Métrique en Ligne
LAM_9/LAM151
Alphonse de LAMARTINE
LA CHUTE D’UN ANGE
1838
PREMIÈRE VISION
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Or c’était dans ces jours où le souverain Juge 12
À peine retenait les vagues du déluge, 12
Quand tout être voisin de sa création, 12
Excepté l’homme, était dans sa perfection. 12
5 La lune dans le ciel, pâle sœur de la terre, 12
Comme aux bornes des mers la voile solitaire, 12
S’élevait pleine et ronde entre ces larges troncs, 12
Et, des cèdres sacrés touchant déjà les fronts, 12
Semblait un grand fruit d’or qu’à leur dernière tige 12
10 Avaient mûri le soir ces arbres du prodige. 12
De rameaux en rameaux les limpides clartés 12
Ruisselaient, serpentaient en flots répercutés, 12
Comme un ruisseau d’argent, qu’une chute divise, 12
En nappes de cristal pleut, scintille et se brise ; 12
15 Puis, s’étendant à terre en immenses toisons, 12
Sur les pentes en fleurs blanchissaient les gazons. 12
On voyait aux lueurs de la nocturne lampe 12
Des files de troupeaux gravissant une rampe, 12
Troupeaux qu’une tribu de pasteurs, pris du soir, 12
20 Chassait dans le lointain derrière un tertre noir. 12
Hommes, femmes, enfants, ils s’enfonçaient dans l’ombre. 12
Cette famille humaine était en petit nombre ; 12
Sous ce ciel sans ardeur et sans humidité, 12
Seul un léger tissu couvrait leur nudité ; 12
25 Les femmes ombrageaient de feuilles leur ceinture 12
Et se voilaient le sein avec leur chevelure ; 12
Et les hommes nouaient sur leurs flancs nus les peaux 12
Des plus beaux léopards, ennemis des troupeaux ; 12
La taille, la grandeur, la force de ces hommes 12
30 Passait l’humanité des âges où nous sommes, 12
Autant que la hauteur de ces arbres géants 12
Surpasse en vos forêts vos chênes de cent ans. 12
Leur voix qui s’éloignait mourut dans la distance, 12
Et tout fut sous le bois solitude et silence. 12
35 Majesté des déserts, de la nuit et des cieux, 12
Qui pourrait vous chanter et vous peindre à leurs yeux ? 12
Si vous gardez encore après votre ruine 12
Pour le regard de l’homme une empreinte divine, 12
Si la nuit rayonnante et ses globes errants 12
40 Lui montrent l’infini sous ces cieux transparents, 12
Qu’était-ce avant l’époque où le dépôt de l’onde 12
Jeta sur notre sol son atmosphère immonde ? 12
Qu’était-ce quand du jour le grand globe couché, 12
Le firmament de nous par l’ombre rapproché, 12
45 Laissait lire au regard égaré dans ces routes 12
Ces voûtes de soleils derrière d’autres voûtes, 12
Et ce filet des cieux, vaste éblouissement 12
Dont chaque maille était un grand astre écumant ? 12
Qu’était-ce quand du mal le funèbre génie 12
50 Du globe n’avait fait qu’effleurer l’harmonie, 12
Que ce monde terrestre était encor celui 12
Où l’ordre et la beauté dans la force avaient lui ? 12
Que tout, sortant d’Éden, s’y souvenait encore 12
De l’immortalité de sa première aurore, 12
55 Et que dans l’univers toute chose et tout lieu, 12
Exultant de jeunesse, ils sentaient pleins de Dieu ? 12
Ah ! si de tout flétrir tu ne t’étais hâtée, 12
Ô mort ! on n’eût jamais compris le nom d’athée ! 12
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Or en ces jours, mon fils, tous les êtres vivants, 12
60 Qu’ils nagent dans les eaux ou volent sur les vents, 12
Du soleil au ciron, de la brute à la plante, 12
Étaient tous animés par une âme parlante. 12
L’homme n’entendait plus cet hymne à mille voix 12
Qui s’élève des eaux, des herbes et des bois ; 12
65 De ces langues sans mots, depuis sa décadence, 12
Lui seul avait perdu la haute intelligence, 12
Et l’insensé déjà croyait, comme aujourd’hui, 12
Que l’âme commençait et finissait en lui ; 12
Comme si du Très-Haut la largesse infinie 12
70 Épargnait la pensée en prodiguant la vie ! 12
Et comme si la vie avait un autre emploi, 12
Père, que de t’entendre et de parler à toi ! 12
Mais bien qu’aux hommes sourds ces voix de la nature 12
Ne parussent qu’un vague et stupide murmure, 12
75 Les anges répandus dans l’éther de la nuit 12
D’une impalpable oreille en aspiraient le bruit ; 12
Car du monde réel à leur monde invisible 12
L’échelle continue était plus accessible ; 12
Aucun des échelons de l’être ne manquait, 12
80 Avec la terre encor le ciel communiquait ; 12
Des esprits et des corps l’indécise frontière 12
N’élevait pas entre eux d’aussi forte barrière. 12
L’homme entendait l’esprit ; l’être immatériel, 12
Habitant l’infini que l’homme appelle ciel, 12
85 Uni par sympathie à quelque créature, 12
Pouvait changer parfois de forme et de nature, 12
Et, dans une autre sphère introduit à son gré, 12
Pour parler aux mortels descendre d’un degré. 12
Bien plus, de ces amours des vierges et des anges 12
90 Il naissait quelquefois des natures étranges ; 12
Hommes plus grands que l’homme et dieux moins grands que Dieu, 12
De la brute à l’archange occupant le milieu ; 12
Monstres que condamnait leur nature adultère 12
À regretter le ciel en agitant la terre. 12
