Métrique en Ligne
LAM_9/LAM163
Alphonse de LAMARTINE
LA CHUTE D’UN ANGE
1838
TREIZIÈME VISION
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Mais sous ses yeux fermés son cœur ne dormait pas : 12
Elle eût rêvé Cédar sous la main du trépas. 12
L’amour qui l’embrasait pour le céleste esclave 12
Dans ses veines d’enfant roulait des flots de lave. 12
5 Sa tempe dans son front ne pouvait s’assoupir, 12
Sa respiration n’était qu’un long soupir. 12
Elle voyait toujours son chaud regard sur elle 12
Luire en rêve dans l’ombre ; ainsi qu’une étincelle. 12
Dans le profond silence elle entendait sa voix. 12
10 Les moments écoulés semblaient couler cent fois ; 12
De l’aurore à la nuit son attente insensée 12
Dévorait les instants, d’heure en heure élancée, 12
Et des siècles de nuits pleines de ses amours 12
Aux genoux du captif lui paraissaient trop courts. 12
15 En vain à son chevet les esclaves tremblantes 12
Essayaient d’animer ses langueurs indolentes, 12
Adoraient de son front la naissante beauté, 12
Relevaient de ses yeux le regard velouté, 12
Lui parlaient à l’envi du pouvoir de ses charmes, 12
20 Briguaient sa confidence et pleuraient de ses larmes ; 12
En vain Nemphed, jaloux de devancer ses vœux, 12
Passait sur son beau front la main dans ses cheveux, 12
Et, sur ses traits charmants découvrant un nuage, 12
Lui demandait quel songe attristait son visage. 12
25 Toute sa vie avait changé sous un regard ; 12
Elle se retirait de la foule, à l’écart, 12
Elle cherchait la nuit des arbres les plus sombres ; 12
Le cèdre pour ses pas n’avait plus assez d’ombres ; 12
Seule, elle s’enfonçait sous leurs mornes rameaux, 12
30 Les quittait pour s’asseoir pensive aux bords des eaux, 12
Regardait tout le jour, dans les bassins de marbre, 12
Flotter le nénufar, tomber la feuille d’arbre, 12
Écoutait fuir la brise ou la source pleurer, 12
Mais nulle part longtemps ne pouvait demeurer, 12
35 Et, d’un instinct sans but secrètement poussée, 12
Changeait à chaque instant de place et de pensée. 12
Les spectacles des dieux, les féroces plaisirs, 12
Qui de sa vie passée occupaient les loisirs, 12
Ne divertissaient plus sa morne léthargie ; 12
40 Son cœur se détournait des horreurs de l’orgie : 12
On eût dit qu’un rayon qui décolorait tout 12
Lui faisait prendre enfin ses forfaits en dégoût. 12
En voyant ces Titans, monstres à face humaine, 12
Son adoration se transformait en haine. 12
45 Si la foudre avait pu s’enflammer à sa voix, 12
Son mépris les eût tous écrasés à la fois ! 12
Complice involontaire, elle exécrait leurs crimes, 12
Détournait ses regards, ou plaignait leurs victimes : 12
Du moment où ce cœur flétri venait d’aimer, 12
50 Un germe de vertu semblait s’y ranimer, 12
Et le dégoût du vice, à défaut d’innocence, 12
Régénérait déjà cette coupable enfance. 12
Mais, haïssant les dieux, trop faible pour frapper, 12
Son dernier vice au moins était de les tromper : 12
55 Elle leur dérobait son cœur comme un mystère. 12
Chaque fois que la nuit enveloppait la terre, 12
Des cachots de Cédar reprenant le chemin, 12
Elle disparaissait la lampe dans la main, 12
Et venait savourer jusqu’à la blanche aurore 12
60 La contemplation de l’être qu’elle adore : 12
Chaque absence d’un jour le lui rendait plus cher. 12
Son cœur fondait en elle avant de l’approcher. 12
Un mélange confus de respect, de tendresse, 12
Ralentissait son pas pressé par son ivresse ; 12
65 Et debout devant lui, le front baissé, sans voix, 12
Elle avait aussi peur que la première fois. 12
Elle admirait de loin, dans leur morne attitude, 12
