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LAM_9/LAM160
Alphonse de LAMARTINE
LA CHUTE D’UN ANGE
1838
DIXIÈME VISION
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Quand le maître des dieux sur l’homme et sur la femme 12
Dans un premier regard eut assouvi son âme, 12
Les bourreaux prosternés racontèrent comment 12
La mort, éclair vengeur tombé du firmament, 12
5 Avait exécuté leurs volontés suprêmes, 12
Pulvérisé l’impie et puni ses blasphèmes ; 12
Comment ce nid obscur de malédiction, 12
D’où sortait le murmure et la sédition, 12
Avait vu dévorer en cendre par les flammes 12
10 Ce livre empoisonneur qui fascinait les âmes ; 12
Comment, de cette grotte hôtes mystérieux, 12
Ces deux beaux étrangers avaient ravi leurs yeux, 12
Et comment, transportés dans la barque céleste, 12
Ils attendaient, soumis, leur destin d’un seul geste. 12
15 Au récit de la mort du traître Adonaï, 12
Voyant du souverain le front épanoui 12
S’éclairer comme un mont qui surgit d’un nuage, 12
Les bourreaux, d’un tel crime imaginant le gage, 12
Savouraient dans leurs cœurs leur sublime forfait, 12
20 Et d’avance au service égalaient le bienfait. 12
« Ministres courageux des divines colères, 12
Dit Nemphed, recevez vos trop justes salaires. 12
En leur jetant ces mots, de son pied soulevé, 12
De cinq coups convulsifs il frappe le pavé. 12
25 Au terrible signal qu’un sourd écho répète, 12
Sortent en se courbant, d’une trappe secrète, 12
Cinq colosses humains, exécuteurs cachés, 12
Monstres dressés au sang, par le sang alléchés, 12
Dont la langue arrachée assure le silence. 12
30 Un fer nud à la main, chacun des cinq s’élance 12
Sur un des cinq géants de l’esquif descendus 12
Le fer plonge cinq fois dans leurs cœurs confondus ; 12
Le blasphème à la bouche, ils roulent sur les dalles 12
Aux pieds du roi des dieux, qui sourit de leurs râles ; 12
35 Leur âme sous ses yeux s’échappe en lacs de sang ; 12
Il joue avec l’orteil dans ce flot rougissant, 12
Comme au bard du ruisseau, sur la grève qui fume, 12
Un pied d’enfant distrait badine avec l’écume. 12
Et, quand toute leur veine a coulé de leur sein, 12
40 Les froids exécuteurs de son secret dessein, 12
Dans la mare de pourpre où leurs larges pieds glissent, 12
Prenant les corps sanglants, sans que leurs fronts pâlissent, 12
L’un par les longs cheveux et l’autre par les piés, 12
Comme on lance une roche aux gouffres effrayés, 12
45 Du gigantesque effort que l’élan leur imprime 12
Par-dessus les créneaux les jettent dans l’abîme… 12
Du faîte de la tour, qui leur brise le front, 12
On voit s’entre-choquer les membres et le tronc. 12
« Maintenant, dit Nemphed, qu’ils parlent à la terre !… 12
50 La mort seule et la nuit connaîtront ce mystère. 12
Célestes confidents de mon sacré pouvoir, 12
Qui pouvez seuls ici tout entendre et tout voir, 12
Que ces secrets divins meurent dans vos pensées 12
Par l’empire des cieux déjà récompensées ! 12
55 Nos fourbes ont conquis ce pouvoir incertain, 12
Que la nuit rarement transmet jusqu’au matin 12
Par nos complicités habilement tramées, 12
Sur les âmes des dieux soumises ou charmées 12
— Prolongeons à jamais ce suprême ascendant ! 12
60 De leurs séditions calmons le flot grondant ! 12
Le trône veut sans fin qu’on trompe ou qu’on opprime : 12
Malheur à qui s’arrête un seul jour dans le crime ! 12
Un plus hardi l’atteint aux périlleux sommets. 12
Que nos forfaits unis ne sommeillent jamais, 12
65 Et que la tyrannie d’en haut jamais ne s’use : 12
Le prestige des forts, c’est le crime et la ruse ! 12
Si d’un crime plus grand un autre est l’inventeur, 12
L’empire nous échappe et passe à son auteur !… 12
« Adonaï n’est plus ; le peuple qui sommeille 12
70 N’entendra plus d’en bas la voix qui le réveille. 12
Voyez, j’ai fait le crime, et j’ai coupé la main ! 12
De l’enfer et du ciel chef-d’œuvre surhumain, 12
Le hasard m’a livré ces belles créatures 12
Dont la perfection fait honte à nos natures ; 12
75 Instruments de plaisir et de séduction, 12
J’ai des moyens nouveaux de domination ; 12
J’ai des projets sur eux qui ne font que d’éclore… 12
Ils m’ont frappé l’esprit ainsi qu’un météore. 12
Allez, laissez-moi seul de mon vague dessein 12
80 Couver sous le secret les ombres dans mon sein ; 12
Et vous, allez jouir des célestes délices 12
Que ma main vous assure au prix de leurs supplices ! » 12
Puis, montrant aux muets par son doigt gouvernés 12
Les deux jeunes amants sur le marbre enchaînés : 12
85 « Emportez, leur dit-il, au palais des esclaves 12
Ce jeune enfant des bois rivé dans ses entraves ; 12
Qu’on prépare son corps avec précaution 12
A subir des muets la mutilation. » 12
Puis touchant les jumeaux du pied : Qu’on les éloigne ! 12
90 Dit-il, et de son lait qu’une esclave les soigne. 12
Qu’ils boivent quelques jours la vie avant la mort ! 12
Ma sagesse, plus tard, pariera sur leur sort. 12
Quant à cette beauté qui les baigne de larmes, 12
Portez-la comme un dieu sans regarder ses charmes ; 12
95 Mes regards l’ont choisie au milieu du troupeau : 12
Qu’on rompe les liens qui froisseraient sa peau ! 12
Que l’huile de la menthe et les larmes de l’ambre 12
En rosée odorante inondent chaque membre ; 12
Qu’on égoutte les fleurs pour composer son bain ; 12
100 Que le lait soit son eau, que le miel soit son pain, 12
Et que sur ses tapis elle n’ait pour entraves 12
Que les bras complaisants de vingt belles esclaves ! » 12
Il dit. Obéissant à ces accents sacrés, 12
Et de la tour sonore inondant les degrés, 12
105 Les esclaves courbés accomplissent son ordre. 12
En vain de Daïdha l’on voit les bras se tordre ; 12