95 Du grand monde impalpable à ce monde des corps, 12
Nul ne sait, ô mon fils, les merveilleux rapports ; 12
Mais la terre à nos pieds nous en rend témoignage : 12
De ce qu’on ne voit pas ce qu’on voit est l’image ; 12
Un ciel réfléchit l’autre, et si dans nos sillons 12
100 La poussière de vie écume en tourbillons, 12
S’il n’est pas un atome en la nature entière, 12
Un globule de l’air, un point de la matière, 12
Qui ne révèle l’être et la vie à nos yeux, 12
L’infini d’ici-bas nous dit celui des cieux ; 12
105 L’éternité sans fond n’a point de bord aride, 12
Et ce qui remplit tout ne connaît pas de vide ! 12
De ces esprits divins dont sont peuplés les cieux, 12
Les anges étaient ceux qui nous aimaient le mieux. 12
Créés du même jour, enfants du même père, 12
110 Que l’homme en le nommant peut appeler mon frère ; 12
Mais frères plus heureux, dont la sainte amitié 12
De tous nos sentiments n’a pris que la pitié ; 12
Invisibles témoins de nos terrestres drames, 12
Leurs yeux ouverts sur nous pleurent avec nos âmes ; 12
115 De la vie à nos pas éclairant les chemins, 12
Ils nous tendent d’en haut leurs secourables mains. 12
C’est pour eux que sont faits ces divins phénomènes 12
Dont l’homme n’entrevoit que les lueurs lointaines ; 12
Et pour eux la nature est un saint instrument 12
120 Dont l’immense harmonie éclate à tout moment, 12
Et dont la claire voix et les mille merveilles 12
De sagesse et d’extase enivrent leurs oreilles. 12
À cette heure où du jour le bruit va s’assoupir, 12
Pour entendre du soir l’insensible soupir, 12
125 Quelques-uns d’eux, errant dans ces demi-ténèbres, 12
Étaient venus planer sur les cimes funèbres. 12
Des étoiles aux mers, comme pleine de sens, 12
La montagne n’était qu’un orgue à mille accents. 12
Il eût fallu Dieu même et l’oreille infinie 12
130 Pour démêler les voix de la vaste harmonie. 12
Les anges, le silence et la nuit écoutaient 12
Ce grand chœur végétal ; et les cèdres chantaient : 12
CHŒUR DES CÈDRES DU LIBAN.
Saint, saint, saint le Seigneur qu’adore la colline ! 12
Derrière ces soleils, d’ici nous le voyons ; 12
135 Quand le souffle embaumé de la nuit nous incline, 12
Comme d’humbles roseaux sous sa main nous plions ! 12
Mais pourquoi plions-nous ? C’est que nous le prions ! 12
C’est qu’un intime instinct de la vertu divine 12
Fait frissonner nos troncs du dôme à la racine, 12
140 Comme un vent de courroux qui rougit leur narine, 12
Et qui ronfle dans leur poitrine, 8
Fait ondoyer les crins sur le cou des lions. 12
Glissez, glissez, brises errantes ; 8
Changez en cordes murmurantes 8
145 La feuille et les membres des bois ! 8
Nous sommes l’instrument sonore 8
Où le nom que la lune adore 8
À tous moments meurt pour éclore 8
Sous nos frémissantes parois. 8
150 Venez, des nuits tièdes haleines ; 8
Tombez du ciel, montez des plaines ; 8
Dans nos branches, du grand nom pleines, 8
Passez, repassez mille fois ! 8
Si vous cherchez qui le proclame, 8
155 Laissez là l’éclair et la flamme ! 8
Laissez là la mer et la lame ! 8
Et nous, n’avons-nous pas une âme, 8
Dont chaque feuille est une voix ? 8
Tu le sais, ciel des nuits à qui parlent nos cimes, 12
160 Vous, rochers que nos pieds sondent jusqu’aux abîmes 12
Pour y chercher la séve et les sucs nourrissants ; 12
Soleils dont nous buvons les dards éblouissants ; 12
Vous le savez, ô nuits dont nos feuilles avides 12
Pompent les frais baisers et les perles humides : 12
165 Dites si nous avons des sens ! 8
Des sens dont n’est douée aucune créature, 12
Qui s’emparent d’ici de toute la nature, 12
Qui respirent sans lèvre et contemplent sans yeux, 12
Qui sentent les saisons avant qu’elles éclosent ; 12
170 Des sens qui palpent l’air et qui le décomposent, 12
D’une immortelle vie agents mystérieux ! 12
Et pour qui donc seraient ces siècles d’existence ? 12
Et pour qui donc seraient l’âme et l’intelligence ? 12
Est-ce donc pour l’arbuste nain ? 8
175 Est-ce pour l’insecte et l’atome, 8
Ou pour l’homme, léger fantôme, 8
Qui sèche à mes pieds comme un chaume, 8
Qui dit la terre son royaume, 8
Et disparaît du jour avant que de mon dôme 12
180 Ma feuille de ses pas ait jonché le chemin ? 12
Car les siècles, pour nous, c’est hier et demain !!! 12
Oh ! gloire à toi, Père des choses ! 8
Dis quel doigt terrible tu poses 8
Sur le plus faible des ressorts, 8
185 Pour que notre fragile pomme, 8
Qu’écraserait le pied de l’homme, 8
Renferme en soi nos vastes corps ! 8
Pour que de ce cône fragile, 8
Végétant dans un peu d’argile, 8
190 S’élancent ces hardis piliers 8
Dont les gigantesques étages 8
Portent les ombres par nuages, 8
Et les passereaux par milliers ! 8
Et quel puissant levain de vie 8
195 Dans la séve, goutte de pluie 8
Que boirait le bec d’un oiseau, 8
Pour que ses ondes toujours pleines, 8
Se multipliant dans nos veines, 8
En désaltèrent le réseau ! 8
200 Pour que cette source éternelle 8
Dans tous les ruisseaux renouvelle 8
Ce torrent que rien n’interrompt, 8
Et de la crête à la racine 8