Ces membres à leurs fers pliés par l’habitude, 12
Ce torse tressaillant aux reflets du flambeau, 12
70 Comme un dieu rajeuni qui sort de son tombeau ; 12
Ce corps que flétrissaient les taches de l’opale, 12
Ce visage pensif de jour en jour plus pâle, 12
Où le duvet naissant de l’homme à son été 12
Relevait de la peau le marbre velouté ; 12
75 Et, n’osant s’élancer vers ce sein qui l’attire, 12
Son amour contenu s’accroissait du martyre. 12
Jusqu’à ce que Cédar eût daigné lui parler, 12
Elle restait ainsi muette à contempler. 12
Telle au berceau d’un fils la jeune mère assise 12
80 Se penche et tour à tour se relève indécise, 12
Sent son âme voler à ce beau front vermeil, 12
Mais craint en le touchant de troubler son sommeil. 12
Cependant le captif, dont cette amitié tendre 12
Amollissait le cœur heureux de se détendre, 12
85 Et qui dans cet enfant sur ses chaînes couché 12
Ne voyait qu’un ami de son malheur touché, 12
Par son propre malheur s’attendrissant lui-même, 12
Impatient d’avoir un mot sur ce qu’il aime, 12
De sentir dans sa nuit un rayon de pitié, 12
90 Commençait à livrer son âme à l’amitié. 12
Sans soupçon de l’amour sous cet âge modeste, 12
Plus près, pour mieux l’entendre, il l’attirait du geste ; 12
Oublieux de son sexe, il n’apercevait pas 12
Le trouble dont Lakmi frissonnait sous son bras, 12
95 Ou bien il n’imputait qu’a sa pitié naïve 12
Le soupir qui coupait sa parole craintive, 12
De sa voix qui changeait la tristesse et le son, 12
Et de ses doigts glacés l’étreinte et le frisson. 12
L’enfant en devenait plus cher à sa détresse. 12
100 Elle le consolait avec tant de tendresse, 12
Elle confondait tant, dans leurs longs entretiens, 12
Sa pensée à la sienne et ses soupirs aux siens, 12
Qu’elle était devenue, en sa morne demeure, 12
Le seul doux intérêt qui lui fît compter l’heure : 12
105 L’amitié naît si vite au cœur des malheureux ! 12
Des gestes familiers déjà régnaient entre eux ; 12
Quelquefois il penchait le front sur son épaule, 12
Comme un robuste chêne incliné vers un saule, 12
Et laissait en silence égoutter dans son sein 12
110 Les larmes de l’amour dont son cœur était plein : 12
Pour la pauvre Lakmi voluptueux supplice ! 12
Comme un lis qui se fane entr’ouvre son calice 12
Pour aspirer la brise et pour boire sans bruit 12
Les gouttes de sa soif que lui répand la nuit, 12
115 Elle sentait filtrer jusqu’au fond de son âme 12
Ces pleurs qui ne coulaient que pour une autre femme ; 12
Et, de rage et d’amour tressaillant à la fois, 12
De sa lèvre en secret les buvait sur ses doigts ! 12
Chaque nuit resserrait cette amitié perfide ; 12
120 Et quelquefois Lakmi, dans ses vœux moins timide, 12
À l’innocent plaisir que Cédar éprouvait 12
Croyait y découvrir l’amour qu’elle rêvait ! 12
Elle quittait ses pieds enivrée d’allégresse, 12
Heureuse tout un jour d’un seul mot de tendresse. 12
125 Une nuit que Cédar, d’un ton plus languissant, 12
De l’amour à sa voix avait donné l’accent, 12
Et, dans l’illusion dont l’erreur le domine, 12
Serré d’un geste étroit l’enfant sur sa poitrine, 12
Lakmi, qu’éblouissait sa folle passion, 12
130 Crut sentir son triomphe à cette pression. 12
Un cri, de son bonheur trahissant le mystère, 12
De son cœur éclaté jaillit involontaire. 12
« Ah ! le feu de mon âme à la tienne enfin prend, 12
Cédar ! s’écria-t-elle ; enfin il me comprend ! » 12
135 Mais lui, comme un serpent qu’avec horreur on touche, 12
D’un geste de dégoût s’écartant de sa couche, 12
Et retirant soudain ses membres repliés, 12