En vain sa voix brisée invoque son amant : 12
Le rire répond seul à son gémissement. 12
Aux angoisses du cœur de la charmante proie, 12
110 Aux soubresauts du sein sous les ondes de soie, 12
Aux palpitations de ses muscles souffrants, 12
Nul signe de pitié n’attendrit ses tyrans. 12
Des grâces du supplice ils repaissent leur vue, 12
Comme si cette femme était une statue. 12
115 Nemphed, par ce spectacle et ces cris fasciné, 12
La suit jusqu’au palais aux reines destiné. 12
Il détache à regret ses yeux de ce visage ; 12
Puis, le front tout rêveur et chargé d’un nuage, 12
Faisant pâlir de loin ses ministres tremblants, 12
120 Sous ses portiques d’or il s’enfonce à pas lents ; 12
Et le front dans les mains, terrible et sombre geste, 12
Il s’assied au banquet sur le trône céleste. 12
Or, au bruit de ces voix, aux vapeurs de l’encens, 12
Quelle distraction assombrissait ses sens ? 12
125 Aux éclats de plaisir des immortels convives, 12
Que roulaient dans son front ses deux tempes pensives ? 12
De ce nuage obscur quel éclair sortirait ?… 12
Nemphed de sa pensée avait seul le secret. 12
Adopté par les dieux dès sa première enfance, 12
130 Sans mère, sans amour et sans reconnaissance, 12
Dans l’intrigue des cours dès ce jour renfermé, 12
Nul sentiment humain en lui n’avait germé. 12
Son âme sans attraits n’était qu’intelligence ; 12
Ses passions, orgueil, ambition, vengeance : 12
135 Monter était pour lui l’univers tout entier, 12
Quel que fût sous ses pas l’abîme ou le sentier ; 12
Et comme il avait vu, dans les célestes luttes, 12
Que les grands pas étaient suivis de grandes chutes, 12
Pour gravir du pouvoir le sommet escarpé, 12
140 Sa sourde ambition dans l’ombre avait rampé ; 12
Pour briser tout obstacle à sa fourbe sublime, 12
Sa main au lieu du glaive avait saisi la lime ; 12
Soumettant à tout prix son orgueil débouté, 12
De bassesse en bassesse il avait tant monté, 12
145 Il avait tant flatté les vanités pressées, 12
Avait tant infiltré sous terre ses pensées, 12
Tant servi, tant trahi de maîtres couronnés, 12
Pour des maîtres futurs d’avance abandonnés ; 12
Il avait tant flairé sur des ondes limpides 12
150 Du vent encor dormant les invisibles rides, 12
De tant de dieux rivaux soufflé les passions, 12
Et tant vu remuer de flux de factions, 12
Qu’à chaque mouvement de la vivante houle 12
Un flot l’avait d’en bas soulevé dans la foule, 12
155 Laissé tomber, repris, laissé, repris cent fois, 12
Jeté comme une écume au piédestal des rois ! 12
Nul sentiment humain, battant dans sa poitrine, 12
N’avait fait dans sa marche hésiter sa doctrine, 12
Dans son chemin couvert pitié ni repentir 12
160 N’avait pu seulement d’un pas le ralentir. 12
Pour l’ami renversé, sans regard et sans honte, 12
L’homme n’était pour lui qu’un échelon qu’on monte, 12
Dont on repousse, après, le corps avec mépris. 12
Les hauteurs du pouvoir sont faites de débris. 12
165 Il riait dans son cœur de l’imbécile foule 12
Qui s’arrête à compter les corps morts qu’elle foule : 12
« Quand au faîte escarpé l’on dirige ses pas, 12
Malheur, se disait-il, à qui regarde en bas ! » 12
C’est ainsi que, planant sur sa caste insensée 12
170 De toute la hauteur de sa froide pensée, 12
Jusqu’au trône céleste il s’était élevé. 12
Tel un miasme impur des marais soulevé, 12
Traînant sur les bas lieux sa masse infecte et sombre, 12
De la fange exhalé croupit longtemps dans l’ombre, 12
175 Puis de ce vil niveau par degrés s’élevant, 12
Salit de ses lambeaux les ailes de tout vent, 12
Et, dans le ciel enfin, éclatant météore, 12
Y fait briller sa boue à l’égal d’une aurore ! 12
Maintenant sur le faîte, et l’abîme à ses piés, 12
180 Il n’osait le sonder de ses yeux effrayés, 12
Et, pour y résister au vent qui le secoue, 12
Il rampait sur le trône ainsi que dans la boue. 12
Son empire n’était qu’une ondulation 12
Entre les chefs déçus de chaque faction ; 12
185 Et, sur ce lac bouillant de sa ruine avide, 12
Il vivait de terreur suspendu sur le vide ! 12
Mais, bien qu’il renfermât sa pensée en dedans, 12
Sa domination voulait des confidents : 12
Ministres corrupteurs d’infernales intrigues, 12
190 Pour épier les cœurs et déjouer les brigues, 12
Pour lire sur les fronts et sonder le terrain ; 12
Pour serrer tour à tour ou ramollir le frein, 12
Pour garder de complot la fortune du maître, 12
Sa coupe de poison et son sommeil de traître, 12
195 Des dieux inférieurs à sa grandeur vendus, 12
De ses nuits, de ses jours, compagnons assidus, 12
Fils secrets et brisés de sa sanglante trame, 12
Entraient dans sa pensée et surprenaient son âme. 12
C’est par eux qu’il tenait sous d’habiles niveaux 12
200 Les partis endormis l’un de l’autre rivaux. 12
Son règne entre les dieux ajournait seul la lutte ; 12
Même en les grandissant, il retardait sa chute. 12
Sabher, Azem, Akil, Serendyb, Asrafiel, 12
Étaient les confidents des hauts secrets du ciel ; 12
205 Chacun, feignant l’amour pour le tyran suprême, 12
Dans ce chef méprisé n’adorait que soi-même, 12
Épiant le moment de le précipiter 12
Du faîte où leur dédain l’avait laissé monter ; 12
Et lui, lisant du cœur la haine dans leurs âmes, 12
210 Les tenait sous sa main comme un glaive à deux lames. 12
Qui défend la poitrine et blesse en défendant. 12
Son cœur dans un seul cœur se fiait cependant ; 12
C’était un cœur de femme encore enfant, ravie 12
À sa mère inconnue en venant à la vie, 12
215 Fruit vert que flétrissait une injuste oppression. 12
Mais, bien moins pour l’amour que pour l’ambition, 12
Nemphed, déjà glacé par les neiges de l’âge, 12
L’avait soustraite jeune au banal esclavage, 12
Pour sa débile main préparée en appui, 12