Verdisse l’immense colline 8
205 Qui végète dans un seul tronc ! 8
Dites quel jour des jours nos racines sont nées, 12
Rochers qui nous servez de base et d’aliment ! 12
De nos dômes flottants montagnes couronnées, 12
Qui vivez innombrablement ; 8
210 Soleils éteints du firmament, 8
Étoiles de la nuit par Dieu disséminées, 12
Parlez, savez-vous le moment ? 8
Si l’on ouvrait nos troncs plus durs qu’un diamant, 12
On trouverait des cents et des milliers d’années 12
215 Écrites dans le cœur de nos fibres veinées, 12
Comme aux couches d’un élément ! 8
Aigles qui passez sur nos têtes, 8
Allez dire aux vents déchaînés 8
Que nous défions leurs tempêtes 8
220 Avec nos mâts enracinés. 8
Qu’ils montent, ces tyrans de l’onde ; 8
Que leur aile s’ameute et gronde 8
Pour assaillir nos bras nerveux !. 8
Allons ! leurs plus fougueux vertiges 8
225 Ne feront que bercer nos tiges 8
Et que siffler dans nos cheveux ! 8
Fils du rocher, nés de nous-même, 8
Sa main divine nous planta ; 8
Nous sommes le vert diadème 8
230 Qu’aux sommets d’Éden il jeta. 8
Quand ondoîra l’eau du déluge, 8
Nos flancs creux seront le refuge 8
De la race entière d’Adam, 8
Et les enfants du patriarche 8
235 Dans notre bois tailleront l’arche 8
Du Dieu nomade d’Abraham ! 8
C’est nous, quand les tribus captives 8
Auront vu les hauteurs d’Hermon, 8
Qui couvrirons de nos solives 8
240 L’arche immense de Salomon ; 8
Quand, plus tard, un Verbe fait homme 8
D’un nom plus saint adore et nomme 8
Son Père du haut d’une croix, 8
Autels de ce grand sacrifice, 8
245 De l’instrument de son supplice, 8
Nos rameaux fourniront le bois. 8
En mémoire de ces prodiges, 8
Des hommes inclinant leurs fronts 8
Viendront adorer nos vestiges, 8
250 Coller leurs lèvres à nos troncs. 8
Les saints, les poëtes, les sages, 8
Écouteront dans nos feuillages 8
Des bruits pareils aux grandes eaux, 8
Et sous nos ombres prophétiques 8
255 Formeront leurs plus beaux cantiques 8
Des murmures de nos rameaux. 8
Glissez comme une main sur la harpe qui vibre 12
Glisse de corde en corde, arrachant à la fois 12
À chaque corde une âme, à chaque âme une voix ! 12
260 Glissez, brises des nuits, et que de chaque fibre 12
Un saint tressaillement jaillisse sous vos doigts ! 12
Que vos ailes frôlant les cintres de nos voûtes, 12
Que des larmes du ciel les résonnantes gouttes, 12
Que les gazouillements du bulbul dans son nid, 12
265 Que les élancements de la mer dans son lit, 12
L’eau qui filtre, l’herbe qui plie, 8
La séve qui découle en pluie, 8
La brute qui hurle et qui crie, 8
Tous ces bruits de force et de vie 8
270 Que le silence multiplie, 8
Et ce bruissement du monde végétal 12
Qui palpite à nos pieds du brin d’herbe au métal, 12
Que ces voix qu’un grand chœur rassemble 8
Dans cet air où notre ombre tremble 8
275 S’élèvent pour chanter ensemble 8
Celui qui les a faits, Celui qui les entend, 12
Celui dont le regard à leurs besoins s’étend : 12
Dieu, Dieu, Dieu, mer sans bords qui contient tout en elle, 12
Et que chaque soupir de l’heure qu’il rappelle 12
280 Remonte à lui, d’où tout descend !!! 8
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Ainsi chantait le chœur des arbres, et les anges 12
Avec ravissement répétaient ces louanges ; 12
Et des monts et des mers, et des feux et des vents, 12
De chaque forme d’être et d’atomes vivants, 12
285 L’unanime concert des terrestres merveilles 12
Pour monter au Seigneur passait par leurs oreilles. 12
Et ces milliers de voix de tout ce qui voit Dieu, 12
Le comprend, ou l’adore, ou le sent en tout lieu, 12
Roulaient dans le silence en grandes harmonies, 12
290 Sans mots articulés, sans langues définies, 12
Semblables à ce vague et sourd gémissement 12
Qu’une étreinte d’amour arrache au cœur aimant, 12
Et qui dans un murmure enferme et signifie 12
Plus d’amour qu’en cent mots l’homme n’en balbutie ! 12
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295 Quand l’hymne aux mille voix se fut évaporé, 12
Les esprits, pleins du nom qu’il avait adoré, 12
S’en allèrent, ravis, porter de sphère en sphère 12
L’écho mélodieux de ces chants de la terre. 12
Un seul, qui contemplait la scène de plus bas, 12
300 Les regarda partir et ne les suivit pas. 12
Or, pourquoi restait-il caché dans le nuage ? 12
C’est qu’au pied d’un grand cèdre, à l’abri du feuillage, 12
Un objet pour lequel il oubliait les cieux 12
Enchaînait sa pensée et captivait ses yeux. 12
305 Oh ! qui pouvait d’un ange ainsi ravir la vue ? 12
Une céleste enfant de fleurs demi vêtue, 12
Qui sous l’arbre, le soir, surprise du sommeil, 12
N’avait vu ni baisser ni plonger le soleil, 12
Et qui seule, au départ des tribus des montagnes, 12
310 N’avait pas entendu l’appel de ses compagnes. 12
Sa mère sur son front n’avait encor compté 12
Depuis son lait tari que le douzième été ; 12
Mais dans ces jours de force où les sèves moins lentes 12
Se hâtaient de mûrir les hommes et les plantes, 12
315 Treize ans pour une vierge étaient ce qu’en nos jours 12