La laissa sur le sol se rouler à ses piés, 12
Et, plissant de dédain sa superbe paupière, 12
140 La regarda d’en haut ramper dans la poussière. 12
L’humiliation, l’horreur, l’étonnement, 12
Les frappèrent tous deux de silence un moment, 12
Tel qu’après chaque éclair échappé du nuage 12
Un silence interrompt ou précède l’orage ; 12
145 Mais Lakmi, reprenant sa ruse avec ses sens, 12
La première à la fin retrouva des accents, 12
Pour lui baiser les pieds se traînant humble et douce, 12
Comme un chien qui revient au pied qui le repousse : 12
« Je le sais, ô Cédar, le ciel est entre nous ; 12
150 Les mortels ne devraient te parler qu’à genoux. 12
J’aurais dû pour toujours étouffer dans mon âme 12
Cet amour dont un mot a révélé la flamme, 12
Et, comme le charbon dans la main renfermé, 12
Ne découvrir mon cœur qu’en cendre consumé ! 12
155 Et pourtant cet amour dont l’aveu seul t’outrage 12
Involontairement n’est-il pas ton ouvrage ? 12
N’as-tu pas relevé mon front humilié ? 12
N’as-tu pas rassuré mon amour par pitié ? 12
N’as-tu pas approché de ton sein qu’il adore 12
160 Ce cœur où l’étincelle était dormante encore ? 12
C’est toi qui l’allumas de ton souffle de dieu, 12
Est-ce ma faute, ô dis ! si la paille a pris feu ? 12
Si ton divin regard, qui consumerait l’ange, 12
En tombant sur la terre a consumé ma fange ? 12
165 Tout mon crime, ô Cédar ! c’est toi qui l’as commis ! 12
Mais moi, je l’expierai d’un cœur humble et soumis. 12
Frappe-moi ! punis-moi du culte qui m’embrase ! 12
Je bénirai ton pied si c’est lui qui m’écrase ! 12
J’adorerai de toi jusques à ton mépris ! 12
170 Esclave sans espoir, je servirai sans prix ; 12
À quelque abaissement qu’un geste me ravale, 12
Je mettrai mon orgueil à servir ma rivale ! 12
De mes mains, pour tes yeux, j’ornerai ses appas ! 12
Je serai devant toi le tapis de ses pas ! 12
175 Je t’en entretiendrai pour tromper mon attente ; 12
Tu me diras : « Je l’aime », et je serai contente ! 12
Je trouverai ma joie où d’autres ont leurs morts. 12
Mais ne me chasse pas de l’ombre de ton corps ; 12
N’écrase pas du pied ta rampante couleuvre !… 12
180 Laisse-moi de ta fuite en secret ourdir l’œuvre. 12
Ronger comme un lézard les murs de cette tour. 12
Te rendre à la lumière, aux déserts, à l’amour ; 12
Et de tes fers tombés brise après ton esclave. 12
Comme on jette la lime en dépouillant l’entrave !… » 12
185 Le courroux de Cédar à ces pleurs s’amortit. 12
« Sors en paix, pauvre enfant ! » dit-il. Elle sortit… 12
Elle sortit, non pas telle qu’en sa présence 12
La ruse avait courbé sa fausse complaisance, 12
Mais le cœur bouillonnant de cet excès d’affront, 12
190 Précipitant sa marche et redressant le front, 12
Ivre de désespoir, d’amour, de jalousie, 12
En mots entrecoupés semant sa frénésie : 12
« Cet amour refusé, je le déroberai ! 12
Si je tombe… en tes bras du moins je tomberai ! 12
195 Périsse avec Lakmi ce palais qu’elle abhorre ! 12
Nul ne doit échapper au feu qui la dévore. 12
Que ces cruels Titans s’entr’égorgent entre eux ! 12
Que l’enfer montre au ciel leurs mystères affreux ! 12
Que dans ses fondements leur Babel s’engloutisse, 12
200 Pourvu que mon bonheur précède leur supplice ; 12
Et que Lakmi, mêlant sa joie à leur trépas, 12
Emporte dans la mort son rêve entre ses bras ! » 12
Cependant le palais était mouvant d’intrigues, 12
Et Nemphed surveillait de l’œil toutes ces brigues. 12
205 À son regard partout de piéges occupé, 12
Les complots d’Asrafiel n’avaient pas échappé. 12
Il avait attendu que sa ruse plus mûre 12