220 Et jusqu’au rang suprême emportée avec lui. 12
Son nom était Lakmi. Sous sa douzième année 12
Sa joue était déjà légèrement fanée ; 12
Car le miasme impur de cet air infecté, 12
Avant qu’elle eût fleuri, pâlissait la beauté. 12
225 Mais à la majesté de sa taille élevée, 12
À la splendeur des traits sur cette âme gravée, 12
Au marbre de sa peau sous les parfums poli, 12
À sa lèvre où l’orgueil naissant traçait son pli, 12
Au tissu transparent de chevelure noire 12
230 Qui de l’épaule à nu laissait briller la moire, 12
À l’ovale élargi de ses grands yeux de jais, 12
D’où son âme en s’ouvrant illuminait ses traits, 12
On voyait qu’une grande et puissante nature 12
Avait marqué d’un sceau la noble créature, 12
235 Et qu’un germe d’amour l’accomplirait plus tard, 12
Si l’homme ne l’avait brûlée à son regard ! 12
Mais Nemphed sous son souffle avait flétri la rose, 12
Avant que du printemps la feuille fût éclose : 12
Dans la corruption d’un soleil trop hâté 12
240 Il avait fait mûrir son âme et sa beauté, 12
Et, pressé d’en tirer un infernal usage, 12
Il avait perverti lui-même son ouvrage ; 12
Il avait détaché ce cœur de tout lien, 12
Pour l’arracher de terre et l’enchaîner au sien, 12
245 Et, de tous ses forfaits instrument ou complice, 12
Lui faire partager sa gloire ou son supplice. 12
Il l’avait enlacée, elle aux membres de lait, 12
À ses membres vieillis, ainsi qu’un bracelet 12
Que rive à l’avant-bras la vierge de l’Asie, 12
250 Et qu’on n’arrache plus du corps qu’avec la vie. 12
Non que son cœur stérile aimât la tendre enfant 12
Que son souffle tuait tout en la réchauffant ; 12
Mais il avait besoin, pour mieux filer sa trame, 12
De se l’incorporer en se vouant son âme : 12
255 Elle était le lézard espion du serpent, 12
Qui devance au soleil le reptile rampant ; 12
Le chacal que le tigre en avant-garde lance ; 12
L’appât que le pêcheur sur les ondes balance ; 12
L’aspic au dard de feu, sur soi-même endormi, 12
260 Que sur les bords du Nil un perfide ennemi 12
Glisse dans la corbeille et cache sous la rose, 12
Pour distiller la mort à la main qui s’y pose ! 12
Dès ses jours innocents pervertie à dessein, 12
Lui-même avait versé le poison dans son sein 12
265 Comme on élève une âme à la chaste innocence, 12
À la perversité façonnant son enfance, 12
Il avait renversé par cet art infernal 12
Dans ce cœur tout à lui le vrai, le bien, le mal, 12
Donné d’une vertu le nom à chaque vice, 12
270 À la sincérité préféré l’artifice, 12
L’audace à la pudeur, la haine à l’amitié, 12
La cruauté railleuse à la tendre pitié ; 12
Et selon que l’enfant, de poison allaitée, 12
De malice et de crime était plus infectée, 12
275 L’instruisant par degrés de forfait en forfait, 12
Il la récompensait du mal qu’elle avait fait ; 12
Et pour horrible prix de cette horrible escrime, 12
Il lui donnait la joie avec l’orgueil du crime !… 12
Mais le dernier degré de cette instruction 12
280 Était l’œuvre accompli : dissimulation. 12
Aussi l’âme enfantine à cet air exposée, 12
Humant l’odeur du sang au lieu de la rosée, 12
Par émulation torturant ses penchants, 12
Couvrait d’un front naïf l’astuce des méchants : 12
285 De génie et de grâce également douée, 12
Belle, tendre, pensive, et pourtant enjouée, 12
Savante en tous ces arts dont la corruption 12
S’efforçait d’exalter l’ardente passion, 12
À trouver dans les mots de si brillants symboles 12
290 Que la nature vit et sent dans les paroles, 12
À composer, des sucs exprimés par ses mains, 12
Des philtres qui versaient des songes surhumains, 12
À simuler du geste ou l’amour ou la haine 12
Qu’écrit la passion sur la figure humaine, 12
295 À passer à son gré du rire faux aux pleurs, 12
À nouer ses cheveux en y tressant des fleurs, 12
À donner au contact de ses lèvres errantes 12
L’odeur et le frisson des brises enivrantes, 12
À fasciner tout œil tombé dans son regard, 12
300 À remuer le cœur, même au sein du vieillard. 12
Nemphed, qui de ces dons décorait son ouvrage, 12
Les faisait servir tous à son infâme usage. 12
Bien qu’il fît son jouet de cet être charmant, 12
Ce jouet dans ses mains était un instrument, 12
305 Instrument de forfaits, dont la grâce et l’enfance 12
Écartaient de l’esprit jusqu’à la défiance. 12
C’est Lakmi qui semait, par de rusés discours, 12
La discorde et l’envie, atmosphère des cours ; 12
Qui fomentait la haine et soufflait les cabales 12
310 Pour nouer ou briser des intrigues rivales. 12
C’est elle qui, sous l’air d’un enfant indiscret, 12
Laissait comme échapper de son cœur un secret ; 12
Secret qui, du tyran servant l’hypocrisie, 12
Déroutait des rivaux la sombre jalousie, 12
315 Et, détournant leurs yeux vers quelque faux dessein, 12
Au véritable coup leur découvrait le sein. 12
C’est elle qui, des cœurs épiant les ivresses, 12
Leur surprenait un mot fuyant sous des caresses, 12
Et, comme une tisseuse au doigt sûr et subtil, 12
320 Du seul bout de la trame ourdissait tout le fil ; 12
Elle qui, préparant le piége où l’on trébuche, 12
Attirait en riant la victime à l’embûche, 12
Tandis que le poignard dans l’ombre suspendu 12
La frappait, sans briller, d’un coup inattendu ; 12
325 Elle qui, consommant des cruautés plus lentes, 12
Savait broyer la mort dans le venin des plantes, 12
Cacher entre ses dents l’imperceptible dard 12
Qui d’un trépas soudain étonnait le regard : 12
Car, dans ce noir palais de ruse et de malice, 12
330 Toute lèvre en buvant soupçonnait le calice ; 12
Et pour verser la mort il fallait, ô stupeur ! 12
Qu’un enfant venimeux la lançât dans le cœur. 12
Par l’orgueil, et par l’or, et par mille délices, 12
