12
J'ai vos opinions, j'aime la république. 12
505 J'adore la justice, au moins, et je mourrais 12
Avant de consentir à d'iniques arrêts. 12
Pour sauver Thraséas, je donnerais ma tête 12
Si je m'appartenais. Seigneur, je suis honnête, 12
Fidèle au bon parti qu'avec vous je défends… 12
510 Je ne m'appartiens plus, hélas !… j'ai des enfants ! 12
J'ai deux fils proconsuls, l'autre édile curule, 12
Mon neveu, le préteur, en ce moment postule ; 12
— A toute ambition pour moi j'ai dit adieu. — 12
Dois-je immoler mes fils, mes gendres, mon neveu ? 12
515 Mais si jamais le sort restaurait nos idées, 12
Si le droit surnageait de nos mœurs débordées. 12
Je prouverais combien, ferme dans mon devoir, 12
J'ai détesté Néron et cet affreux pouvoir. 12
SECOND SÉNATEUR
Vous détestez Néron, seigneur !… et moi, je l'aime » ! 12
520 Dépareilles horreurs ! et dites à moi-même ! 12
Je dois en informer le consul et César. 12
Retirez-vous de moi.
PREMIER SÉNATEUR
Dieux ! c'était un mouchard !
SCÈNE V
AUTRE GROUPE, DEUX JEUNES SÉNATEURS, UN AUTRE SURVIENT.
UN JEUNE SÉNATEUR
Eh bien, ton Thraséas, son affaire est mauvaise ! 12
On nous en débarrasse, et moi, j'en suis fort aise : 12
525 Il nous assommait tous de son austérité ; 12
On ne pouvait plus rire et boire, en vérité ! 12
De moroses pédants il traînait une queue ; 12
Je le sentais venir, en bâillant, d'une lieue. 12
L'AUTRE
Tu le Juges trop mal ; il avait de l'esprit ; 12
530 Tel de ses longs discours est vraiment bien écrit ; 12
Il m'a plus d'une fois captivé, je l'avoue. 12
Je l'avais fort connu dans sa ville, à Padoue, 12
Dans la saison des jeux fondés par Anténor. 12
Il y chanta lui-même ; il était bon ténor. 12
535 Disait fort bien les vers. Après quoi nous soupâmes ; 12
Thraséas fut très gai, très galant pour les dames ; 12
Fit même un calembour qui n'était pas trop bon. 12
Je le regretterais, — je l'ai dit à Néron. — 12
J'aimais à l'écouter, quand ma bourse était vide. 12
540 Il est grand, généreux, sûr, discret, intrépide ; 12
Il me distrait un peu de nos faiseurs grossiers. 12
Je voterais pour lui… n'étaient mes créanciers ; 12
Leur bon plaisir, hélas ! règle, ici, ma conduite. 12
Il faut vivre, d'abord, on philosophe ensuite. 12
AUTRE SÉNATEUR
545 Disons-le d'un État comme d'un citoyen : 12
Celui qui m'enrichit, voilà l'homme de bien ! 12
Un penseur, c'est un luxe et souvent une entrave ; 12
Je n'échangerais pas avec un bon esclave 12
Sachant quelque métier, robuste et diligent. 12
550 Thraséas m'a coûté déjà bien de l'argent. 12
Depuis que son procès nous trouble et nous tiraille, 12
Tout chôme et nul ne vend, n'achète, ne travaille ! 12
Mon bouvier même en glose à ma maison des champs ; 12
Mes vins, mes blés, ma laine attendent les marchands. 12
555 Qu'on vote pour l'exil, l'amende ou le supplice ; 12
Nous sommes ruinés !… il faut qu'on en finisse. 12
SCÈNE VI
GRAND NOMBRE DE SÉNATEURS.