Découvrît mieux au coup le défaut de l’armure : 12
Il avait reconnu des signes précurseurs, 12
210 Et compris qu’il fallait tomber sans défenseurs, 12
Ou, de ce furieux prévenant la colère, 12
Avant le bras levé lui donner le salaire. 12
Après un court sommeil dans la terreur dormi, 12
Sur ses genoux tremblants il attira Lakmi : 12
215 « Que l’œuf de mon courroux soit couvé dans ton âme, 12
Toi qui du fer vengeur couvres de fleurs la lame ! 12
Belle enfant dont le front masque si bien la mort, 12
Nuage du matin où mon tonnerre dort ! 12
Que ce secret divin meure dans ta poitrine : 12
220 Asrafiel a creusé sous nos pas une mine. 12
Si tu n’étouffes pas la mèche dans sa main, 12
Mon empire et Lakmi seront à lui demain. 12
Serendyb et Znaïm sont des fils de sa trame. 12
À qui donc confier ta vengeance, ô mon âme ! 12
225 Sur ces conspirateurs si je lève le bras, 12
Ma menace impuissante assure mon trépas ; 12
L’arme qu’empruntera ma main contre le traître 12
Contre mon propre sein se tournera peut-être. 12
Dans ce péril suprême il n’est qu’un seul salut 12
230 Te jeter, belle enfant, entre l’œil et le but, 12
Vers l’amour un moment attirer sa pensée, 12
De tes bras faire un piége à cette âme insensée ; 12
Dans l’embûche de mort attirer le lion, 12
Et tuer dans le chef toute rébellion. 12
235 Un de ses fils coupés, la trame entière coule ; 12
Sa force donne seule audace à cette foule. 12
Lui tombé, leur complot est sans âme ; et les dieux 12
Me chercheront en vain un rival dans les cieux. 12
Mon trône raffermi pèsera sur leur tête. 12
240 Vengeance de Nemphed, au signal es-tu prête ? 12
Des venins de l’aspic as-tu rempli ton sein ? 12
Ce soir, pour déguiser mon perfide dessein, 12
J’ai préparé pour eux la plus ardente orgie 12
Dont la voûte du ciel se soit jamais rougie. 12
245 Pour laisser un moment leurs complots respirer, 12
De plaisir inouïs je veux les enivrer. 12
Pendant qu’anéantis dans leurs lourdes extases, 12
Ces monstres de l’ivresse égoutteront les vases, 12
Toi, le front rayonnant de la beauté du ciel, 12
250 Par ta ruse perfide alanguis Asrafiel ; 12
Et du poison subtil que ta main sait dissoudre, 12
Frappe entre deux soupirs son cœur comme la foudre ! 12
J’aurai l’œil à ton œuvre : au cri qu’il jettera, 12
De ma feinte torpeur la foudre jaillira ; 12
255 Ses complices surpris, et se craignant l’un l’autre, 12
Rouleront dans la lie où l’ivresse les vautre. 12
Ces démons écrasés reconnaîtront leur dieu. 12
Laisse-moi ! tu comprends : sois mon tonnerre ! adieu ! » 12
Lakmi, comme un serpent privé, qui des mains glisse, 12
260 De l’infernal dessein feignit d’être complice ; 12
Sur sa lèvre muette elle posa eux doigts. 12
On eût dit que son sein se déchargeait d’un poids ; 12
Du combat des Titans l’épouvantable image 12
D’une secrète joie éclaira son visage. 12
265 Elle sortit soudain ; mais elle n’alla pas 12
Aux piéges de la nuit préparer ses appas, 12
Et, comme une Laïs qui se fie à ses armes, 12
Faire aiguiser par l’art l’aiguillon de ses charmes ; 12
D’un pas dissimulé, négligent et distrait, 12
270 Elle alla rencontrer Asrafiel en secret : 12
« Ô le plus grand des dieux ! roi des cœurs, lui dit-elle, 12
Je suis l’heure du trône, ou ton heure mortelle ! 12
Nemphed cette nuit même a juré ton trépas : 12
Tu devais sur mon cœur le trouver dans mes bras. 12
275 L’imbécile vieillard, qui n’ose te combattre, 12
Par la main d’un enfant avait voulu t’abattre ; 12
Mais dans son piége impur lui-même il se prendra : 12
Oui, l’arme qu’il saisit de lui te défendra. 12
