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Victor de LAPRADE
POÈMES CIVIQUES
1873
LIVRE DEUXIÈME
IV
LA LIBERTÉ
Elle ne viendra pas sous l'armure guerrière. 12
Comme la tyrannie, une hache à la main ; 12
La vierge aux ailes d'or, fille de la lumière, 12
Apporte, en se montrant, la paix au genre humain. 12
5 Dès que son fier sourire éclaire un coin du globe, 12
Les peuples éblouis se l'annoncent entre eux : 12
Les sillons effleurés d'un seul pli de sa robe 12
Livrent au moissonneur un pain plus généreux. 12
Le sol germe à l'instant mille vertus nouvelles. 12
10 Les fronts pâles et froids ont repris leurs couleurs. 12
De plus forts jeunes gens et des vierges plus belles 12
En essaims plus nombreux se groupent dans les fleurs. 12
Quand, sur les sombres mers, éclipsant les étoiles, 12
Elle a d'un pied vermeil rasé le bout des flots, 12
15 Le sinistre Océan, peuplé de blanches voiles, 12
S'égaye à la chanson des joyeux matelots. 12
Mille hardis vaisseaux, malgré les vents contraires, 12
Savent d'un monde à l'autre apporter les présents ; 12
Des peuples inconnus vont se saluer frères 12
20 Et s'enseigner les mœurs et les arts bienfaisants. 12
Lorsqu'elle daigne une heure, au pied de l'Acropole, 12
S'asseoir dans les cités et leur donner des lois, 12
Elle y fait, dans ces murs bâtis par sa parole, 12
Les moindres citoyens plus nobles que les rois. 12
25 Une Muse, sa sœur, instruit les statuaires : 12
Assemblés en conseil sur le fronton serein, 12
Des dieux plus souriants peuplent les sanctuaires ; 12
L'idéal s'est fait chair dans le marbre et l'airain. 12
Ah ! ceux-là t'insultaient dans leur culte sauvage ! 12
30 Ces hommes au front bas qui, de sang abreuvés, 12
D'un masque de furie ont sali ton visage 12
Et caché ton berceau sous un tas de pavés ; 12
Qui t'ont montrée hurlant et tuant sur nos places, 12
Dansant la carmagnole autour des rois mourants !.. 12
35 Ces amours des tribuns avec les populaces 12
Consacrés par la haine ont pour fruit les tyrans. 12
Non, tu ne grandis pas sur des palais en cendre ! 12
Non, tu ne te plais pas aux farouches clameurs ! 12
Jamais de ton azur on ne te vit descendre 12
40 Chez des peuples sans Dieu, sans aïeux et sans mœurs. 12
Non, non, la liberté naquit le jour suprême 12
Où la raison sur l'âme assura son pouvoir ; 12
Où l'homme en ses désirs sut se vaincre lui-même 12
Et connut le saint nom des lois et du devoir ; 12
45 Où le premier martyr tomba seul et dans l'ombre ; 12
Où le premier vaincu s'affranchit par la mort ; 12
Le jour où la sagesse a triomphé du nombre ; 12
Le jour où le plus juste a bravé le plus fort. 12
Les abeilles d'Hymette ont nourri son enfance ; 12
50 Elle a parlé d'abord la langue de Platon ; 12
Pallas lui confiait son égide et si lance ; 12
Eschyle était soldat pour elle à Marathon. 12
Puis, dans le mâle éclat de sa beauté sévère, 12
Sous le joug des Césars voyant Rome expirer, 12
55 Elle a rempli sa coupe aux vignes du Calvaire 12
Et l'offre au genre humain pour s'y régénérer. 12
Tout homme en y buvant est affranchi par elle. 12
Les peuples abreuvés du flot libérateur 12
Aiment seuls à bâtir la cité fraternelle 12
60 Où tous sont rois, chacun s'y faisant serviteur. 12
Ceux-là marchent en paix, ils vaincront par l'exemple : 12
Chez eux, le droit nouveau fleurit d'un arbre ancien ; 12
La chaste liberté, dont ils fondent le temple, 12
N'a jamais répandu d'autre sang que le sien. 12
65 Elle reste invincible à travers nos défaites. 12
Vigilante au milieu de notre épais sommeil ! 12
Quand son astre se voile au sein de nos tempêtes, 12
Croyons à ses retours comme à ceux du soleil. 12
Pareils au laboureur patient, calme, austère, 12
70 Robuste volonté dont rien n'use l'airain, 12
Aux rayons à venir préparons notre terre ; 12
Afin d'y moissonner, semons-y le bon grain. 12
Préparons nos cités pour qu'elle s'y repose 12
Et donne aux lois, aux arts, à l'homme, au monument, 12
75 La beauté, le sourire absent de toute chose 12
Qui n'a pas de sa main reçu l'achèvement. 12
Préparons-lui des fils meilleurs que nous ne sommes ! 12
Elle aime les cœurs fiers et soumis tour à tour, 12
Ceux dont l'âme, inflexible aux caprices des hommes, 12
80 Au joug sacré des lois se courbe avec amour ; 12
Ceux qui sont purs d'envie et de vanité basse ; 12
Ceux qui ne rêvent pas, complices d'un tyran, 12
D'abattre ou d'avilir tout front qui les dépasse 12
Et de faire petit ce que Dieu voulait grand ; 12
85 Qui savent respecter, voulant qu'on les respecte ; 12
Ceux qui ne tiennent point, dans leur orgueil étroit, 12
Toute haute vertu pour folle ou pour suspecte, 12
Tout droit qui n'est pas leur pour un injuste droit ; 12
Ceux qui n'insultent pas aux œuvres de leurs pères ; 12
90 Ceux qui sont au devoir plus âpres qu'au bonheur ; 12
Qui, sous leurs humbles toits, trouvent leurs jours prospères 12
Quand leurs fils, pour tous biens, ont le pain et l'honneur. 12
Ceux qui n'adorent pas le stérile bien-être ; 12
Qui servent leur pays sans lui demander rien ; 12
95 Qui, pour un lit de pourpre aux gras festins du maître, 12
Pauvres, ne vendaient pas leurs droits de citoyens. 12
Chez ceux-là, méprisant la gloire mensongère, 12
L'auguste liberté vient choisir ses élus : 12
Soyons tels ! et demain la divine étrangère 12
100 Fera de nous son peuple et ne partira plus. 12
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