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Victor de LAPRADE
POÈMES CIVIQUES
1873
LIVRE PREMIER
II
JEUNES FOUS ET JEUNES SAGES
A LA MÉMOIRE DE BARTHELEMY TISSEUR
I
J'ai quitté, cette fois, mon Alpe solitaire : 12
Les chênes, dans mes vers, les torrents vont se taire 12
Je m'interdis les bois, les chemins écartés 12
Par où je m'enfuyais loin des réalités. 12
5 Où Dieu parle trop haut pour qu'on entende l'homme, 12
Où de ses noms secrets chaque herbe à moi se nomme, 12
Où, dans mes amitiés avec les Heurs des champs, 12
J'oubliais de haïr le mal et les méchants. 12
Rentré chez les humains puisque l'on m'y convie. 12
10 Je viens prendre mon poste au combat de la vie ; 12
Je renonce à la paix des sereines hauteurs ; 12
On dit que le sommeil y gagnait mes lecteurs 12
Las de suivre, à travers d'austères paysages, 12
D'impassibles héros sculptés dans les nuages. 12
15 Donc, j'ai trop fait gémir les roseaux et les vents. 12
Eh bien, tirons un cri de l'âme des vivants ; 12
Le clairon va sonner autour des beaux exemples ; 12
Je viens brandir le fouet sur le parvis des temples, 12
Et j'accepte, à cette heure où toute lèvre ment. 12
20 Les hasards que l'on court à parler franchement. 12
Passons du rêve à l'acte, et faisons de l'histoire. 12
J'ai trouvé mon héros ! Où donc est l'auditoire ? 12
Je viens parler de Dieu, de l'honneur qui se perd… 12
Voici qu'on me renvoie aux échos du désert. 12
25 Et mon dernier lecteur que la morale attriste, 12
Jeune ou vieux, a repris son roman réaliste. 12
Ah ! j'ai connu des jours et je les ai vécu. 12
Où les droits désarmés, où l'idéal vaincu, 12
Le penseur qu'on proscrit et le Dieu qu'on délaisse 12
30 Avaient au moins pour eux les cœurs de la jeunesse ! 12
Sous son drapeau la Muse enrôla, de tout temps. 12
Le bataillon sacré des âmes de vingt ans. 12
C'étaient vous, jeunes gens qui la suiviez, naguères. 12
Dans ses nobles amours et dans ses nobles guerres ! 12
35 Vous qui preniez, des mains d'Eschyle et de Platon, 12
L'idée à Sunium, le glaive à Marathon. 12
Hier, vous aviez chacun votre beauté choisie, 12
Tantôt la liberté, tantôt la poésie ; 12
Alors aux grandes voix les cœurs étaient ouverts, 12
40 El les beaux sentiments s'inspiraient des beaux vers. 12
Tous, alors, adoptant nos poètes pour guides, 12
Nous montions, dédaigneux des intérêts sordides, 12
Fiers, altérés du beau plutôt que du bonheur, 12
Amoureux de l'amour, du droit, du vieil honneur, 12
45 Et tous prêts à mourir, purs de toute autre envie, 12
Pour ces biens qui font seuls les causes de la vie. 12
II
Nous marchions au combat comme ces Jeunes Francs 12
Qu'une chaîne de fer liait flancs contre flancs ; 12
Arborant deux à deux notre amitié guerrière. 12
50 Je vais seul, aujourd'hui, dans cette âpre carrière, 12
Frère ! et Dieu t'a repris, t'ayant Jugé vainqueur ; 12
Mais Je te sens toujours à côté de mon cœur. 12
Toujours J'entends de près, quand la tourmente est forte 12
Sonner ton fer qui frappe et ta voix qui m'exhorte ; 12
55 Partout, depuis vingt ans que tu t'es endormi. 12
Ton ferme bouclier couvre encor ton ami. 12
Je t'interroge encor ; docile aux moindres signes, 12
Je lance hardiment les traits que tu désignes ; 12
Chaque soir de bataille, avec la même foi, 12
60 Je te répète encore : Es-tu content de moi ? 12
Dis à cette jeunesse où nous prenions nos armes, 12
Nous, timides rêveurs si prompts aux douces larmes : 12