Lakmi, de ta beauté secrètement ravie, 12
280 T’adore, et pour sauver tes jours t’offre sa vie. 12
Tes jours n’ont qu’un soleil, si tu ne le préviens ; 12
Mets dans le crime enfin tes pas devant les siens. 12
Trompe ce vil forfait qu’avec peine il soulève ! 12
Marche pendant qu’il dort ! frappe pendant qu’il rêve ! 12
285 Je m’offre pour guider, pour assurer tes pas : 12
Sois ma vie, Asrafiel ! je serai son trépas ! 12
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Au coup qu’il faut porter dispose tes complices. 12
Que leurs cœurs vigilants se sèvrent de délices. 12
Cette nuit, au moment où le tyran des dieux 12
290 Pour m’ordonner ta mort m’appellera des yeux, 12
Foudroyé du poison préparé pour toi-même, 12
La pâleur de la mort sera son diadème. 12
Son cadavre à tes pieds tombera devant toi ! 12
Silence ! audace ! amour ! un enfant t’a fait roi !… » 12
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
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295 Asrafiel, étonné, la vit fuir sans attendre 12
Le mot qu’à son regard l’effroi semblait suspendre : 12
« Insidieux serpent ! reptile impur ! dit-il ; 12
Poignard empoisonné dont la ruse est le fil ! 12
Traîtresse qui faillis entre les mains d’un traître ! 12
300 Ver qui pique le cœur ! chienne qui mord son maître ! 12
Oui, je te laisserai de ton infâme dard 12
Vibrer tous les poisons qui sont dans ton regard ; 12
Rampe pour moi, serpent qui dans mes pieds s’enlace ; 12
Au trône où je prétends conduis-moi, fais-moi place ! 12
305 Mais ne crois pas, perfide, y monter sur mes pas : 12
Toi seule y monteras, femme aux divins appas ! 12
De toutes ces grandeurs que ce beau jour m’apprête, 12
Une femme sera la plus chère conquête ! 12
Ses bras seront mon trône, et toi mon marchepied ! 12
310 Oui, je t’aplatirai, vil scorpion, sous mon pied ! 12
Et comme le frelon sur le miel qu’il exprime, 12
Va, je veux en montant t’écraser sur ton crime ! » 12
Mais Lakmi, déjà loin et sans penser à lui, 12
La rage dans le cœur, dans la foule avait fui. 12
315 Auprès de Daïdha, furtivement conduite, 12
Dans ce palais des pleurs en secret introduite, 12
L’amante infortunée était devant ses yeux. 12
Transformant à son gré son front insidieux, 12
Lakmi la contemplait, sans dire une parole, 12
320 De ce regard de sœur qui plonge et qui console ; 12
Et, donnant à sa lèvre un doux pli de pitié, 12
Semblait de cette peine aspirer la moitié. 12
À ses chers orphelins, à son époux ravie, 12
Mais dans un lieu céleste en déesse servie, 12
325 Daïdha n’était plus la naïve beauté 12
Dont les longs cheveux noirs paraient la chasteté. 12
De ses membres captifs magnifiques entraves, 12
L’or, la soie et l’argent, tissés par des esclaves, 12
En plis voluptueux répandus sur son corps, 12
330 De ses pieds embaumés venaient baiser les bords. 12
Des ondes de saphirs, de perles et de pierres, 12
Ruisselaient de sa tête en splendides rivières, 12
Et semblaient, de son teint relevant la pâleur, 12
Une dérision au front de la douleur. 12
335 On eût dit une iris sans soleil ni rosée, 12
Et se fanant dans l’or où la main l’a posée. 12
La veille desséchait ses membres amaigris ; 12
De livides sillons tachaient ses traits flétris ; 12
Sur sa joue, où la rose avait éteint ses charmes, 12
340 Deux rides indiquaient le lit séché des larmes, 12
Comme l’herbe abattue et le gazon foulé 12
Montrent à nu la place où la source a coulé. 12
Son regard fixe et froid s’attachait au visage 12
Comme un œil qui voit tout à travers un nuage. 12