Seraient dix-huit printemps pleins de grâce et d’amours. 12
Non loin d’un tronc blanchi de cèdre, où dans les herbes 12
L’astre réverbéré rejaillissait en gerbes, 12
Un rayon de la lune éclairait son beau corps ; 12
320 D’un lac pur et dormant ses pieds touchaient les bords, 12
Et quelques lis des eaux, pleins de parfums nocturnes, 12
Recourbaient sur son corps leurs joncs verts et leurs urnes ; 12
Son bras droit, qu’elle avait ouvert pour sommeiller, 12
Arrondi sous son cou, lui servait d’oreiller ; 12
325 L’autre, suivant des flancs l’onduleuse courbure, 12
Replié de lui-même autour de la ceinture, 12
Plongeait sa blanche main et ses doigts effilés 12
Dans des restes de fleurs sous son doux poids foulés, 12
Comme si dans un rêve elle froissait encore 12
330 Les débris de ses jeux sur leur tige inodore. 12
Ses cheveux, qu’entr’ouvrait le vent léger du soir, 12
Ondoyaient sur ses bras comme un grand voile noir, 12
Laissant briller dehors ou ses épaules blanches, 12
Ou la rondeur du sein, ou les contours des hanches, 12
335 Et l’ovale arrondi de ce front d’où les yeux 12
N’auraient pu s’arracher pour regarder les cieux ; 12
Entre ces noirs cheveux rejetés en arrière, 12
Ce front resplendissait d’albâtre et de lumière, 12
Jusqu’aux soyeux duvets où s’arquaient les sourcils. 12
340 Ces yeux étaient fermés par l’ombre de longs cils, 12
Mais le tissu veiné de ces paupières closes 12
Se teignait transparent de pâles teintes roses. 12
De l’arche des sourcils, qu’à peine il débordait, 12
Le profil de son nez sans courbe descendait ; 12
345 Comme un pli gracieux de rose purpurine, 12
Une ombre y dessinait l’aile de sa narine, 12
Qui, suivant de son sein le pur souffle dormant, 12
Palpitait, s’élevait d’un léger renflement ; 12
Et ses lèvres, qu’entr’ouvre une suave haleine, 12
350 Laissaient compter des dents qui débordaient à peine, 12
Pareilles dans sa bouche aux gouttes de lait blanc 12
Que laisse la mamelle aux lèvres de l’enfant ! 12
Les deux coins indécis où cette bouche expire 12
Se noyaient dans un vague où naissait le sourire. 12
355 De ce sommeil d’enfant la rêveuse langueur 12
Laissait sur le visage épanouir le cœur ; 12
Miroir voilé d’un rêve, on y voyait éclore 12
Cette âme dont le front s’éclaire et se colore. 12
Ses membres délicats au contour assoupli, 12
360 Ondoyant sous la peau sans marquer aucun pli, 12
Pleins, mais de cette chair frêle encor de l’enfance, 12
Qui passe d’heure en heure à son adolescence, 12
Ressemblaient aux tuyaux du froment ou du lin, 12
Dont la séve arrondit le contour déjà plein, 12
365 Mais où l’été fécond qui doit mûrir la gerbe 12
N’a pas encor durci les nœuds dorés de l’herbe. 12
Les membres endormis avaient l’air d’être morts. 12
L’astre, sans l’émouvoir, caressait ce beau corps, 12
Et, si l’on n’eût pas vu son haleine inégale 12
370 Élever, abaisser son sein par intervalle, 12
Et les rêves passant à travers son sommeil 12
Teindre sa blanche joue avec son sang vermeil, 12
On eût cru voir briller devant soi dans un rêve, 12
Au jardin d’innocence, une vision d’Ève ; 12
375 Ou, la veille du jour qui doit le voir aimé, 12
Le songe de l’époux dans ses bras animé ! 12
L’ange, pour la mieux voir écartant le feuillage, 12
De son céleste amour l’embrassait en image, 12
Comme sur un objet que l’on craint d’approcher 12
380 Le regard des humains pose sans y toucher. 12
« Daïdha, disait-il, tendre faon des montagnes ! 12
Parfum caché des bois ! ta mère et tes compagnes 12
Te cherchent en criant dans les forêts. Pourquoi 12
Ai-je oublié le ciel pour veiller là sur toi ? 12
385 C’est ainsi chaque jour : tous les anges mes frères 12
Plongent au firmament et parcourent les sphères ; 12
Ils m’appellent en vain, moi seul je reste en bas : 12
Il n’est plus pour mes yeux de ciel où tu n’es pas ! 12
Pourquoi la loi du Maître, ô fille de la femme, 12
390 À ton âme en naissant voua-t-elle mon âme ? 12
Pourquoi me tira-t-il de mon heureux néant 12
À l’heure où tu naquis d’un baiser, belle enfant ? 12
Il nous créa jumeaux ; mais, par un jeu barbare, 12
Si l’amour nous unit, l’infini nous sépare ! 12
395 Oh ! sous mes yeux charmés depuis que tu grandis, 12
Mon destin immortel, combien je le maudis ! 12
Combien de fois, tenté par un attrait trop tendre, 12
Ne pouvant t’élever, je brûlai de descendre, 12
D’abdiquer ce destin, pour t’égaler à moi, 12
400 Et de vivre ta vie en mourant comme toi ! 12
Combien de fois ainsi dans mon ciel solitaire, 12
Lassé de mon bonheur et regrettant la terre, 12
Ce cri, ce cri d’amour dans mon âme entendu, 12
Sur mes lèvres de feu resta-t-il suspendu ! 12
405 Fais-moi mourir aussi, Dieu qui la fis mortelle ! 12
Être homme ! quel destin !… oui, mais être aimé d’elle ! 12
Mais aimer, être aimé, d’un mutuel retour ! 12
Ah ! l’ange ne sait pas ce que c’est que l’amour ! 12
Être unique et parfait qui suffit à soi-même, 12
410 Non, il ne connaît pas la volupté suprême 12
