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Victor de LAPRADE
POÈMES CIVIQUES
1873
LIVRE PREMIER
IX
UN HONNÊTE HOMME
J'ai tout fait, mon cher fils, pour te rendre honnête homme ; 12
Ta vertu représente une assez ronde somme : 12
Mais ce bien te rendra plus qu'il ne m'a coûté, 12
Si tu sais te servir de ton honnêteté. 12
5 Aux esprits éclairés et tant soit peu fertiles, 12
Tous les bons sentiments sont faits pour être utiles 12
C'est un vrai capital que l'on porte avec soi : 12
Sachons le ménager et trouver son emploi. 12
Dieu t'a donné le fonds, je l'ai mis en culture ; 12
10 Un peu d'art aidera ton heureuse nature. 12
Apprends d'abord, mon fils, si tu veux le succès. 12
Que dans la vertu même il ne faut nul excès. 12
J'entends, — et ce bruit-là, je l'accepte à merveille, — 12
Dire que la jeunesse, aujourd'hui, se réveille ; 12
15 Que quelques tapageurs et quelques songe-creux 12
Ont ramené la mode aux instincts généreux. 12
C'est bien. Mais, croyez-en, mon fils, à qui vous aime, 12
On doit être, avant tout, généreux pour soi-même. 12
Au bonheur de l'État je ne comprends plus rien, 12
20 Du moment qu'il se fait sans le vôtre et le mien. 12
A servir mon pays je consacre ma verve ; 12
D'accord, mais il faut bien que mon pays me serve. 12
Ce principe, ô mon fils ! a fait notre maison ; 12
Travaille pour ta part à lui donner raison. 12
25 Tout régime a laissé du pain sur notre planche, 12
Et tous, nous avons su naître en cravate blanche. 12
C'est notre pourpre à nous, bons et loyaux sujets, 12
Dont la fidélité suivit tous les budgets. 12
Noir ou bleu, rouge ouvert, nous aimons l'uniforme. 12
30 Le mérite aux galons doit un prestige énorme. 12
A cherches, le talent pourquoi trop t'efforcer ? 12
Un brevet de l'État peut nous en dispenser. 12
C'est ainsi qu'au brillant on unit le solide. 12
Un grand maître l'a dit, que je t'offre pour guide : 12
35 « Un citoyen habile et tant soit peu connu 12
Ne doit pas vivoter avec son revenu : 12
On est chaussé, très bien ! il faut une voiture. 12
On a le pain, l'État vous doit la confiture. » 12
Fais-toi donc, pour toujours, d'utiles sentiments : 12
40 Une foi qui s'allie aux plus gros traitements. 12
On peut être en tout temps, — moi certes je m'en pique. 12
Très fidèle sujet et très bon catholique ; 12
On le doit. Je m'en trouve assez bien jusqu'ici, 12
Et ma religion peut te suffire aussi. 12
45 Sans le moindre péril, — je t'en fais la promesse, — 12
Tu peux, comme ton père, aller même à la messe, 12
Pourvu que ton préfet, tout bien considéré. 12
N'ait pas mis à l'index l'évêque ou le curé. 12
On est chrétien, mais non clérical et papiste. 12
50 Un culte est nécessaire, et d'ailleurs il existe ; 12
Une messe à présent est dans le droit commun ; 12
On chantera toujours le Salvum pour quelqu'un. 12
Il reste en ce pays plus de foi qu'on ne pense. 12
La déesse Raison aurait fort peu de chance. 12
55 D'ailleurs, mon fils, si fort que j'adhère à l'État, 12
J'aurais sincèrement horreur d'un apostat. 12
Il faut savoir souffrir pour la foi de ses pères. 12
Puis chaque heure de crise a ses retours prospères ; 12
J'irais jusqu'au martyre…. il a bien des appas. 12
60 Quand on sait le choisir et quand on n'en meurt pas. 12
Ne cours point cependant l'offrir en sacrifice ; 12
Il est des piétés où tout est bénéfice. 12
On fait sonner très haut son culte, vieux ou neuf. 12
Pourvu qu'on l'associe avec Quatre-vingt-neuf. 12
65 C'est facile ; il y faut très peu de politique ; 12
Ce bon Quatre-vingt-neuf est d'humeur élastique ; 12
Tout s'y carre à la fois, conquérants et conquis ; 12
Des rois ou des consuls, des bourgeois, des marquis ; 12
Cayenne et Lambessa, Naples, Venise et Rome ; 12