Nemphed récompensait ces ténébreux services : 12
335 Elle jouait en reine avec le sceptre d’or, 12
Puisait, à son désir, dans le divin trésor, 12
Attachait à son front le sacré diadème, 12
Ou passait à son doigt l’anneau, signe suprême, 12
Et dont le seul aspect, du souverain des dieux 12
340 Faisait exécuter l’ordre silencieux. 12
Dans un palais touchant aux célestes demeures, 12
Cent esclaves choisis lui variaient les heures : 12
Les uns sous ses regards faisaient germer les fleurs, 12
Pour revêtir le sol de suaves couleurs ; 12
345 Les autres, de l’air même humectant les haleines, 12
Vidaient et transvasaient les urnes toujours pleines, 12
Ou, des arbres trempés agitant les rameaux, 12
Donnaient au vent le froid et la senteur des eaux ; 12
Ceux-là faisaient pleuvoir, d’arcades en arcades, 12
350 Sur les gazons perlés l’écume des cascades ; 12
Ceux-ci lui mariaient, au caprice des sens, 12
Les saveurs du festin tout embaumé d’encens ; 12
D’autres, pour la porter dans ses célestes chambres, 12
En corbeille animée assouplissaient leurs membres, 12
355 De peur que sous le poids de son corps étendu 12
Le muscle de leurs bras n’eût un pli défendu. 12
Lakmi multipliait, fidèle à la coutume, 12
L’éclat de sa beauté par l’éclat du costume, 12
Et dans des yeux ravis longuement s’admirait 12
360 En face du cristal où flottait son portrait ; 12
Non que l’enivrement qu’elle avait d’elle-même 12
Fût ce besoin secret de charmer ce qu’on aime, 12
Mais ce besoin jaloux d’écraser d’un coup d’œil 12
Des rivales beautés la malice et l’orgueil. 12
365 Elle sortait de là séduisante et rieuse ; 12
Éblouissant d’attraits la foule curieuse. 12
Abeille matinale à butiner son thym, 12
Couvrant son cœur profond d’un visage enfantin, 12
Elle errait à son gré dans ce palais des vices, 12
370 Pour prendre tous les cœurs à ses vils artifices. 12
Tantôt elle tendait l’astucieux filet 12
De ses ruses de femme aux sens qu’elle troublait ; 12
Dans les cœurs alléchés semait les espérances, 12
Affectait des penchants, montrait des préférences, 12
375 Jetait ces demi-mots dont le sens fait rêver, 12
Par ses adorateurs les laissait achever. 12
Tantôt, dans les accès d’un abandon folâtre, 12
Se donnant en spectacle à la foule idolâtre, 12
Par la danse ou le son du luth mélodieux 12
380 Elle enchantait l’oreille et captivait les yeux ; 12
Âme parmi ces corps, sa vive intelligence 12
Dominait les instincts de cette vile engeance. 12
Le sourire hébété l’applaudissait toujours. 12
Tantôt s’interrompant par quelques fous discours, 12
385 Comme un enfant distrait qu’un vol de mouche entraîne, 12
Déposant, pour jouer, la majesté de reine, 12
Aux regards étonnés des femmes, des géants. 12
Elle allait se mêler aux plaisirs des enfants, 12
Se laissait défier aux luttes et aux courses, 12
390 Jouait avec le sable ou l’écume des sources, 12
Trempait comme eux ses pieds, et de ses vêtements 12
Semait sur les gazons l’or et les diamants ; 12
Comme si de ses jeux la présence et l’image 12
L’arrachaient à son rang et lui rendaient son âge ! 12
395 Aussi toutes les voix partout la demandaient ; 12
Tous les fronts à ses yeux, sombres, se déridaient. 12
Sous la fausse couleur dont il gardait, l’empreinte, 12
Le sien à force d’art écartait toute crainte. 12
On oubliait, auprès de cet être charmant, 12
400 Que l’ombre de Nemphed la couvrait constamment ; 12
On se laissait séduire à sa première vue : 12
Ainsi lorsque la foudre éclate dans la nue, 12
Incendiant la mer de la flamme des cieux, 12
D’enfants assis au bord un groupe insoucieux 12
405 Pour voir ce feu du ciel se penche du rivage, 12
Et joue avec l’éclair qui n’en est que l’image. 12
À ces banquets des dieux, aux pieds du maître assise 12
Comme un oiseau privé, seule elle était admise, 12
Et Nemphed, du pouvoir pour oublier le poids, 12
410 Roulait de ses cheveux les ondes dans ses doigts. 12
Des autres confidents l’astucieuse troupe 12
S’écartait par respect du redoutable groupe ; 12
Ces dieux inférieurs sur les degrés du ciel 12
S’asseyaient à des rangs séparés. Asrafiel, 12
415 Le plus grand, le plus beau de ces Titans célestes, 12
Les dominait du front, du regard et des gestes ; 12
On voyait que la terre avait, en le formant, 12
De la matière en lui prodigué l’élément, 12
Et, du feu des volcans que le tonnerre allume, 12
420 En secouant la torche animé cette écume. 12
La voûte de granit sentait sa pesanteur, 12
Sa taille des piliers égalait la hauteur ; 12
Comme les nœuds du bois qui font renfler l’écorce, 12
Ses muscles au repos articulaient sa force, 12
425 Et sur sa nuque, égale aux nuques de taureau, 12
Au moindre mouvement palpitaient sous la peau. 12
Ses bras nerveux, noués à l’épaule robuste, 12
Sur ses flancs onduleux pendaient le long du buste ; 12
Ses larges pieds posaient au sol comme du plomb ; 12
430 Et ses membres, gardant l’équilibre et l’aplomb 12
Même quand sous un poids penchait son tronc de marbre, 12
Rassuraient le regard et ressemblaient à l’arbre 12
Qui, dans le roc profond sous terre enraciné, 12
Balance aux vents ses bras sur sa base incliné. 12
435 La foule des géants frissonnait à sa vue ; 12
Sa main était l’étau, son poignet la massue ; 12
Le peuple, à qui la force imprime le respect, 12
Le craignait, l’admirait, s’ouvrait à son aspect, 12
Et ne comprenait pas comment ce corps superbe, 12
440 Sous les pieds de Nemphed se courbant comme une herbe, 12
Servait sa perfidie et son ambition, 12
Ni comment le serpent enchaînait le lion. 12
Mais cette force était son âme tout entière ; 12
Ses passions étaient celles de la matière ; 12
445 Un seul doigt remuait ces immenses ressorts : 12