De chercher dans un autre un but autre que lui, 12
Et de ne vivre entier qu’en vivant en autrui ! 12
Il n’a pas comme l’homme au milieu de ses peines 12
La compensation des détresses humaines, 12
415 La sainte faculté de créer en aimant 12
Un être de lui-même image et complément, 12
Un être où de deux cœurs que l’amour fond ensemble 12
L’être se multiplie en un qui leur ressemble ! 12
Oh ! de l’homme divin mystérieuse loi, 12
420 De ne trouver jamais son tout que hors de soi, 12
De ne pouvoir aimer qu’en consumant un autre ! 12
Que ce destin sublime est préférable au nôtre, 12
A cet amour qui n’a dans nous qu’un seul foyer, 12
Et qui brûle à jamais sans s’y multiplier ! 12
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425 Jéhovah, ce soupir est-il donc un blasphème ? 12
Et moi si malheureux, si seul, est-ce que j’aime ? 12
Et comment, ô mon Dieu, ne l’aimerais-je pas ? 12
N’ai-je pas eu toujours les yeux fixés en bas ? 12
Ne m’as-tu pas donné pour unique spectacle 12
430 Ce miracle au-dessus de tout autre miracle ? 12
Cette âme virginale à voir épanouir, 12
Ses pas à surveiller, son cœur à réjouir ? 12
Ses instincts indécis, ses premières pensées 12
Dans son âme ingénue à peine nuancées, 12
435 A tourner de mon souffle en inclinant son cœur 12
Comme avec son haleine on incline une fleur ? 12
Ne vois-je pas son âme à travers son visage, 12
Comme je vois la lune à travers ce feuillage ? 12
Depuis l’heure où sa mère à ses pieds l’étendit, 12
440 À son sourire en pleurs fière la suspendit, 12
Et la pressant des bras à sa blanche mamelle 12
Vit le jour de ses yeux poindre dans sa prunelle, 12
Est-il de cette bouche un seul vagissement, 12
De cette âme naissante un premier mouvement, 12
445 Un battement secret de ce cœur qui s’ignore, 12
Que mon regard n’ait vu naître, germer, éclore, 12
Avant que leur frisson ait agité sa peau, 12
Comme je vois ces feux du ciel poindre sous l’eau ? 12
N’ai-je pas tout suivi du regard d’une mère ? 12
450 D’abord l’impression fugitive, éphémère, 12
De la vie essayant ses organes naissants, 12
Vague et confuse voix de ce concert des sens ; 12
Puis ces étonnements pleins d’intimes délices, 12
Du sentiment qui naît délicates prémices ; 12
455 Puis ces élans du cœur qui ne peut s’apaiser 12
Que sur un cœur de mère, et sous son chaud baiser ; 12
Ces caresses d’instinct qui de l’âme trop tendre 12
Sur tout ce qu’elle voit cherchent à se répandre, 12
Et qui sans cause encor mouillent ses yeux de pleurs, 12
460 Comme la goutte d’eau pend aux feuilles des fleurs ; 12
Plus tard, en grandissant en esprit, à mesure 12
Que l’âge fait au cœur rayonner la nature, 12
Ces extases de l’œil et ces ravissements 12
Des merveilles de Dieu, ces éblouissements, 12
465 Cette soif d’aspirer dans son sein Dieu lui-même, 12
Cette adoration sans savoir qui l’on aime, 12
Ces chants intérieurs qui s’élèvent des sens, 12
Que l’abeille et l’enfant bourdonnent sans accents, 12
Mystérieux clavier de cette âme infinie 12
470 Dont sans savoir le sens on entend l’harmonie ! 12
Et maintenant enfin pour mon œil enchanté 12
Ô spectacle trop plein d’amère volupté, 12
Qui fait fondre mon cœur et fascine ma vue ! 12
Voir cette belle enfant à l’âme chaste et nue 12
475 Palpiter au contact d’un sentiment nouveau, 12
Comme au bord de son nid l’aile d’un jeune oiseau ; 12
Se pénétrer d’un feu qui cache encor sa flamme, 12
Rougir de sa pensée en sentant qu’elle est femme ; 12
Exhaler, solitaire et rêveuse, en soupir 12
480 Cet instinct que la nuit ne peut même assoupir ; 12
Au foyer d’un cœur pur concentrer ses tendresses, 12
De ses yeux, de sa main retenir les caresses, 12
Rêver sur quel objet ce vague sentiment 12
S’épandra, de l’amour divin pressentiment ! 12
485 Chercher à lui donner un nom, une figure, 12
La recréer cent fois, l’effacer à mesure, 12
Ne la trouver qu’en songe, et pleurer au réveil 12
Cet idéal amant que dissipe un soleil ! 12
Ah ! c’est trop pour un homme et pour un ange même ! 12
490 Voilà ce que je vois, et je doute si j’aime ! 12
Si j’aime ! et sans amour serais-je si jaloux 12
De ses frères rêvant déjà le nom d’époux ? 12
Dans l’oubli de ses sens où le sommeil la plonge, 12
Prendrais-je tant de soin de lui former un songe 12
495 Et d’y faire apparaître avec des traits humains 12
Une image de moi que j’orne de mes mains ? 12
Un fantôme idéal dont l’éclat la fascine, 12
Un frère revêtu de ma splendeur divine, 12
Afin de dégoûter par ce brûlant portrait 12
500 Ses yeux de tout mortel que son cœur rêverait ? 12
Aussi, grâce à ce corps dont je prends l’apparence, 12
Elle voit les mortels avec indifférence, 12
Et son cœur n’a d’amour que pour ce front charmant 12
Que mon instinct jaloux lui présente en dormant. 12
505 Oh ! que devant ses yeux nul autre ne l’efface ! 12
Daïdha ! que ne puis-je animer cette glace 12
Où sous des traits menteurs chaque nuit tu me vois ! 12
Lui souffler mes transports, lui donner une voix 12