70 Nous y verrons venir, si tu vis âge d'homme, 12
Le sultan, le lama, le czar, le Grand Mogol 12
Et l'empereur de Chine avec son parasol ! 12
Tu peux donc, toi qui n'es ni tribun ni monarque, 12
Y naviguer fort bien dans ta petite barque ; 12
75 Tu peux, sans hasarder ou ta caisse ou ta peau. 12
Porter Quatre-vingt-neuf écrit sur ton chapeau. 12
De quoi s'agit-il bien ? Je n'en sais pas grand chose ; 12
De progrès, de bonheur, de vertu, je suppose. 12
Est-ce d'autorité ? Salut au caporal ! 12
80 Est-ce de liberté ? Mais je suis libéral ! 12
Et je voudrais bien voir que l'on en fît un doute. 12
Sois libéral aussi, c'est fort peu qu'il en coûte. 12
Sache donc te servir de ces mots favoris ; 12
De ces fiers sentiments saupoudrons nos écrits. 12
85 Me prend-on pour un serf et pour une machine 12
Je relève le front, si je courbe l'échine. 12
Fier comme un Espagnol, lorsque je tends la main, 12
Libéral autrefois, je le serai demain. 12
Je puis servir, d'ailleurs, sans qu'on m'en fasse un crime : 12
90 Quand je fus opposant c'était fort légitime : 12
On m'osait refuser, en me donnant la croix, 12
Une septième place à qui j'avais des droits ! 12
Enfin c'était le temps du parlementarisme. 12
Puis je fus sans excès dans mon libéralisme. 12
95 Fais ainsi pour avoir ton repos assuré ; 12
Courtisan ou tribun, sois toujours modéré ; 12
On peut, dans ce système, avec grand bénéfice. 12
Passer sans trop de bruit de l'un à l'autre office. 12
Même quand un pouvoir est près de succomber, 12
100 Ne mets pas trop de zèle à le laisser tomber ; 12
Attends qu'on le remplace, et qu'il soit mis en terre. 12
Pour le mieux accabler de ton mépris austère. 12
Vois le renom qu'obtient, dans son propre parti, 12
Ce hargneux pamphlétaire à la fin converti ! 12
105 Il cessa d'aboyer à la liste civile… 12
Il n'est que raisonnable, on le tient pour servile. 12
Moi j'ai, selon les temps, attaqué, défendu ; 12
J'ai léché quelquefois et quelquefois mordu ; 12
Mais toujours sans excès, sans déchirer l'étoffe, 12
110 Comme il convient, mon fils, aux dents d'un philosophe. 12
Car la philosophie a du très bon parfois ; 12
Sers-t'en, si bon chrétien et dévot que tu sois. 12
Il faut de certains mots se faire un catalogue : 12
On peut philosopher sans être idéologue. 12
115 Il fleurit, de nos jours, sur le sol allemand, 12
— Transplantons-le chez nous, — un système charmant, 12
Qui semble fait exprès pour les vrais politiques ; 12
Le voici : blanc et noir, au fond, sont identiques ; 12
Froid et chaud, bien et mal, tout va du même pas ; 12
120 L'âme et Dieu, tout existe et tout n'existe pas. 12
Ne crions pas trop haut ces profondes maximes : 12
Réservons-en l'usage à nous, à nos intimes. 12
Enfin le résultat et le précepte urgent 12
Est le même pour tous : c'est qu'il faut de l'argent ; 12
125 Et que, pour en avoir, — puisqu'il est nécessaire, — 12
Comme on peut tout penser, on peut aussi tout faire. 12
Songe aussi que l'on peut doubler sa ration 12
Avec ce simple mot : Considération. 12
Tâche donc, ô mon fils ! que l'on te considère ; 12
130 Sois convenable en tout, comme le fut ton père. 12
Quand on est bien vêtu, qu'on a mis des gants frais, 12
Un honnête renom s'acquiert à peu de frais. 12
Dans le train d'ici-bas, tout va mieux qu'on ne pense : 12
La vertu qui la cherche obtient s.i récompense. 12
135 Je te l'ai toujours dit, dans notre humble manoir. 12
Sois vertueux… allons, passe ton habit noir ; 12
— J'ai vu plus d'un jeune homme arrivé par la danse ! — 12
Nous irons aux Travaux, puis à la Présidence, 12
De lâchez monsieur Xiks***, — c'est sur notre chemin, 12
140 Il fut ministre hier…. il peut l'être demain ! 12
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