La flamme du plaisir qui couvait dans ce corps. 12
Le front sans profondeur et fuyant en arrière 12
N’ombrageait qu’à demi la saillante paupière ; 12
Le globe de ses yeux, d’un azur pâle et clair, 12
450 Dont la lourde paupière amortissait l’éclair, 12
Bien que vaste et sortant comme à fleur du visage, 12
Semblait toujours trempé d’un humide nuage, 12
Et, regardant à vide à travers ce brouillard, 12
En lui-même jamais ne rentrait son regard. 12
455 Dans ses canaux renflés la sonore narine 12
Aspirait à grands flots le vent dans sa poitrine : 12
Sa joue, où de la flamme ondoyait la couleur, 12
Trahissait de son sang la brutale chaleur ; 12
Dans ses regards perdus, sur ses lèvres épaisses, 12
460 Circulaient les vapeurs de ses lourdes ivresses ; 12
Et sur son sein le poil épais et chevelu 12
Flottait comme la soie aux flancs du bouc velu. 12
L’amour seul d’Asrafiel enflammait l’énergie, 12
Et l’empire pour lui n’eût été que l’orgie. 12
465 Il regardait Lakmi jouant sur les genoux 12
Du souverain des dieux avec un œil jaloux, 12
Et son âme, en secret savourant ses caresses, 12
Se noyait dans ses yeux, s’enchaînait dans ses tresses. 12
À côté d’Asrafiel, mais moins fort et moins grand, 12
470 Le féroce Sabher s’asseyait à son rang ; 12
Sabher, le plus cruel et le plus sanguinaire, 12
De, ces dieux inhumains sous qui tremblait la terre. 12
Bourreau, sa main tuait, mais ne combattait pas ; 12
Ses pères les géants l’appelaient le Trépas. 12
475 Cœur de lièvre au combat, cœur de tigre au carnage ; 12
Sa cruauté sans borne était son seul courage. 12
Nemphed en avait fait son glaive et sa terreur, 12
Et l’on avait pour lui le respect de l’horreur. 12
Des voluptés du meurtre il faisait ses délices, 12
480 Toute sa joie était d’inventer des supplices. 12
Pour savourer le coup prolongeant le tourment, 12
Il ne donnait la mort qu’avec raffinement. 12
Cette panthère humaine en présentait les formes : 12
Ses gigantesques bras étaient longs et difformes ; 12
485 Ses membres disloqués, mal attachés au corps, 12
S’emmanchaient pesamment à son buste distors ; 12
Son cou grêle rentrait dans ses épaules hautes ; 12
Ses flancs, vides de cœur, s’enfonçaient sous ses côtes ; 12
Son front, petit et bas, dégarni de cheveux, 12
490 Remuait agité d’un tremblement nerveux. 12
Sur son œil faux et gris sa paupière ridée, 12
Comme par la clarté du jour intimidée, 12
Se fermant, se rouvrant, sans repos palpitait. 12
Un sourire indécis sur sa bouche flottait, 12
495 Et laissait éclater entre ses lèvres pâles 12
Des dents que séparaient de larges intervalles, 12
Et qui, faisant le bruit d’une bouche qui mord, 12
Semblaient broyer des os comme un tigre qui dort. 12
Le cou tendu, l’œil fixe, et l’oreille dressée, 12
500 Dans les yeux de Nemphed il plongeait sa pensée, 12
Cherchant à pressentir, comme un chien de boucher, 12
Quel sang lui jetterait son vil maître à lécher. 12
Serendyb, après lui, géant pensif et sombre, 12
Qu’une large colonne effaçait sous son ombre, 12
505 Abaissant sur la foule un dédaigneux coup d’œil, 12
Semblait s’envelopper d’un égoïste orgueil. 12
Par le pli du dédain sa lèvre rebroussée 12
Donnait l’air de l’insulte à sa forte pensée. 12
Son œil profond rêvait sous son épais sourcil ; 12
510 Les soucis allongeaient et creusaient son profil ; 12
La morne indifférence éclatait dans ses poses ; 12
Son regard descendait de haut sur toutes choses, 12
Comme le pied superbe et qui ne daigne pas 12
Choisir dans la poussière où s’impriment ses pas. 12
515 Le mépris des humains était son âme entière ; 12
Il ne voyait en eux qu’une vile matière 12
Qu’il fallait façonner à son ambition, 12
Plier, briser, pétrir sous son oppression, 12
Sans prêter plus l’oreille au cri qu’on leur arrache 12
520 Qu’on ne la prête au bois qui gémit sous la hache, 12
Ou qu’en foulant l’argile un stupide potier 12
Ne la prête au limon pétri dans son mortier ! 12
Sans avoir de ce peuple amour, terreur ou haine, 12
C’est sa main qui forgeait et qui rivait sa chaîne. 12
525 Il était l’inventeur des profanations 12
Dont ces Titans scellaient leurs dominations ; 12
C’était lui qui, montrant un infernal génie, 12
Rédigeait savamment l’art de la tyrannie, 12
Et, sous le joug affreux qu’il appesantissait, 12
530 Courbait le front du peuple et l’assujettissait. 12
Segor, Azem, Jéhu, géants aux fronts sinistres, 12
De ce palais maudit courtisans ou ministres, 12
Et chefs inférieurs de sourdes factions, 12
Complétaient cette cour d’abominations. 12
535 D’un vice ou d’un forfait leur horrible visage 12
Dans la laideur des traits répercutait l’image ; 12
Car dans la race impie, où le crime était grand, 12
Sur la scélératesse on mesurait le rang !… 12
Du nocturne banquet la gigantesque salle 12
540 Élevait sur leurs fronts sa voûte colossale ; 12
Les marbres, découpés en rameaux gracieux, 12
Semblaient y soutenir les étoiles des cieux, 12
Et la lune, y glissant comme sur un feuillage, 12
Dans des bassins tremblants y doublait son image. 12
545 À ce grand dôme à jour sous le bleu firmament, 12
À ces eaux qui jouaient dans le marbre écumant, 12
À ces murs entr’ouverts aux brises comme aux ondes, 12
Aux fûts aériens de ces colonnes rondes, 12
Où le vent, circulant comme sous les forêts, 12
550 Apportait des jardins le parfum et le frais, 12
On sentait que ces tours, ces palais de mystère, 12
D’un inutile poids écrasaient cette terre ; 12
Que ces arches de pierre et ces cintres béants 12
N’étaient dans ces climats qu’un luxe de géants ; 12
555 Et que par cette vaine et massive structure 12
Ils avaient par orgueil défié la nature ! 12