Sans nul étroit souci de notre lendemain, 12
Nous marchions, hardiment, un poète à la main. 12
65 Combien dans l'impossible avons-nous fait de lieues. 12
Cher Tisseur ! Quel voyage autour des sphères bleues ; 12
Au nom de l'idéal par tous deux visité, 12
Quels défis nous lancions à la réalité. 12
En allant, chaque soir, sur les hauteurs chéries, 12
70 Vider la coupe d'or des saintes causeries ! 12
Ami, Dieu t'a chez lui rendu notre passé. 12
Les clartés de son ciel n'en ont rien effacé ; 12
Tu gardes tes vingt ans ! Moi, je leur suis fidèle ; 12
J'y vais chercher encor la force et le modèle. 12
75 Et j'aurai pour lumière, en mes jours avancés, 12
Cet âge où nous étions de nobles insensés. 12
Ami, c'est ma jeunesse et toi que je consulte. 12
Quand je dois décerner mon mépris ou mon culte. 12
Lorsqu'un mot juste et fort jaillit de mes crayons, 12
80 C'est que j'écris enfin les vers que nous rêvions. 12
Mon cœur, en vieillissant, se raconte à lui-même 12
Notre histoire d'alors, qui devient mon poème ; 12
Et grâce à notre avril, j'aurai pour mes hivers. 12
Des fruits toujours vermeils, des rameaux toujours verts. 12
85 Quel fertile avenir moissonné par avance 12
Éclairait, dans nos cœurs, le soleil de Provence ; 12
Cher pays où la Muse, avec nous de moitié, 12
Dans sa première fleur cueillit notre amitié ! 12
Comme après l'inconnu du désert et du rêve 12
90 Nous lancions nos esprits de la cime à la grève, 12
Et mêlions dans notre hymne, ivres de ce beau lieu, 12
La liberté, l'amour, et la nature et Dieu ! 12
III
Un jour, un jour de juin, ce mois où tout s'embaume, 12
Dans un champ de genêt, près de la Sainte-Baume, 12
95 Oiseaux et pèlerins, nous avions pris l'essor, 12
Les fleurs, autour de nous, pleuvaient en neige d'or ; 12
Le soleil éclatait sur une ardente cime 12
D'où l'âme et le regard prennent un vol sublime : 12
Des glaciers à la mer, des forêts aux jardins. 12
100 Les sommets flamboyants s'abaissent par gradins ; 12
L'œil embrasse à la fois, des Alpes aux Stœchades, 12
Les pins sur les rochers et les mâts sur les rades. 12
Amoureux des hauteurs, des sentiers hasardeux, 12
L'assaut de l'infini nous invitait tous deux ; 12
105 Nous sortions de la grotte où mourut Madeleine ; 12
De prière et d'amour nous avions l'âme pleine. 12
Et l'air gardait pour nous la mystique saveur 12
Des parfums répandus sur les pieds du Sauveur. 12
Nous partons. Au détour d'une rampe glissante, 12
110 Mon pied heurte une croix sur les cailloux gisante ; 12
Sans honneurs, sur un sol par les eaux ruiné. 12
L'arbre saint, dès longtemps, semblait déraciné. 12
Tristes, chrétiens tous deux, nous songeons au Calvaire, 12
Au Dieu clément pour qui le monde est si sévère. 12
115 « Laisserons-nous, ami, sans lui tendre la main, 12
Jésus tomber encor dans son âpre chemin ? 12
Laisserons-nous, dans l'ombre et la poussière infâme, 12
Périr ce labarum des grands combats de l'âme ? 12
Non ! pour fleurir encore et pour féconder tout, 12
120 L'arbre de liberté sera remis debout. 12
Mais là, dans ce ravin, disciples sans audace, 12
Nous ne cacherons pas notre étendard vivace ; 12
Osons, frère, et si loin que l'on pourra monter, 12
C'est là-haut, dans l'azur qu'il faut l'aller planter. » 12
125 Et, courbés tous les deux, nous chargeons à grand'peine, 12
Sur nos bras d'écoliers l'énorme croix de chêne : 12
En marche ! et nous prenions courage en la baisant. 12
Le sentier était rude et le fardeau pesant, 12