PREMIER SÉNATEUR
Résistons cette fois ; il y va de l'honneur ! 12
SECOND SÉNATEUR
Il y va de la tête, et c'est beaucoup, seigneur ! 12
PREMIER SÉNATEUR
Nous sommes le sénat, nous devons un exemple… 12
560 Moi, je dis non ! je meurs, s'il le faut, dans ce temple 12
SECOND SÉNATEUR
C'est très beau ! mais l'objet de ces vœux superflus, 12
N'en vivra pas, seigneur, un quart d'heure de plus. 12
PREMIER SÉNATEUR
Rome sera pour nous, car notre cause est juste. 12
SECOND SÉNATEUR
Vous connaissez bien peu Rome et César Auguste. 12
AUTRE SÉNATEUR
565 Au nom de Jupiter, seigneurs, dépêchons-nous ! 12
Votre femme, ô Nerva, vous en prie à genoux. 12
Tout se passe, aujourd'hui, sous de mauvais augures. 12
Voyez dans le sénat ces horribles figures : 12
Des Germains, des Gaulois, aux yeux terrifiants, 12
570 Et leurs centurions semblent peu patients. 12
Si l'on ne se hâtait de contenter le maître. 12
Nous pourrions bien, ce soir, sauter par la fenêtre. 12
AUTRE SÉNATEUR
Se passer du sénat pour voter une loi ! 12
Que diraient les Romains !… autant s'appeler roi. 12
UN AUTRE
575 Franchement, s'il le fait, ainsi qu'on le suppose, 12
Rome et la liberté n'y perdront pas grand'chose. 12
UN AUTRE
Moi, j'y perdrais beaucoup, j'ose en faire l'aveu, 12
Et je crois que César y gagnerait fort peu. 12
Nous faisons sa besogne et ne le gênons guère, 12
580 Il décide à son gré de la paix, de la guerre, 12
Des taxes, des emplois… et même des procès ; 12
Nous en avons la charge, il en a le succès. 12
Renvoyer le sénat ! jamais ! — fausse méthode. — 12
J'en ferais plutôt deux, tant la chose est commode 12
UN AUTRE
585 Mon cher, à parler net, si je crains des malheurs, 12
C'est moins pour le sénat que pour les sénateurs ; 12
Car je suis dans la peau d'un de ces nobles hommes. 12
On en aura toujours six cents, tels que nous sommes : 12
Mais nous, ici présents, conseillers trop diserts, 12
590 Nous pourrions bien aller peupler quelques déserts, 12
Ou souper, en rentrant, sur un ordre d'Auguste, 12
D'un bouillon généreux préparé chez Locuste. 12
LE CONSUL, d'une voix forte
Votons ! n'ergotons pas, seigneur, jusqu'à demain ; 12
Ceux qui votent la mort n'ont qu'à lever la main. 12
On se range pour voter.
LE CONSUL
595 Très bien ! seigneurs, très bien ! les voix sont unanimes. 12
Thraséas subira la peine de ses crimes ; 12
C'est juste, et c'était sûr. On va lire l'arrêt ; 12
Je l'avais rédigé d'avance ; il est tout prêt ; 12
« Le sénat, par clémence et faveur singulière, 12
600 Accorde à Thraséas de choisir la manière 12
Dont lui plaira finir : la corde, ou le poison, 12
Ou le fer, sans passer avant par la prison. 12
Ledit seigneur, au bain, au lit, devant sa table, 12
Peut faire, à domicile, une mort confortable. 12
605 Plus, pour indemniser de leurs peines et soins 12
Les deux grands orateurs venus comme témoins, 12
Ayant du Thraséas prouvé la délinquance. 12
Et l'ayant foudroyé de leur haute éloquence. 12
Des biens du condamné, terres et capitaux, 12
610 Cinq millions seront donnés à Capito ; 12
Éprius Marcellus aura pareille somme ; 12
Le reste est pour César et le peuple de Rome. » 12
VOIX UNANIMES
C'est juste !
LE CONSUL
Allons souper, seigneurs, il se fait tard.
TOUS
Bene ! Bene ! Bene ! Longue vie à César ! 12
TROISIÈME PARTIE
Les jardins Je Thraséas.
SCÈNE PREMIÈRE
THRASÉAS, DÉMÉTRIUS, HELVIDIUS, RUSTICUS ARULENUS, ARRRIA, PATRICIENS, DAMES ROMAINES.
THRASÉAS. s'entretenant à l'écart avec Démétrius
615 Donc, toute mort engendre une vie après elle : 12
Deux parts se font de nous dont l'une est immortelle ; 12
Repris et ravivé par l'immense univers 12
Le corps va refleurir en mille êtres divers, 12
Et l'esprit revêtu de sa forme suprême, 12
620 Reste avec la beauté qu'il s'est faite à lui-même. 12
DÉMÉTRIUS
Et l'homme ainsi sculpté comme un vivant airain 12
S'assied, dans sa vertu, chez le Dieu souverain. 12
SCÈNE II
LES PRÉCÉDENTS, DOMITIUS CÆCILIANUS.