Cent colonnes portaient le long entablement ; 12
Mais quand on contemplait l’étrange ameublement, 12
Quand on portait les yeux, du cintre jusqu’aux dalles, 12
560 Sur le luxe effréné de ces murs de scandales, 12
L’âme humaine fuyait sous le dernier affront, 12
Et les cheveux, d’horreur, se dressaient sur le front !… 12
Par des êtres vivants l’impie architecture, 12
Pour enivrer les yeux, remplaçait la sculpture. 12
565 Sur la frise de marbre en foule circulait 12
Un long groupe que l’art mêlait et démêlait : 12
Femmes, enfants, guerriers, combats, plaisirs célestes ; 12
D’autres acteurs changeaient d’attitude, de gestes, 12
D’un long fleuve de vie intarissable cours 12
570 Disparaissant sans cesse et renaissant toujours. 12
Muets comme le marbre, ils glissaient comme l’ombre : 12
Leur ondulation multipliait leur nombre ; 12
Rapetissés à l’œil par leur éloignement, 12
À peine voyait-on leur léger mouvement. 12
575 On eût dit, à les voir animer cette frise, 12
Entre l’être et la mort la matière indécise, 12
Sous l’art surnaturel d’un magique pouvoir, 12
Avant de vivre encor forcée à se mouvoir. 12
Pour supporter le poids de cent mets délectables, 12
580 Les dieux jamais n’usaient de trépieds ni de tables, 12
C’était pour leur orgueil un avilissement 12
Que d’étendre la main vers le nectar fumant : 12
D’esclaves à genoux un admirable groupe 12
Sur leurs bras élevés leur présentant la coupe, 12
585 Avec leurs doigts de neige en corbeilles tressés 12
Imitaient devant eux des trépieds tout dressés, 12
Essuyaient sur le marbre, avec leur chevelure, 12
Du banquet ruisselant la lie ou la souillure, 12
Et, suivant attentifs les mouvements du corps, 12
590 Au niveau de leur lèvre élevaient ces supports. 12
Car ces monstres d’orgueil, enivrés d’esclavage, 12
De leurs membres sacrés ne faisaient nul usage, 12
Craignaient en s’en servant de les prostituer, 12
Et ne levaient jamais leurs bras que pour tuer ! 12
595 Pour leurs goûts dépravés profanant la nature, 12
L’art changeait en forfaits jusqu’à leur nourriture ; 12
Demandant un tribut à tous les éléments, 12
Ils écumaient le sel de tous les aliments. 12
Pour charmer leur festin, tuant par hécatombes, 12
600 La moelle des agneaux, la langue des colombes, 12
Dans ce qui broute, ou nage, ou vole sous le ciel, 12
Ce qui plaît au palais de plus substantiel 12
Composait l’aliment de ces banquets célestes, 12
Et le peuple affamé se jetait sur les restes ; 12
605 La séve qu’on ravit aux rameaux mutilés, 12
Et des baumes en fleurs les parfums distillés, 12
Et les feux du soleil, dont les liquides flammes 12
Des veines du pavot coulent dans les dictames, 12
Mêlés dans leur breuvage aux larmes de l’encens, 12
610 D’une ivresse éternelle incendiaient leurs sens. 12
Disputant ce service aux plus belles esclaves, 12
Et goûtant avec lui les mets les plus suaves, 12
Lakmi servait Nemphed, à ces festins sacrés, 12
De secrets aliments dans l’ombre préparés. 12
615 Le vieillard soupçonneux ne recevait que d’elle 12
Le breuvage effleuré par sa lèvre fidèle. 12
Sur la fin du banquet, quand les sens alourdis 12
D’ivresse et d’aliments paraissaient engourdis, 12
Que les regards distraits et la lèvre rougie 12
620 Semblaient préparer l’âme au comble de l’orgie, 12
Digne délassement de leurs affreux loisirs, 12
Un spectacle effréné variait leurs plaisirs. 12
Ce n’était pas ce jeu, cette feinte torture 12
Où l’art sur le théâtre imite la nature, 12
625 Où le rire et les pleurs, le sang et le poignard, 12
Font frissonner la foule en trompant le regard, 12
Des scènes de la vie ingénieux emblème : 12
Leur spectacle, c’était la nature elle-même, 12
La nature surprise en ses impressions, 12
630 Avec ses cris réels, son sang, ses passions, 12
Ses plus intimes voix sous le coup éclatantes, 12
Et ses fibres à nu devant eux palpitantes ! 12
Le peuple fournissait le drame et les acteurs. 12
Préparant la surprise aux divins spectateurs, 12
635 Un de ces vils tyrans, ourdissant cette trame, 12
Fatiguait sa pensée à composer le drame, 12
Et, choisissant pour scène un meurtre intéressant, 12
Il le faisait jouer sous leurs yeux jusqu’au sang. 12
Pour que l’illusion fût le plaisir suprême, 12
640 Il fallait que l’acteur en fût dupe lui-même, 12
Et, victime ignorant l’artifice odieux, 12
Jouât, sans le savoir, son sang devant les dieux. 12
Mais pour mêler aussi, dans ces scènes infâmes, 12
Aux supplices des corps la torture des âmes, 12
645 Des plaisirs du palais l’ordonnateur brutal 12
Les avait combinés en un drame infernal. 12
Il avait découvert, dans le peuple servile 12
Que ces tyrans sacrés opprimaient dans la ville, 12
Deux amants qui dans l’ombre abritaient leurs beaux jours. 12
650 Un enfant de six mois, doux fruit de leurs amours, 12
Délices de tous deux, extase de la mère, 12
Complétait, en l’ornant, ce bonheur éphémère. 12
De l’asile où leurs sorts se croyaient si cachés, 12
Des bourreaux, le matin, les avaient arrachés : 12
655 Conduits séparément dans l’enceinte céleste, 12
Ils tremblaient l’un pour l’autre ; ils ignoraient le reste ; 12
La terreur et le doute écrasaient leur raison. 12
La scène était la cour d’une sombre prison, 12
Où les géants, du sein de leurs doux lits de roses, 12
660 Pouvaient sans être vus contempler toutes choses. 12
Là, du drame réel les funèbres acteurs 12
Agissaient sans soupçon de l’œil des spectateurs. 12
Ichmé, c’était le nom de la jeune captive, 12
Sur un banc, dans un angle, était toute pensive ; 12
665 Ses yeux, rouges de pleurs, tour à tour regardaient 12
Son enfant endormi, les murs qui la gardaient, 12
Et le pan bleu du ciel où la touchante femme 12