L'air brûlait, la sueur inondait nos corps frêles ; 12
130 Mais au cœur la fierté nous avait mis des ailes. 12
Harassés, fléchissants, nous chantions à grands cris, 12
A notre aide invoquant nos compagnons chéris. 12
Nos poètes sacrés, ces donneurs de courage, 12
Tous, de leurs plus beaux vers, prenaient part à l'ouvrage • 12
135 Et la forte amitié qui marchait avec nous 12
Doublait de son airain nos bras et nos genoux. 12
« O bonheur de porter ce fardeau l'un pour l'autre ! 12
Cette croix du Sauveur à jamais devient nôtre. 12
Ainsi, dans la même œuvre, avec le même effort. 12
140 Frère, et du même cœur marchons jusqu'à la mort. » 12
Vers le sommet choisi, sous un ciel tout en flammes, 12
A travers les rochers, trois heures nous montâmes, 12
Non sans reprendre haleine et sans tomber souvent ; 12
Alors, un livre aimé nous criait : « En avant ! » 12
145 Et la croix fut portée et parvint jusqu'aux faîtes 12
Avec les deux amis portés par leurs poètes 12
Enfin, sur un autel de pierre et de gazon 12
Quand noire Christ ouvrit ses bras à l'horizon, 12
Autour de ce rocher, comme un orage immense, 12
150 Éclata de nos cœurs la pieuse démence : '' 12
Nous tombons à genoux et restons embrassés ; 12
Nous célébrons, là-haut, des rites insensés. 12
Chantant, pleurant, poussant des clameurs éperdues ; 12
Aux quatre points du ciel les deux mains étendues, 12
155 Comme si nous avions le pouvoir de bénir, 12
Faisant appel aux morts, implorant l'avenir ; 12
Sur toutes les cités et sur tous les royaumes 12
Versant notre âme entière avec le flot des psaumes, 12
Mêlant tous les objets de notre jeune foi. 12
160 Les chants républicains aux versets du saint roi 12
Évoquant des grands morts les stoïques histoires 12
Lançant d'âpres défis aux injustes victoires, 12
Et demandant, pour prix du chêne replanté, 12
A souffrir pour le Christ et pour la liberté. 12
IV
165 Écoliers, jeunes fous, c'étaient là nos orgies, 12
L'ivresse où nous puisions nos rudes élégies ; 12
C'était notre soleil dans les travaux obscurs 12
Qui nous ont gardés fiers en nous conservant purs. 12
Peut-être en se donnant ces fêtes insensées, 12
170 Nos cœurs ont-ils cueilli leurs plus mâles pensées ; 12
Peut-être l'homme fait s'est-il plus d'une fois, 12
Armé de ce serment prête sur une croix ; 12
Quand il cherche, aujourd'hui, son courage ou sa verve, 12
C'est l'écolier, peut-être, en nous qui les conserve ! 12
175 Mais j'aurais dû garder comme un secret d'amour 12
Ce récit mal venu des esprits forts du jour ; 12
C'est assez d'y rêver tout seul, quand l'heure est sombre. 12
Ami, quand je l'éclaire en évoquant ton ombre ; 12
Quand un espoir me luit en parlant d'avenir 12
180 Aux vieillards prés de qui je vais me rajeunir. 12
Ce dépôt t'appartient ; l'ai-je trahi ? Qu'importe ! 12
N'écris-je pas ici dans une langue morte ? 12
Je peux lui confier, hélas ! tous nos travers : 12
Ceux qui s'en moqueraient ne lisent pas les vers. 12
185 Au cynisme gaulois qu'un plat bouffon amuse, 12
Nos secrets sont cachés étant dits à la Muse. 12
Les jeunes gens, surtout, — comme ils en riraient bien ! 12
Heureusement pour moi, certes, n'en sauront rien ; 12
Ils me lorgnaient déjà du haut de leur sagesse. 12
190 Ah ! ceux-là sont exempts des torts que je confesse ! 12
Nos graves bacheliers, dans leur flegme étonnant, 12
Enseignent la prudence au rêveur grisonnant ; 12
Et j'aurais fait, peut-être, un chemin politique. 12