Pour dire à ton oreille étonnée et ravie 12
510 Des mots assez ardents pour consumer ta vie ! 12
Si Dieu me permettait seulement, quand tu dors, 12
Sur mes ailes d’amour d’enlever ce beau corps, 12
De te bercer au ciel dans cet air diaphane, 12
Sans posséder les sens de ce limon profane, 12
515 Pour voir à ton réveil éclore dans tes yeux 12
Un rayon plus vivant que ces lueurs des cieux, 12
Pour toucher ces cheveux dont le réseau te voile, 12
Plus noirs sur ton cou blanc que la nuit sans étoile ? 12
Respirer sur ta lèvre un souffle suspendu, 12
520 Ou comme ce reflet de l’astre descendu 12
T’enveloppant de jour, de tiédeur, de mystère, 12
De mon regard aimant te faire une atmosphère ! 12
Oh ! si pour te parler je pouvais seulement 12
Transfigurer mon être et descendre un moment !!! 12
525 Mais déchoir de sa race est l’éternelle honte : 12
Dieu souffre qu’on descende, et jamais qu’on remonte ! 12
Des anges consumés du même feu que moi 12
Ont éprouvé, dit-on, cette inflexible loi, 12
Et, du ciel attirés par les filles des hommes, 12
530 N’ont jamais pu d’en bas remonter où nous sommes ! 12
Dégradés pour toujours d’un sort presque divin, 12
Condamnés à mourir, à renaître sans fin, 12
Ces exilés d’en haut, séparés de leurs frères, 12
Sans avoir leur espoir subissant leurs misères, 12
535 Ne peuvent revenir au rang qu’ils ont quitté 12
Qu’après avoir mille ans sur ce globe habité, 12
Et, dans un cercle long d’épreuves successives, 12
Lentement reconquis leurs splendeurs primitives : 12
Anges transfigurés, il leur faut à leur tour 12
540 D’homme devenir ange !… Oh ! pénible retour ! 12
Humiliant exil dans cet enfer des larmes ! 12
Et pourtant ils l’ont fait pour de bien moindres charmes ; 12
Et pourtant, entraîné comme d’un poids fatal, 12
Moi-même j’ai maudit cent fois mon ciel natal ! 12
545 Oh ! d’amour et d’orgueil furieuse tempête, 12
Ne t’apaiseras-tu jamais ?… Charmante tête, 12
Qui dors sans soupçonner mon trouble et mes remords : 12
Puisque je suis ton rêve, oh ! dors, belle enfant, dors ! » 12
Et Daïdha dormait, et de ce blanc visage 12
550 La lune repliait son jour sous le feuillage, 12
Et l’ange dont l’amour perçait l’obscurité 12
Voyait la sombre nuit luire de sa beauté. 12
────
On entendait pourtant dans le sacré silence 12
L’écho se rapprocher d’un pas sourd à distance, 12
555 Et quelques mots tronqués, jetés à demi-voix, 12
Semblaient sortir au loin des profondeurs des bois. 12
Bientôt, répercutés sur les larges troncs sombres, 12
Des feux intermittents sillonnèrent les ombres, 12
Semblables aux reflets des livides éclairs 12
560 Qui palpitent aux cieux par la foudre entrouverts. 12
Un homme tout à coup se glissant sous leur voûte, 12
Comme quelqu’un qui cherche et dont l’oreille écoute, 12
Le corps penché, la tête et la jambe en avant, 12
Parut ; il secouait comme une torche au vent 12
565 Le tronc d’un jeune pin fendu jusqu’aux racines, 12
Dont la flamme en jets bleus dévorait les résines, 12
Et dont l’éclat funèbre et le foyer dormant 12
Se rallumaient plus vifs à chaque mouvement ; 12
Aux éblouissements de cette torche informe, 12
570 Qui semblait peu peser dans cette main énorme, 12
De l’homme de la nuit le corps livide et bleu 12
Se dessinait à l’œil sous la couleur du feu. 12
Aux hommes d’à présent son corps mâle et robuste 12
Était ce qu’un grand cèdre est au fragile arbuste ; 12
575 Les muscles, dont les nœuds faisaient gonfler sa peau, 12
S’enlaçaient sur son corps comme au cou du taureau, 12
Et de ses larges pieds les gigantesques plantes 12
Écrasaient sous son poids les herbes et les plantes. 12
On eût dit, aux contours solides de sa chair, 12
580 De durs membres de marbre avec des os de fer. 12
Ses membres étaient nus ; sa poitrine velue 12
D’un affreux ornement épouvantait la vue : 12
C’était, avec les poils, la peau d’un léopard 12
Dont il avait fendu le col avec son dard ; 12
585 Gigantesque collier ! sa hideuse figure 12
S’entourait par devant de cette horrible hure : 12
Elle pendait immense avec ses yeux ardents, 12
Et sa lèvre sanglante et l’ivoire des dents ; 12
Les griffes de ses pieds, comme debout dressées, 12
590 Aux deux côtés du cou sur l’épaule placées, 12
Flottaient près de la gueule avec leurs ongles d’or, 12
Où la fureur semblait les contracter encor. 12
Le reste de la peau, tombant à l’aventure, 12
Se rattachait aux flancs avec une ceinture, 12
595 Et les lambeaux tigrés descendaient à mi-corps, 12
En haillons dont les chiens ont déchiré les bords. 12
Ses cheveux, de son front rejetés en arrière, 12
Ondoyaient sur le dos en sauvage crinière ; 12
Sou cou les secouait comme fait le lion. 12
600 Son visage, éclairé d’un sinistre rayon, 12
Dans ses grands traits communs aux aînés de la terre, 12
Portait de la beauté le mâle caractère ; 12
Mais ce regard humain par qui tout œil est beau, 12
Ce rayon mal voilé du céleste flambeau, 12
605 Ne l’illuminait pas des reflets de sa flamme : 12
