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Victor de LAPRADE
POÈMES CIVIQUES
1873
LIVRE DEUXIÈME
VI
LES ARBRES DU LUXEMBOURG
Encore un vol fait au printemps, 8
Un nid qu'on ôte à la pensée ! 8
Du livre cher à nos vingt ans 8
Encore une page effacée ! 8
5 Tombez avec nos dieux proscrits, 8
Avec notre histoire en décombres ; 8
Allez rejoindre, arbres chéris. 8
Les rêves éclos sous vos ombres ! 8
Allez où vont nos libertés, 8
10 Allez où va notre jeunesse ! 8
Des grands souvenirs dévastés 8
Que pas une fleur ne renaisse ! 8
Tombez sous le fatal niveau 8
Qui fait ployer hommes et choses, 8
15 L'altière cité de l'oiseau 8
Et le front superbe des roses. 8
Ce jardin, il était à vous, 8
Penseurs, amoureux et poètes ! 8
Jeunes sages et jeunes fous, 8
20 C'est là que vous aviez vos fêtes. 8
Dans ce labyrinthe charmant, 8
Loin des bruits de la multitude, 8
Sans troubler son recueillement, 8
Le plaisir coudoyait l'étude. 8
25 Ils s'ébattaient, là, par milliers. 8
Les fils sur les pas des ancêtres, 8
Maîtres se faisant écoliers, 8
Écoliers qui seront des maîtres. 8
Qui de nous en tes frais détours, 8
30 Verte et discrète pépinière, 8
N'a conduit ses graves discours 8
Ou son idylle printanière ? 8
Autour de ces ruches à miel, 8
Pauvres abeilles qu'on supprime, 8
35 Vous alliez cueillir, en plein ciel, 8
L'une un baiser, l'autre une rime. 8
Dès qu'avril glissait un rayon, 8
Tous venaient, joyeux ou sévères, 8
Roulant sous leurs doigts le crayon 8
40 Ou le bouquet de primevères. 8
Là, sans craindre un passant moqueur, 8
A l'air libre on se sentait vivre ; 8
On feuilletait un jeune cœur, 8
On s'absorbait dans un vieux livre. 8
45 Qu'ils ont entendu, ces buissons. 8
De fraîches voix — souvent les mêmes — 8
Fredonner toutes les chansons 8
Et discuter tous les problèmes ! 8
Laissez cette terre à l'esprit, 8
50 Ce sol aux divins labourages ! 8
Quel grand livre ne fut écrit 8
Ou commenté sous ces ombrages ? 8
Dans ce champ qu'on veut lui ravir 8
La muse, au moins, était chez elle ; 8
55 Nous venions là pour mieux ouïr 8
Ou parler sa langue immortelle. 8
Nous avons tous, jeunes et vieux, 8
Oubliant les rapides heures, 8
Du libre écho de ces beaux lieux 8
60 Appris nos leçons les meilleures. 8
Mille essaims, partis tous les ans, 8
Chargés du miel de la science, 8
Allaient, joyeux et bienfaisants, 8
Peupler, d'ici, toute la France. 8
65 Nous tous, au vieux quartier latin, 8
Fils de la ferme ou des tourelles, 8
Nous retrouvions là, le matin, 8
L'odeur des forêts maternelles. 8
Et, plus tard, chacun à son tour, 8
70 Quand viennent les soucis de l'âge, 8
Rêve aux arbres du Luxembourg 8
Sous le Sully de son village. 8
N'y touchez pas ! ils sont sacrés, 8
Ces rameaux, ces fleurs qu'on outrage ! 8
75 Gardons ces arbres vénérés ; 8
Nos fils ont droit à leur ombrage. 8
Il est à nous, le vieux jardin. 8
Nous l'avons payé de nos veilles. 8
Frelons, cherchez d'autre butin, 8
80 Laissez ce parterre aux abeilles ! 8
Pour cet asile humble et caché, 8
Pour ce seul coin d'ombre fleurie. 8
Que Paris, ce bruyant marché. 8
Laisse encore à la rêverie, 8
85 Pour ce peu de place au soleil 8
Que l'âme a dans la ville entière, 8
Combien de penseurs en éveil 8
Nous rendaient à flots la lumière ! 8
Laissez ce paisible atelier 8
90 A la jeunesse, à l'espérance ; 8
C'est là qu'un démon familier 8
Parle au cœur même de la France. 8
Respectez le sentier couvert 8
Où se passent leurs tête-à-têtes : 8
95 Laissez cette ombre et ce désert 8
A ceux qui seront les prophètes. 8
Peut-être, en frappant ces rameaux, 8
Croit-on, sous des haches impies, 8
Abattre, avec ces nids d'oiseaux, 8
100 Le nid des saintes utopies ; 8
Et, comme on fait du rossignol, 8
Veut-on, sous d'inflexibles mailles. 8
Enlacer l'esprit dans son vol 8
Pour l'étouffer sous des murailles ?.. 8
105 Arbre et fleur tomberaient en vain, 8
L'hôte survivrait au bocage ; 8
Rien n'arrête l'oiseau divin : 8
D'un coup d'aile il brise la cage. 8
Laissez aux songeurs inspirés 8
110 Ce large ciel où l'éclair passe ; 8
Que l'aspect des balcons dorés 8
Ne borne pas ce libre espace ! 8
Laissez-nous ces rameaux épais, 8
Ce colloque avec la nature. 8
115 Où l'on s'imprègne de la paix, 8
Où la rêverie est plus pure ; 8
Où, pendant nos rares soleils. 8
Aux discordes fermant la lice. 8
Le peuple a des fleurs pour conseils 8
120 Et la lumière pour complice. 8
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