Avec chaque soupir semblait lancer son âme. 12
Tâtonnant les murs froids dans une demi-nuit, 12
670 Inquiète, elle tendait l’oreille au moindre bruit. 12
Tout à coup des pas sourds lui font lever la tête, 12
Quelqu’un monte à la tour et paraît sur le faîte ; 12
Il incline son corps sur l’abîme profond, 12
Et son regard errant semble chercher au fond. 12
675 Un cri part à la fois du sommet, de la base ; 12
Ichmé lève les mains dans une folle extase : 12
C’est Isnel, son amant, c’est son ombre ou c’est lui ; 12
Un éclair de bonheur dans ses larmes a lui ! 12
« Ichmé, murmurait-il, oh ! quel dieu nous rassemble ! 12
680 Quoi ! c’est vous que je vois ? Quoi ! tous les trois ensemble ? 12
Oh ! quelle nuit pourrait m’empêcher de vous voir ? 12
Mais es-tu seule au fond de cet abîme noir ? 12
Nulle oreille des murs ne peut-elle m’entendre, 12
Nul œil nous découvrir, nul piége nous surprendre ? 12
685 — Oh ! parle ! répondait la captive à l’époux, 12
La distance et la nuit sont seules entre nous. 12
Mon cœur abandonné s’élance à ta parole ; 12
Je te tends sur mes bras notre enfant, ton idole : 12
Car sur mon sein tari, qui bat à ton accent, 12
690 Il a souri de joie en te reconnaissant. 12
De mon cachot obscur par une porte ouverte 12
J’ai traîné mes pieds nus dans cette cour déserte, 12
Pour faire respirer à notre pauvre enfant 12
L’air qui tombe des nuits ici moins étouffant. 12
695 Nul pas n’y retentit et nulle voix humaine ; 12
Mon oreille n’entend rien que la rude haleine 12
Des lions enchaînés dans ces antres obscurs, 12
Dont les rugissements font frissonner les murs ! 12
— Ô moelle de mes os, quel tourment ! quelle joie ! 12
700 Sans pouvoir vous sauver, faut-il que je vous voie ? 12
Comme cette hirondelle au nid de son amour, 12
Que ne peux-tu monter au sommet de ma tour ? 12
J’en parcours librement la haute plate-forme ; 12
Au pied des murs déserts il semble que tout dorme. 12
705 La tour sert de rempart à la cité des dieux ; 12
Le fleuve coule en bas et brille sous mes yeux ; 12
Des lierres où le pied glissant peut se suspendre 12
Jusqu’aux bords du courant nous laisseraient descendre ; 12
Et je vous porterais au delà de ses eaux, 12
710 Dans l’antre où le lion cache ses lionceaux ! 12
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Mais que vois-je ? en ces lieux, des gardiens oubliée, 12
Une corde de jonc en serpent repliée 12
Semble nouée exprès aux créneaux de la tour 12
Pour tromper leur vengeance et pour sauver l’amour. 12
715 Ichmé ! ne tremble pas ! » Il dit et la déroule, 12
Le long des murs polis rapidement s’y coule, 12
Et, des astres du ciel seulement aperçu, 12
Entre des bras tremblants à terre il est reçu. 12
Oh ! qui peindrait à l’œil ces deux têtes pressées, 12
720 Ces palpitantes mains autour du cou tressées, 12
Ces lèvres se quittant pour se serrer plus fort, 12
Ces membres fléchissant sous le poids du transport, 12
Ces silences coupés de paroles rapides, 12
Et ces mains dans les mains, et ces regards avides, 12
725 Assauts multipliés des mille sentiments 12
Que peignaient aux regards les gestes des amants ? 12
Ils auraient fendu l’arbre et fait pleurer la pierre. 12
Mais les dieux ! rien d’humain ne mouillait leur paupière ! 12
Arrachons-nous, dit l’homme, à ces embrassements ; 12
730 La lune court au ciel, profitons des moments : 12
Sur la tour, où bientôt va poindre la lumière, 12
Laisse-moi dans mes bras t’emporter la première. 12
— Sauve d’abord l’enfant, dit la mère, et reviens, 12
De ses bras détaché, me prendre dans les tiens ! » 12
735 Le jeune homme, à ces mots, dans une horrible transe, 12
Prend son fils sous l’aisselle, à la corde s’élance, 12
La presse des deux mains en renversant le front, 12
Y colle ses pieds joints comme un pasteur au tronc, 12
Et, sous le double poids dont cette échelle vibre, 12
740 En ménage avec soin l’ondoyant équilibre. 12
Ichmé les suit de l’œil et les soutient du cœur ; 12
Sa voix du jeune époux anime la vigueur. 12
Il atteignait déjà le tiers de la muraille ; 12
Soudain de pas humains le haut des tours tressaille : 12
745 L’ombre de corps géants s’y trace sur les cieux ; 12
La corde qui soutient le fardeau précieux, 12
Et dont le bout flottait, traînait jusques à terre, 12
Échappe, en remontant, à la main qui la serre, 12
De à, tenant toujours son fils, l’homme éperdu 12
750 Se balance à cent pieds sur la mort suspendu. 12
Le féroce bourreau qui fait vibrer le câble 12
Imprime aux corps flottants un branle épouvantable ; 12
Les oscillations se doublent par le poids, 12
On dirait que l’on veut les briser aux parois. 12
755 Comme une main terrible au branle de la fronde 12
Fait siffler l’air froissé sous le caillou qui gronde, 12
L’élan du mur au mur les porte en bondissant ; 12
Isnel à chaque coup les tache de son sang ; 12
De peur que son enfant ne se brise aux murailles, 12
760 Son corps est un rempart, ses doigts sont des tenailles : 12
Tous ses membres crispés se ramassent en bloc ; 12
Il présente son front pour lui parer le choc, 12
Prolonge sans espoir l’épouvantable lutte, 12
Et se laisse broyer pour retarder sa chute. 12
765 La mère cependant, levant vers eux les bras, 12
Les pieds cloués au sol, les regarde d’en bas : 12
Chaque fois que la corde éprouve une secousse. 12
Les murs tremblent d’horreur sous le cri qu’elle pousse ; 12
Elle suit, en courant, et du geste et des yeux, 12
770 La courbe que décrit son amour dans les cieux, 12
Croyant, à chaque bond, que des doigts de son père 12
L’enfant va s’échapper et s’écraser à terre. 12
Mais, comme un fil tendu par la balle de plomb, 12