DOMITIUS
C'est fait, ils ont jugé ! leur sentence est infâme ! 12
Et toi seul l'entendras sans colère, ô grande âme ! 12
DÉMÉTRIUS
625 Quand on connaît le juge on devine l'arrêt. 12
THRASÉAS
J'y vois celui des dieux, ami ; je suis tout prêt. 12
ARRIA
Tu sais, Domitius, de qui je suis la fille : 12
Chez nous, ces arrêts-là s'apprennent en famille. 12
Parle !
DOMITIUS
Ailleurs que chez toi j'aurais plus hésité ;
Ils ont volé la mort.
THRASÉAS
630 Disons la liberté.
RUSTICUS ARULÉNUS
Oui, c'est la liberté ! que Rome enfin l'obtienne 12
D'une mort, Thraséas ! mais non pas de la tienne 12
Nous n'osons que mourir, combattre serait mieux ; 12
Frappons d'autres que nous du poignard des aïeux. 12
UNE DAME ROMAINE
635 Toujours la mort ! la mort seule, en ces temps néfastes, 12
Garde les hommes fiers, garde les femmes chastes ; 12
Et des gages de foi le meilleur, le plus doux. 12
C'est un fer teint de sang que l'on s'offre entre époux. 12
RUSTICUS
Qu'enfin la mort soit juste et punisse le crime ! 12
DÉMÉTRIUS
640 Laissons le dieu choisir la plus pure victime. 12
THRASÉAS
Qu'il épargne, après moi, le noble sang latin ! 12
Quand le devoir est fait, acceptons le destin. 12
J'ai conquis le repos et j'admets qu'on m'envie ; 12
Mais ne vous pressez pas de sortir de la vie : 12
645 L'heure n'est pas propice à de généreux coups, 12
Et vos glaives tirés ne frapperaient que vous. 12
Non ! plus même une larme et plus une parole ; 12
Abrégeons cet adieu !… si fort qu'il me console. 12
Néron ne permet pas de trop longue pitié, 12
650 Et vous seriez punis du crime d'amitié. 12
Gardez, en vous sauvant des fureurs de cet homme. 12
Ce qui reste d'illustre et de romain dans Rome 12
Vivez heureux !
DOMITIUS
Vivons dignes de bien mourir.
THRASÉAS
Attendez celte mort, amis, sans y courir. 12
DOMITIUS
655 L'ordre est sacré, venu d'un mourant et d'un sage. 12
Adieu.
Domitius sort avec tous les personnages, excepté les suivants.
SCÈNE III
THRASÉAS, ARRIA, DÉMÉTRIUS, HELVIDIUS, RUSTICUS.
THRASÉAS
Mon Arria, foyer de mon courage,
Mon épouse, ma sœur, ma force après les dieux, 12
A toi l'instant suprême, à toi les vrais adieux ! 12
ARRIA
Pas d'adieux entre nous qui partirons ensemble 12
660 Je suivrai Thraséas, c'est mon droit, ce me semble. 12
La fille d'Arria, la fille du malheur, 12
Sait qu'un coup de poignard n'est pas une douleur. 12
Tu meurs, je dois mourir.
THRASÉAS
Tu vivras, situ m'aimes,
Si les vœux d'un mourant sont des ordres suprêmes. 12
ARRIA
665 Moi je t'adjure aussi des portes du tombeau. 12
THRASÉAS
Ton sort est le plus rude et partant le plus beau : 12
Vivre et souffrir !
ARRIA
C'est trop et je crains d'être lâche ;
Je suis femme et j'ai droit à la plus douce tâche. 12
THRASÉAS
Femme de Thraséas et fille de Pœtus ! 12
670 Interroge ton cœur et tes propres vertus ; 12
Songe à ta fille.
ARRIA.
Hélas ! que puis-je encor pour elle •
THRASÉAS
Lui montrer longuement la route maternelle. 12
ARRIA
Je mourrai de mes pleurs sous ce ciel abhorré. 12
THRASÉAS
Vivez, mon Arria, je veux être pleuré. 12
ARRIA.