C’était une beauté de chair et non pas d’âme, 12
Qu’éclairait seulement de vils instincts puissants, 12
Ainsi qu’un jour d’en bas, la lumière des sens. 12
L’intelligence éteinte y laissait voir sans luttes 12
610 Triompher l’appétit et la force des brutes. 12
Des lèvres et de l’œil le muscle contracté 12
N’y trahissait que ruse et que férocité. 12
C’était une superbe et vile créature, 12
Ayant gardé sa forme et perdu sa nature : 12
615 Comme on en voit encor sur la terre aujourd’hui, 12
Hommes d’os et de sang où jamais Dieu n’a lui ! 12
Un arc retentissant de corne épaisse et noire 12
Résonnait sur son dos contre un carquois d’ivoire ; 12
Trois flèches y plongeaient dans leurs tuyaux d’airain. 12
620 Il tenait devant lui sa torche d’une main, 12
Et de l’autre il portait une énorme massue. 12
Des plis d’un lourd filet la maille en fer tissue 12
Pendait de son épaule et semblait en glisser 12
Comme un piége fermé qu’un pêcheur va lancer. 12
625 Il marchait hésitant de clairière en clairière, 12
Jetant un œil furtif en avant, en arrière, 12
Étouffant sur le sol le bruit sourd de ses pas, 12
S’arrêtant quelquefois et se parlant tout bas : 12
« Les hommes ! disait-il, ô détestables races ! 12
630 Je ne me trompais pas ; enfin voilà leurs traces : 12
Mes compagnons et moi, sans les trouver jamais, 12
Depuis neuf longues nuits nous fouillons ces sommets ; 12
Jamais chasseur n’osa monter jusqu’où nous sommes. 12
Exécrable métier que d’être chasseur d’hommes ! 12
635 Mieux vaut cent fois traquer les lions des déserts, 12
Le mammouth dans ses joncs, ou l’aigle dans les airs ! 12
Mais aussi quel plaisir quand on tient dans sa serre, 12
Prises au même nid, les filles et la mère ! 12
Mais aussi dans Balbek on nous paye un enfant 12
640 Plus cher que le lion, le tigre et l’éléphant ! 12
Ces esclaves humains ont plus d’intelligence ; 12
Ils servent mieux l’amour, le plaisir, la vengeance ; 12
Et puis l’homme superbe est plus glorifié 12
De fouler, disent-ils, son pareil sous son pié : 12
645 Comparant sa grandeur avec cet esclavage, 12
Il jouit en secret d’avilir son image. » 12
En se parlant ainsi, le chasseur approchait 12
Du corps de Daïdha ; le tronc qui la cachait 12
En trois pas dépassé lui laissa voir sa proie ; 12
650 Son pied qu’il avançait resta levé de joie ; 12
Il comprit d’un regard le prix de sa beauté. 12
Flottant entre l’amour et la cupidité, 12
Il se pencha muet sur sa fraîche figure, 12
Écarta doucement du doigt sa chevelure, 12
655 Et du front dévoilé parcourant les attraits, 12
D’un sourire infernal il contempla ses traits ; 12
Puis, frappant ses deux mains en signe de conquête, 12
Vers sa suite invisible il retourna la tête, 12
Et l’on vit accourir, au signal triomphant, 12
660 Six chasseurs comme lui près du corps de l’enfant. 12
Debout, l’environnant de leur cercle sauvage, 12
Ils avançaient le front pour mieux voir son visage ; 12
Et lui, la main à terre et la tête en avant, 12
Aux lueurs du flambeau secoué par le vent, 12
665 Leur indiquait d’un geste et d’un coup d’œil féroces 12
Les merveilles d’amour de ces charmes précoces. 12
« Chut ! ne l’éveillez pas ! Voyez, leur disait-il, 12
Ces ondes où se noie un délicat profil ! 12
Et ce cou plus moiré que le long cou du cygne, 12
670 Et de ce torse enfant l’harmonieuse ligne, 12
Comme sur la fontaine un flot à peine enflé, 12
Avant que du matin le zéphyr ait soufflé ! 12
Et ces bras arrondis, et ce cœur que soulève 12
Le fantastique amour qui n’approche qu’en rêve ; 12
675 Et ces deux beaux pieds blancs aux orteils potelés, 12
Pour voler et bondir polis et modelés, 12
Comme deux cailloux ronds roulés par l’onde amère, 12
Et qui tiendraient encor dans la main de sa mère ! 12
Oh ! qu’encore un printemps, oh ! qu’encore un été 12
680 Fassent épanouir ces bourgeons de beauté ; 12
Que le rayon d’amour, qui seul mûrit la femme, 12
À travers ces cils noirs en épanche la flamme ; 12
Et les fils de Baal, devant ce front divin, 12
À chercher un défaut s’épuiseront en vain ! 12
685 Pour se la disputer, que de sang et de larmes ! 12
Quels trésors dans mes mains couleront pour ses charmes ! 12
Cent esclaves, amis, ne m’achèteraient pas 12
Ce doux philtre animé qui dort là sous mes pas. » 12
À cet ardent espoir de l’énorme salaire, 12
690 Un murmure confus d’envie et de colère 12
S’éleva dans les cœurs des compagnons jaloux : 12
« Autant qu’à toi, Memphid, n’est-elle pas à nous ? 12
Penses-tu que nos pieds se sont usés trois lunes 12
Pour t’enrichir toi seul de nos rares fortunes ? 12
695 — Scélérats ! dit Memphid le bras déjà levé, 12
Partager avec vous ce que seul j’ai trouvé ! » 12
Son imprécation expira sur sa bouche. 12
La troupe s’entendit d’un seul coup d’œil farouche : 12
Avant que de leurs pieds le superbe géant 12
700 Se fût, pour les parer, placé sur son séant, 12
Six masses à la fois sur sa tête lancées 12
Brisèrent d’un seul coup son crâne et ses pensées. 12
Le géant assommé, tombant sans mouvement, 12