Si j'avais quelque peu de leur raison pratique ; 12
195 Tant ces jeunes esprits sont mûrs et dégagés 12
Des vieilles passions et des vieux préjugés ; 12
Tant ils font du succès leur unique chimère, 12
Méprisant tout le reste… y compris la grammaire. 12
V
Certes, le temps n'est plus où les auteurs païens 12
200 Faussaient dès le berceau l'esprit des citoyens ; 12
Où de petits rhéteurs, soufflés par Démosthènes, 12
Rêvaient d'un pays libre et pleuraient sur Athènes ; 12
Où nos discours latins faisaient trembler les rois ; 12
Où l'hexamètre altier, défenseur de nos droits, 12
205 Vouait Tarquin, Philippe et César au Cocyte ; 12
Où nous épousions tous les haines de Tacite. 12
On laisse à de vieux fous ces soins rétrospectifs ; 12
On s'occupe, seize ans, d'objets plus positifs 12
Qu'Athènes dans les fers et que Rome expirante : 12
210 Tout le quartier latin suit les cours… de la rente 12
Chacun s'y fait, tout bas, son art de parvenir ; 12
On spécule, on calcule, on songe à l'avenir ; 12
Comme un bon capital un bon cœur s'administre ; 12
On prend pour son ami le neveu du ministre ; 12
215 Mieux avisé, tel autre a choisi son bâtard. 12
On poursuit des amours qui s'escomptent plus tard. 12
Quand pousse autour du trône une race pareille, 12
Dormez, ô rois ! dormez sur l'une et l'autre oreille. 12
Que d'électeurs naïfs et de commis retors ! 12
220 Mais tâchez, jusque-là, de rester les plus forts. 12
Dors du même sommeil, ô père de famille ! 12
Qui tremblais à garder les attraits de ta fille. 12
Lorsque, moins soucieux des contrats réguliers, 12
Jadis sous les balcons chantaient les écoliers, 12
225 Voici contre l'amour l'infaillible recette : 12
Ferme au blond jouvenceau les yeux de ta cassette, 12
Pas un jeune aspirant ne soufflera le mot ; 12
Ne crains plus que les vieux pour la beauté sans dot. 12
Ce n'est plus par l'amour, cette vieille folie, 12
230 Qu'une caisse, aujourd'hui, qu'un nom se mésallie. 12
Et vous ne verrez plus, pour une Elvire en l'air. 12
Vos garçons refuser le comptant le plus clair. 12
Ce mal — et tous les maux — nous venaient des poètes ; 12
Tous ces grands sentiments faisaient tourner les têtes ; 12
235 Chacun de ces auteurs, gros de quelque attentat. 12
Troublait, l'un la famille, et cet autre l'État. 12
A nos bourgeois, connus pour leur humeur austère. 12
Tacite apprit l'émeute et Byron l'adultère. 12
Mais, grâce à Dieu, la presse est mise à la raison. 12
240 Et la règle de trois gouverne la maison. 12
La prime et le report, seuls droits qu'on émancipe, 12
Ont de l'autorité rétabli le principe ; 12
Et la religion du doit§ et de l'§avoir 12
A réduit la jeunesse aux règles du devoir. 12
245 En affaires de cœur, le blond célibataire 12
Est fier de raisonner contre son vieux notaire. 12
Dans un noble salon je voyais, l'autre soir, 12
A l'âge où, discutant de l'œil bleu, de l'œil noir. 12
Nous comptions par beautés les trésors d'une ville. 12
250 Deux frais licenciés chiffrant mille par mille, 12
Calculant, supputant, dressant pertinemment 12
Une liste des dots de leur département. 12
Stupéfait et charmé de cette raison sûre. 12
Maint bourgeois de son fils redoute la censure. 12
255 Quand, parfois, après boire, en un concours rural, 12
Bourgeonne à fleur de peau son vieux sang libéral, 12
Lorsqu'au retour sa langue, un peu trop déliée, 12
Retrouve au clair de lune une strophe oubliée. 12