675 Va, cruel, tu me fais une part trop amère. 12
THRASÉAS
Veuve de Thraséas, à ton poste de mère ! 12
ARRIA.
J'obéis !… Mon enfant, que tu me coûtes cher ! 12
Elle sort ; entre le questeur.
SCÈNE IV
LES PRÉCÉDENTS, MOINS ARRIA, LE QUESTEUR.
THRASÉAS
Et maintenant, amis, qu'on apporte le fer ! 12
LE QUESTEUR
Le décret du sénat ordonnant que tu meures 12
680 Et l'ordre d'assister à tes dernières heures. 12
THRASÉAS, lui montrant ses bras, d'où le sang coule
J'exécute l'arrêt sans attendre à demain. 12
Approche et vois comment finit un vieux Romain. 12
Offrons à Jupiter, au dieu qui me délivre, 12
Ce premier flot de sang que mon âme va suivre. 12
685 Viens, jeune homme !… écartons tout présage mauvais ; 12
Puissent veiller sur toi les dieux chez qui je vais ! 12
Mais, au temps où tu vis, le plus fort, le plus sage, 12
Ont besoin que l'exemple arme encor leur courage. 12
La mort vient lentement ; il se tourne vers Démétrius.
Démétrius !… amis !… mon maître !… mes pareils ! 12
DÉMÉTRIUS
690 A nous ta dernière heure et tes derniers conseils ! 12
Que faire en te perdant pour garder la sagesse ? 12
RUSTICUS
Que faire en la gardant pour frapper sans faiblesse, 12
Pour renvoyer l'outrage à qui veut m'outrager, 12
Pour mieux servir ta cause et pour mieux te venger ? 12
THRASÉAS
695 Gardez-moi, seulement, place en votre mémoire. 12
Mon vengeur est tout prêt…
RUSTICUS
Quel est-il donc ?
THRASÉAS
L'histoire.
A l'heure où mon sang coule en ce dernier frisson, 12
L'incorruptible Muse allaite un nourrisson… 12
Dans tout siècle de honte et de forfaits sans nombre, 12
700 Elle a ses fiers témoins qu'elle exerce dans l'ombre 12
Et dont la main, brisant tout ridicule autel, 12
Dresse pour les tyrans un gibet immortel. 12
Un seul homme y suffit ! tous ces mauvais génies 12
Vivants ou morts seront traînés aux gémonies. 12
705 L'horreur s'exhalera de leur nom infamant, 12
Et ce nom répété fera leur châtiment. 12
L'histoire aura changé leur triomphe en supplice… 12
Soyez donc patients, amis de la justice ! 12
RUSTICUS
Attendre !… et la mort vient.
THRASÉAS
Puis l'immortalité.
RUSTICUS
Si tu dis vrai, mourons.
THRASÉAS
710 Après avoir lutté.
Attendez comme moi la sentence divine. 12
HELVIDIUS
Vivre ! quand la cité n'est plus qu'une ruine. 12
L'édifice des lois a dès longtemps croulé ; 12
Dans ses vieilles vertus le monde est ébranlé. 12
715 Je ne sais quel ramas tient lieu d'un peuple à Rome ; 12
Le citoyen n'est plus.
THRASÉAS
Tâchez de sauver l'homme !
De garder pure en vous, pour un autre avenir, 12
Cette image des dieux trop facile à ternir. 12
Si votre âme est debout dans la fortune adverse, 12
720 Demain rétablira ce qu'aujourd'hui renverse. 12
Mais Dieu, pour rebâtir, veut avoir sous la main 12
Quelque chose d'entier dans la granit humain. 12
Quelque forte vertu qui subsiste ou se fonde. 12
Un coin de l'âme enfin pour y poser un monde ! 12
725 Soyez cette vertu ! vous pouvez, dès ce soir, 12
Fournir aux dieux la pierre où tout peut se rasseoir. 12
Soyez ce fondement d'une Rome nouvelle… 12
Adieu…
Il meurt.
DÉMÉTRIUS
Rome a perdu son âme la plus belle.
Celui qui maintenait l'esprit des grands aïeux. 12
730 L'homme n'y peut plus rien !… tout reste à faire aux dieux. 12
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