De la rage à la mort n’eut qu’un gémissement ; 12
705 Les racines du sol tremblèrent de sa chute. 12
Aux éclairs de la torche, aux clameurs de la lutte, 12
Daïdha réveillée ouvrit les yeux. L’horreur 12
S’échappa de son âme en un cri de terreur ; 12
Comme un tronçon dormant de serpent qu’un pied presse 12
710 Du seul effort des nerfs sur lui-même se dresse ; 12
Au sol qui la portait sans appuyer la main, 12
Elle fut sur ses pieds debout d’un bond soudain, 12
Et, trompant des chasseurs le cercle, qu’elle brise, 12
Entre leurs doigts ouverts glissa comme une brise. 12
715 Mais un d’eux à l’instant élancé sur ses pas, 12
Dépliant le filet qui flottait sur son bras, 12
Pour l’atteindre en courant le lance sur sa proie : 12
En volant dans les airs le filet se déploie, 12
Et des mailles de fer le nuage étouffant 12
720 D’une prison mobile enveloppe l’enfant. 12
L’horrible bande alors à quelques pas s’arrête ; 12
Ils se rangent assis autour de leur conquête, 12
D’un œil cupide et dur contemplant sans remords 12
Daïdha qui s’épuise en stériles efforts. 12
725 L’enfant, sous le réseau dont le tissu ruisselle, 12
Soulève en vain ses bras pour le secouer d’elle ; 12
Le lourd voile de fer où se brisent ses doigts 12
Sur son front écrasé glisse de tout son poids ; 12
Sur son cou renversé, sur sa pliante épaule, 12
730 Parmi ses longs cheveux il se mêle et se colle : 12
Tel qu’un tissu trempé dans les flots écumants, 12
De son corps qu’il torture il suit les mouvements ; 12
La sueur et le sang tachent sa peau meurtrie ; 12
Elle appelle sa mère, elle pleure, elle crie, 12
735 Frappe son front des mains ; mais les mailles de fer 12
Arrêtent ses cris même et semblent l’étouffer. 12
Elle cherche à briser, comme avec des tenailles, 12
Avec ses dents de lait les nœuds sanglants des mailles ; 12
Mais les mailles en vain dégouttent de son sang. 12
740 Pour s’en débarrasser, d’un effort plus puissant 12
Elle roidit son corps, fléchit, se pelotonne ; 12
Et, prenant un élan dont le bond les étonne, 12
Veut en la soulevant dépouiller d’un seul coup 12
La chemise d’acier qui lui courbe le cou : 12
745 Mais plus elle bondit, plus le filet se plisse ; 12
Dans les plis du réseau son pas hésite et glisse, 12
Et sous le poids grossi des nœuds multipliés 12
Tombant près des chasseurs, elle roule à leurs pieds. 12
À ce jeu dont l’horreur eût fait pleurer les anges, 12
750 À ce beau corps froissé sous ses horribles langes, 12
Un rire d’ironie et de férocité 12
Éclate en longs échos sous les bois répété. 12
Au supplice ils joignaient la raillerie amère : 12
« Belle enfant, disait l’un, appelle donc ta mère ! 12
755 Qu’elle vienne à ta voix ainsi te voir jouer, 12
Et, si ces nœuds de fleurs rompent, les renouer ! » 12
Un autre, en ricanant, disait : « Pauvre petite ! 12
Comme ton front rougit ! comme ton cœur palpite ! 12
Desserre, si tu peux, les bras de cet amant ; 12
760 Brise ces nœuds de fer, et respire un moment. » 12
Et celui-là, montrant du doigt ce beau visage, 12
Qui roulait à ses pieds tout en sang : « Quel dommage, 12
Disait-il, de ternir de poussière et de pleurs 12
Ce beau front que bientôt on sèmera de fleurs ! 12
765 Pourquoi tacher ainsi ces épaules de soie, 12
Et cette peau d’enfant que le fer marque et broie, 12
Et ce sein virginal, et ces pieds délicats 12
Dont les lèvres bientôt voudront baiser les pas ? 12
Épargne, belle enfant, ces fureurs et ces larmes ; 12
770 Sais-tu que chaque effort nous coûte un de tes charmes, 12
Que chaque froissement de tes membres meurtris 12
Aux yeux des acheteurs nous vole de ton prix ? » 12
Et parcourant de l’œil les noires meurtrissures 12
Et les gouttes de sang coulant de ses blessures, 12
775 Touché par l’avarice et non par la pitié, 12
Plaignait ce bloc vivant qu’il remuait du pié. 12
Daïdha cependant, par la lutte lassée, 12
Et dans l’étroit réseau toujours plus enlacée, 12
Usait en vain, pendant ces sarcasmes affreux, 12
780 Son dernier désespoir en efforts douloureux. 12
Ses membres, palpitants sous le poids qui la froisse, 12
Par de sourds soubresauts trahissaient son angoisse ; 12
Puis enfin de son corps suivant l’épuisement, 12
Le filet affaissé resta sans mouvement. 12
785 Telle aux bords frissonnants du beau lac Méotide 12
On voit d’ardents pêcheurs une troupe cupide, 12
Dans le filet flottant qu’ils lancent de l’esquif, 12
Ramener sur la grève un jeune oiseau captif. 12
L’alcyon argenté, couché sur le rivage, 12
790 Aux mailles du lacet déchire son plumage, 12
Voit briller à travers le réseau contracté 12
Sa mer d’affection, son ciel de liberté ; 12
De ses frères de nid pour rejoindre les bandes 12
S’efforce d’élargir ses ailes toutes grandes, 12
795 Bat des pieds et du col, et du bec et des flancs, 12
L’élastique prison et ses nœuds ruisselants, 12
Et, s’affaissant enfin sous l’effort qui l’accable, 12
Souille son col de sang et sa plume de sable. 12
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