Certes, l'on a pu voir, — tant son rôle est connu, — 12
260 Si de ses vieux péchés il est bien revenu ; 12
Si pour la liberté, l'art, la belle nature. 12
Il perd son pot-de-vin ou bien sa fourniture. 12
Mais son fils, — ô progrès ! — quel esprit positif ! 12
Ce fils, — à lui baron du Corps législatif, — 12
265 Ne lui pardonne pas, — jeunesse intolérante ! 12
Un vote indépendant… de mil huit cent quarante. 12
Et c'est ainsi : le père un peu trop avancé. 12
Par son fils, aujourd'hui, l'heureux père est tancé ; 12
L'oncle apprend du neveu commis à sa boutique 12
270 Que l'état le meilleur, c'est l'état despotique. 12
Désormais tout se range ! Oyez les bacheliers 12
Avec l'argot du jour promptement familiers : 12
D'où venait tout le mal ? Du parlementarisme. 12
— La bifurcation permet le barbarisme. — 12
275 O nourrissons hâtifs du chiffre et du compas. 12
Si le sort le permet, jusqu'où n'irez-vous pas ? 12
Les rhéteurs, les rêveurs, les rimeurs vont se taire ; 12
Place aux libres penseurs de souple caractère ! 12
Place aux savants ! ils n'ont que d'utiles défauts. 12
280 Et sont les mieux rentés de tous les esprits faux. 12
VI
Bienheureux avenir ! quel siècle se prépare, 12
De sage liberté, d'honneur, de fierté rare, 12
Quand ces petits messieurs seront les hommes faits ; 12
Lorsque nous les aurons, nous vieillards, pour préfets ; 12
285 Qu'ils viendront, débitant leur spécifique unique, 12
Du vote universel tourner la mécanique, 12
Et d'un doigt absolu, tracer chaque matin 12
La consigne aux esprits exemptés du latin ! 12
Comme tous ces beaux fils porteront la livrée, 12
290 Pour peu qu'un maître habile avec art l'ait dorée ! 12
Ceux-là n'ont pas, ainsi que nos vieux imprudents, 12
A se débarbouiller de leurs antécédents ; 12
Jamais, tribuns hargneux, sous un règne bonasse. 12
Leur voix n'a contrefait le peuple qui menace, 12
295 Ils ont tous, franchement, et purs de tels excès. 12
L'intérêt pour principe et pour dieu le succès ; 12
Et, changions-nous cent fois de chef et de cuisine. 12
Ils tiendront pour seul vrai le César où l'on dîne. 12
Je sais bien qu'ici-bas, par des retours communs. 12
300 On a vu des laquais redevenus tribuns 12
A des rois indulgents faire une lâche guerre ; 12
On pourrait le revoir… mais je n'y compte guère. 12
Quels présages dans l'air ! avec quel sombre ennui 12
J'attends l'affreux demain qui naîtra d'aujourd'hui. 12
305 En songeant que mes fils, mes pauvres petits anges, 12
Quand ils sauront marcher vont toucher à ces fanges ; 12
Qu'un vil chemin s'y fraye, après ces froids moqueurs, 12
Dont la fièvre de l'or seule échauffe les cœurs ; 12
Que nos enfants promis à ces règnes sinistres. 12
310 Auront là, pour conseils, pour patrons, pour ministres. 12
Pour juges de l'esprit, des plaisirs élégants. 12
Ces petits Machiavels jaunes comme leurs gants, 12
Qu'on voit sans barbe encore, affranchis de l'élude, 12
Disciples de la Bourse et de la servitude ! 12
315 O mes fils ! ô mes fils ! nul n'échappe à son temps. 12
Vous devrez, les plus purs et les mieux résistants. 12
Respirer dans les mœurs, les lois et les doctrines. 12
Un air empoisonné par ces lâches poitrines ! 12
Que faut-il, dès ce soir, pour qu'un souffle pervers 12
320 Vienne infecter mon nid couvé dans nos déserts ? 12
Le chêne peut crouler, votre unique défense ; 12
Je sors de l'âge mûr, vous entrez dans l'enfance. 12
Entre les mains de Dieu, plus qu'à demi brisé. 12