Le câble lentement a repris son aplomb, 12
775 Et le groupe, affermi sur le frêle pendule, 12
Entre la double mort le long des murs ondule. 12
On n’entend que le vent au sommet de la tour. 12
Cependant des bourreaux sont entrés dans la cour, 12
Et pendant que l’époux, par un effort sublime, 12
780 Son enfant dans les bras, le dispute à l’abîme, 12
Martyrisant Ichmé de rires odieux, 12
Ces monstres effrénés l’insultent sous ses yeux. 12
Toutes les passions de la figure humaine, 12
Terreur, amour, pitié, rage, torture, haine, 12
785 Sur les traits contractés du père et de l’amant 12
Se peignent à la fois dans ce triple tourment. 12
Vingt fois ses doigts, crispés par l’horreur du supplice, 12
Sont près de s’entr’ouvrir sur la corde qui glisse ; 12
Vingt fois, pour écraser des bourreaux le vil cœur, 12
790 Il brandit son enfant sur eux comme un lutteur ; 12
Mais chaque fois sa main, que la tendresse arrête, 12
Se refuse à lancer ce disque sur leur tête. 12
Surmontant son horreur par un effort nouveau, 12
De la tour solitaire il atteint le niveau, 12
795 Et, pour soustraire au moins son petit au carnage, 12
Il traverse le fleuve et repasse à la nage. 12
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
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· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Ichmé, que la douleur prive de sentiment, 12
Semble à ses souvenirs renaître lentement. 12
Pour presser son enfant sur sa mamelle aride, 12
800 Son bras cherche à tâtons et se referme à vide. 12
L’affreuse vérité la réveille en sursaut. 12
Son corps de son séant se redresse d’un saut, 12
Sa poignante pensée en éclairs s’accumule ; 12
Autour des sombres murs, penchée, elle circule, 12
805 Les deux mains en avant et n’osant les ouvrir, 12
Comme quelqu’un qui cherche et craint de découvrir !… 12
Aux soupiraux des cours elle colle l’oreille, 12
Où le fer enlacé se noue en forte treille : 12
Repaires souterrains, loges où les lions 12
810 Font vibrer en dormant leurs respirations. 12
L’œil ne peut pénétrer dans leur nuit sépulcrale, 12
Mais on sent leur haleine, et l’on entend leur râle. 12
Son cœur de mère, ô ciel ! croit avoir entendu 12
Dans ces cachots de mort un pas sourd descendu : 12
815 Ce n’est pas un vain rêve, il approche, il redouble ; 12
De lourds gonds ont gémi. Son oreille se trouble ; 12
Avec l’œil de son âme, elle croit voir au fond ; 12
Une confuse voix sort du gouffre profond. 12
Aux naseaux des lions, qui rugissaient de joie, 12
820 Ces pas de pourvoyeurs font pressentir leur proie ; 12
Leur souffle impétueux frémit dans les barreaux ; 12
Isnel, l’enfant ou toi ! répètent les bourreaux. 12
Nos bêtes de ta chair veulent leur nourriture 12
Jettes-y ton enfant, ou deviens leur pâture !… 12
825 O comble de l’horreur ! Isnel semble hésiter, 12
Les bourreaux aux lions vont le précipiter. 12
Mais quelque chose tombe au fond du noir repaire : 12
Doute atroce ! est-ce, ô nuit, ou le fils, ou le père ? 12
Les lions couvrent tout de leur rugissement ; 12
830 Puis d’un enfant tombé l’affreux vagissement, 12
Et le bruit de ses os, que leur mâchoire broie, 12
A l’effroi de la mère ont révélé leur proie… 12
Le sein contre la pierre elle tombe d’horreur, 12
Ses membres convulsifs palpitent de terreur ; 12
835 Au cliquetis des os que les lionceaux mordent, 12
Ses bras désespérés sous sa tête se tordent ; 12
Elle brise ses dents sur les barreaux de fer, 12
Et le cri de son cœur attendrirait l’enfer. 12
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
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· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Cependant, descendu de la flottante échelle, 12
840 Isnel, pour l’emporter, reparaît devant elle : 12
Croyant voir de son fils le barbare assassin, 12
Son cœur, à cet aspect, se soulève en son sein. 12
Sa voix faiblit, son pied recule ; elle s’écrie : 12
Monstre, as-tu pu donner ton enfant pour ta vie ? 12
845 Un père aux lionceaux jeter son propre fils ! 12
Et tu viens te montrer à la mère ! et tu vis ! 12
Non ! tu ne vivras pas du pur sang de mes veines. » 12
Elle dit ; et levant un lourd faisceau de chaînes 12
Sur la tête d’Isnel à sa voix interdit, 12
850 D’un seul geste mortel le tue et le maudit ! 12
Puis tournant contre soi cette main forcenée, 12
D’un tranchant de ces fers dont elle est enchaînée, 12
Elle s’ouvre la veine, et son corps pâlissant 12
S’affaisse en répandant le ruisseau de son sang ; 12
855 Son beau front lentement tombe et se décolore, 12
Elle respire à peine, elle s’indigne encore. 12
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
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Tout à coup des flambeaux apportés dans la cour 12
Sur la scène de mort jettent un affreux jour ; 12
Des tortures du cœur le féroce génie 12
860 D’un dernier désespoir veut railler l’agonie ! 12
De l’erreur de la mère un bourreau triomphant 12
Plein de vie à ses bras rapporte son enfant, 12
Son enfant altéré qui l’embrasse et qui crie, 12
Et presse vainement sa mamelle tarie. 12
865 Puis, du lâche bourreau l’affreux ricanement 12
Vient à son désespoir mêler l’étonnement. 12
« C’était un jeu, vois-tu, jeune femme insensée ! 12
D’immoler ton époux pourquoi t’es-tu pressée ? 12
Du repas des lions il était innocent. 12
870 Quel lait aura ton fils ? tiens, nourris-le de sang ! » 12
Les monstres, à ces mots, poussent un affreux rire : 12
D’une convulsion du cœur la mère expire, 12
Et les bourreaux, traînant le vivant et les morts 12
Vers l’antre des lions, leur jettent les trois corps !… 12
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