345 Ses lèvres, qu’agitait un vif tressaillement, 12
Des paroles sans sons avaient le mouvement. 12
À l’ombre de Lakmi, sous son regard venue, 12
Son œil interrogeait la figure inconnue, 12
Et Lakmi, prolongeant son angoisse à dessein, 12
350 Entendait son cœur battre et bondir dans son sein. 12
Enfin d’un faux accent couvrant sa joie amère : 12
« Pauvre femme, dit-elle, hélas ! et pauvre mère !… » 12
Sans distinguer des mots l’accent double et moqueur, 12
À ces mots Daïdha sentit fondre son cœur. 12
355 Elle tendit les bras vers la fourbe cruelle : 12
« Oh ! vous me plaignez donc, vous du moins ! cria-t-elle ; 12
Vous avez donc une âme, une bouche, une voix ! 12
Vous n’êtes pas de fer comme ceux que je vois, 12
Vous ne garderez pas cet odieux silence ! 12
360 Oh ! oui, tant de beauté, de candeur et d’enfance, 12
Ne peut servir de masque à des projets hideux. 12
Que font-ils ? où sont-ils ? oh ! vous, parlez-moi d’eux ! 12
Cédar !… mes deux agneaux ?… Eux ?… lui ? quelle mamelle 12
Leur distille le lait ?… N’est-ce pas qu’il m’appelle ?… 12
365 N’est-ce pas qu’ils sont beaux ?… Ah ! parlez à la fois, 12
Parlez-moi d’eux… de lui ! » L’ardeur coupa sa voix, 12
Elle colla sa bouche aux mains de sa rivale. 12
Lakmi d’émotion mordit sa lèvre pâle : 12
« Pauvre femme ! dit-elle, oh ! oui, je les ai vus, 12
370 Lui, des géants esclave ! eux, altérés et nus ! 12
– Esclave ! s’écria la malheureuse femme ; 12
Esclave ! lui le dieu du monde et de mon âme ! 12
Esclave ! lui dont l’œil eût foudroyé des dieux !… 12
Quoi ! vous les avez vus ? quoi ! vus, touchés des yeux, 12
375 Ces cygnes sans duvet qu’échauffait mon aisselle ? 12
Ils avaient froid et soif ? pas même une gazelle ! 12
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Vos femmes leur ont donc refusé leurs genoux ? 12
N’ont-elles point de lait dans leur sein comme nous ? 12
Oh ! pour nourrir d’amour ces fruits de mes entrailles, 12
380 Tout le mien coulerait à travers ces murailles ! 12
Oh ! portez, portez-leur mon sang pour les nourrir ! 12
Monstres ! laisserez-vous ces deux anges mourir ? » 12
Lakmi sentit son cœur au cri de la nature : 12
« Ils ne périront pas faute de nourriture, 12
385 Dit-elle ; tous les jours, les entendant pleurer, 12
Quelque mère en secret vient les désaltérer, 12
Et, d’un reste de lait assouvissant leur bouche, 12
Les soulève du sol et sur ses bras les couche. 12
– Du sol ? cria la mère en se levant debout ; 12
390 Du sol dur et glacé ? dites ! dites-moi tout ! 12
Quoi ! sur la terre nue ils ont jeté leurs membres ! 12
Quoi ! pas même sous eux les tapis de ces chambres ! 12
Quoi ! ces corps délicats dans mes bras amollis, 12
Que de mon sein de mère auraient froissés les plis, 12
395 Sont à sans vêtements sur le sable ou le marbre, 12
Comme des passereaux tombés du nid sous l’arbre ! 12
Nul duvet n’attiédit leur tendre nudité ! 12
— Hélas ! non, dit Lakmi. — Monstres de cruauté ! 12
Hommes dont la malice assassine les anges ! 12
400 Eh bien, de ces cheveux je leur ferai des langes ! 12
Oh ! ne résistez pas au dernier de mes vœux ! 12
Vous, enfant ! faites-leur un lit de mes cheveux : 12
Étendez sous les corps de ce tendre et beau couple 12
De mon front dépouillé ce duvet long et souple ; 12
405 Couvrez leur blanche peau de ces anneaux coupés ; 12
Je les ai si souvent de même enveloppés ! 12
Dans ces réseaux flottants qu’ouvraient leurs mains jumelles, 12
Ils se sont tant de fois assoupis sous mes ailes ! 12
Avec ces noirs anneaux qu’ils cherchaient a nouer, 12
410 Oh ! j’aimais tant à voir leurs doigts de lait jouer ! 12