Si je tombe avant l'heure, et s'il m'est refusé 12
325 D'attacher, pièce à pièce, aux flancs de chaque athlète. 12
L'honneur, ce vieil honneur, seule armure complète. 12
Qui donc vous gardera, lorsque tout a cédé. 12
Purs, dignes de l'aïeul par qui je fus gardé ? 12
Morne décrépitude, ô jours que je déteste ! 12
330 Je cherche à l'horizon quel noble espoir nous reste ; 12
Quels fruits, quelles moissons, portera l'avenir, 12
Quand déjà le printemps voit les feuilles jaunir ; 12
Lorsqu'au lieu d'éclater en fleurs, même en épines, 12
La sève redescend des branches aux racines. 12
335 J'ai tâté bien des cœurs de vingt ans : rien n'y bout ; 12
Et nos fermes vieillards sont seuls restés debout. 12
Hélas ! le mieux armé qui vit en sentinelle, 12
Pour garder son nom pur et sa foi paternelle, 12
Ose à peine engendrer des fils à ses aïeux, 12
340 A voir, autour de lui, les enfants naître vieux, 12
A voir ces jeunes fronts afficher, par les villes, 12
La pâle soif de l'or et les instincts serviles, 12
La précoce ironie et le dédain brutal 12
Pour tout ce qui n'est pas de chair ou de métal ; 12
345 A voir que nul éclair ne jaillit de leurs âmes 12
Au choc des vents sacrés qui nous tiraient des flammes ; 12
A les voir accueillant d'un sourire hébété. 12
Ton nom qui nous faisait bondir, ô liberté ! 12
VII
Mais l'hiver parle ainsi de la saison des roses ; 12
350 Peut-être qu'aveuglé par mes vapeurs moroses, 12
J'y vois mal à travers ma neige et mon brouillard. 12
Dites que je vous juge en précoce vieillard ; 12
Qu'étonné, ce matin, de voir ma barbe grise, 12
J'épanche, à flots de bile, une amère surprise ; 12
355 Et que, par l'avenir à mon tour menacé. 12
J'insulte à l'espérance en louant le passé. 12
Amis, jeunes amis, que ma satire indigne. 12
Dites-moi que je mens, parlez, faites un signe ! 12
Traqués par mes défis dans ce mol abandon. 12
360 Venez forcer la Muse à demander pardon. 12
Dans vos yeux, sur vos fronts où se gonflent vos veines, 12
Montrez-moi fièrement des amours et des haines. 12
A travers l'impossible, ouvrez un large essor 12
Aux saints désirs éclos dans le mépris de l'or, 12
365 A l'orgueil de votre âge, au rêve, aux utopies, 12
Aux mâles passions un instant assoupies ; 12
Et par couples d'amis, venez, en plein soleil, 12
Des dieux que j'aiguillonne attester le réveil ! 12
Oui, je me laissais prendre à des masques frivoles ; 12
370 Je vous retrouve enfin, vrais fils de nos écoles, 12
Je vois chacun de vous, en combattant féal, 12
Défier le réel au nom de l'idéal. 12
Lève-toi dans ta force, ô divine jeunesse ! 12
Souris sur le vieux monde, afin que tout renaisse. 12
375 Amis ! gardez la joie et les fraîches couleurs ; 12
Mais qu'un acier toujours soit caché sous vos fleurs. 12
Vous seuls portez encor, prêts aux luttes certaines, 12
Dans ce myrte amoureux la liberté d'Athènes. 12
Voici des droits vaincus, voici les combattants 12
380 Tels que je les voyais jadis à mes vingt ans ! 12
Partez, le clairon sonne et la lice est ouverte ! 12
A vous le rameau d'or et la couronne verte ; 12
A vous les biens sans nombre aux vaillants destinés. 12
Les droits que n'ont pas su conquérir vos aînés. 12
385 Le but qui nous a fuis, c'est à vous de l'atteindre. 12
Moi, j'ai porté ma lampe, un moment, sans l'éteindre, 12
Sur le stade éternel où l'on poursuit le beau… 12
C'est à vous de saisir le vivace flambeau. 12
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