Ils en reconnaîtront l’odeur, douce chimère ! 12
Ils se croiront encor sur le sein de leur mère ! » 12
Tout en parlant ainsi, sous le fil des ciseaux 12
Ses beaux cheveux coupés tombaient en longs réseaux ; 12
415 Les ondes sous ses pieds s’accumulaient en foule, 12
Comme les plis montants d’une robe qui coule. 12
Quand ils furent montés jusqu’à ses deux genoux, 12
Sur les bras de Lakmi les amoncelant tous : 12
« Oh ! prenez, lui dit-elle, et portez, portez vite ! 12
420 Portez-les encor chauds de ce front qui les quitte ! 12
Laissez sur votre main mes lèvres se poser, 12
Et revenez bientôt me rendre leur baiser ! » 12
Lakmi, les bras chargés de l’ondoyante soie, 12
Sortit en déguisant son infernale joie, 12
425 Regagna son palais, et loin de tous les yeux 12
Cacha dans ses atours ce dépôt précieux. 12
Mais à peine avait-elle enfermé sa parure, 12
Que, pressant les moments qu’un seul soleil mesure, 12
Et des géants trompés déroutant le coup d’œil, 12
430 Du cachot de Cédar elle touchait le seuil. 12
Humble et douce à ses pieds comme un tigre elle rampe. 12
« Ô toi pour qui mon cœur veille comme une lampe, 12
Cédar ! ô le plus beau des songes de Lakmi ! 12
Toi que j’adore en dieu sous ce doux nom d’ami ! 12
435 Relève enfin ce front courbé sous l’infortune, 12
Et bénis une fois ma tendresse importune ! 12
De tes membres sacrés l’esclavage est fini. 12
Demain, à Daïdha par mes soins réuni, 12
Le soleil te verra libre, et prenant ta course 12
440 Vers ces monts, fils du ciel, remonter à ta source ! 12
» Ne perdons pas le jour en trop longs entretiens ; 12
Ne m’interroge pas, mais écoute et retiens : 12
Dans Balbek cette nuit un grand complot se trame. 12
Nemphed assassiné commencera le drame. 12
445 Sa mort mettra le glaive aux mains de nos tyrans, 12
Leur sang empoisonné coulera par torrents ; 12
L’incendie à grands plis baignera ces murailles, 12
Tous les dieux prendront part aux sanglantes batailles, 12
Et, montant pour combattre aux sommets de leurs tours, 12
450 Laisseront sans gardiens ces ténébreux détours. 12
Dans la confusion de l’horrible mêlée ; 12
Une porte de fer, dans le granit scellée, 12
Restera, pour ta fuite, ouverte sous ces murs ; 12
Une esclave voilée, aux pas discrets et sûrs, 12
455 Au signal convenu t’y tracera ta route : 12
Quand tes pieds de la porte auront franchi la voûte, 12
Sous un bois de cyprès que tu traverseras 12
L’esclave remettra Daïdha dans tes bras. 12
Fuis comme le coursier que le tigre relance ; 12
460 Ton salut tout entier dépend de ton silence. 12
Fuis tant que le fardeau serré contre ton cœur 12
N’aura pas pour ta course épuisé ta vigueur. 12
Tu ne t’arrêteras qu’une heure avant l’aurore, 12
Vers un détour du fleuve, au pied d’un sycomore. 12
465 Là, sûr de ton trésor, tu le déposeras, 12
Et toujours sans parler, assis, tu m’attendras. 12
Avant qu’au firmament le jour commence à poindre, 12
Avec tes deux jumeaux je viendrai t’y rejoindre. 12
Ton bonheur tout entier se pressera sur toi. 12
470 Nous fuirons, nous fuirons ensemble, elle, eux et moi. 12
Si vous voulez encor que Lakmi puisse vivre, 12
Votre heureuse pitié me laissera vous suivre ; 12
Ou tu me diras : « Meurs » ; et tu m’étoufferas 12
Comme ce pauvre chien étouffé dans tes bras ! 12
475 Adieu, l’heure suit l’heure, et le temps nous dévore. 12
Tu me remercias au pied du sycomore. » 12
Elle dit, et jetant une lime à sa main, 12
Elle lui fit un signe, il comprit : « À demain ! » 12
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