Métrique en Ligne
LAM_8/LAM147
Alphonse de LAMARTINE
JOCELYN
1836
NEUVIÈME ÉPOQUE
O nid dans la montagne où mon âme s'abrite ! 12
Me voici donc rentré pour jamais dans mon gîte, 12
Comme le passereau sans ailes pour courir 12
Qui dans un trou du mur s'abrite pour mourir ? 12
5 Oh ! d'un peu de repos que mon âme pressée 12
Y devançait de loin mes pas par ma pensée ! 12
Que l'ombre des grands monts se noyant dans les cieux, 12
Quand je fus à leurs pieds, fut amie à mes yeux ! 12
Comme je respirais, en montant leurs collines, 12
10 Les vents harmonieux exhalés des ravines, 12
Ces vents qui du mélèze au rameau dentelé 12
Sortent comme un soupir à demi consolé ! 12
Que du premier sapin l'écorce me fut douce ! 12
Que je m'étendis las et triste sur la mousse ! 12
15 Que j'y collai ma bouche en silence et longtemps ! 12
N'entendant que les coups en ma tempe battans, 12
Et l'assaut orageux de mes mille pensées 12
En larmes plus qu'en mots sur les herbes versées ! 12
Combien de fois je bus dans le creux de ma main 12
20 Un peu d'eau du torrent qui borde le chemin ! 12
Que souvent mon oreille à ses flots attentive 12
Crut reconnaître un cri dans ses bonds sur sa rive, 12
Et d'un frisson glacé me ridant tout entier, 12
M'arrêta palpitant sur le bord du sentier ! 12
25 Enfin, le soir, je vis noircir entre les cimes 12
Des arbres, mes murs gris au revers des abîmes. 12
Les villageois épars sur leurs meules de foin 12
Du geste et du regard me saluaient de loin. 12
L'œil fixé sur mon toit sans bruit et sans fumée 12
30 J'approchais, le cœur gros, de ma porte fermée ; 12
Là, quand mon pied poudreux heurta mon pauvre seuil, 12
Un tendre hurlement fut mon unique accueil ; 12
Hélas ! c'était mon chien couché sous ma fenêtre 12
Qu'avait maigri trois mois le souci de son maître. 12
35 Marthe filait assise en haut sur le palier ; 12
Son fuseau de sa main roula sur l'escalier ; 12
Elle leva sur moi son regard sans mot dire ; 12
Et comme si son œil dans mon cœur eût pu lire, 12
Elle m'ouvrit ma chambre et ne me parla pas. 12
40 Le chien seul en jappant s'élança sur mes pas, 12
Bondit autour de moi de joie et de tendresse, 12
Se roula sur mes pieds enchaînés de caresse, 12
Léchant mes mains, mordant mon habit, mon soulier, 12
Sautant du seuil au lit, de la chaise au foyer, 12
45 Fêtant toute la chambre, et semblant aux murs même, 12
Par ses bonds et ses cris, annoncer ce qu'il aime, 12
Puis sur mon sac poudreux à mes pieds étendu 12
Me couva d'un regard dans le mien suspendu. 12
Me pardonnerez-vous, vous qui n'avez sur terre 12
50 Pas même cet ami du pauvre solitaire ? 12
Mais ce regard si doux, si triste de mon chien 12
Fit monter de mon cœur des larmes dans le mien. 12
J'entourai de mes bras son cou gonflé de joie ; 12
Des gouttes de mes yeux roulèrent sur sa soie ; 12
55 O pauvre et seul ami, viens, lui dis-je, aimons-nous ! 12
Car partout où Dieu mit deux cœurs, s'aimer est doux ! 12
Hélas ! rentrer tout seul dans sa maison déserte 12
Sans voir à votre approche une fenêtre ouverte, 12
Sans qu'en apercevant son toit à l'horizon 12
60 On dise : Mon retour réjouit ma maison ; 12
Une sœur, des amis, une femme, une mère 12
Comptent de loin les pas qui me restent à faire ; 12
Et dans quelques momens, émus de mon retour, 12
Ces murs s'animeront pour m'abriter d'amour ! 12
65 Rentrer seul, dans la cour se glisser en silence 12
Sans qu'au-devant du vôtre un pas connu s'avance, 12
Sans que de tant d'échos qui parlaient autrefois 12
Un seul, un seul au moins tressaille à votre voix ! 12
Sans que le sentiment amer qui vous inonde 12
70 Déborde hors de vous dans un seul être au monde, 12
Excepté dans le cœur du vieux chien du foyer 12
Que le bruit de vos pas errans fait aboyer ! 12
N'avoir que ce seul cœur à l'unisson du vôtre 12
Où ce que vous sentez se reflète en un autre, 12
75 Que cet œil qui vous voit partir ou demeurer, 12
Qui sans savoir vos pleurs vous regarde pleurer, 12
Que cet œil sur la terre où votre œil se repose, 12
A qui, si vous manquiez, manquerait quelque chose, 12
Ah ! c'est affreux peut-être ! eh bien ! c'est encor doux ! 12
80 O mon chien ! Dieu seul sait la distance entre nous, 12
Seul il sait quel degré de l'échelle de l'être 12
Sépare ton instinct de l'âme de ton maître ; 12
Mais seul il sait aussi par quel secret rapport 12
Tu vis de son regard et tu meurs de sa mort, 12
85 Et par quelle pitié pour nos cœurs il te donne 12
Pour aimer encoreencor ceux que n'aime plus personne. 12
Aussi, pauvre animal, quoique à terre couché, 12
Jamais d'un sot dédain mon pied ne t'a touché, 12
Jamais d'un mot brutal contristant ta tendresse 12
90 Mon cœur n'a repoussé ta touchante caresse. 12
Mais toujours, ah ! toujours, en toi j'ai respecté 12
De ton maître et du mien l'ineffable bonté, 12
Comme on doit respecter sa moindre créature, 12
Frère à quelque degré qu'ait voulu la nature ! 12
95 Ah ! mon pauvre Fido, quand, tes yeux sur les miens, 12
Le silence comprend nos muets entretiens ; 12
Quand, au bord de mon lit, épiant si je veille, 12
Un seul souffle inégal de mon sein te réveille ; 12
Que lisant ma tristesse en mes yeux obscurcis 12
100 Dans les plis de mon front tu cherches mes soucis, 12
Et que pour la distraire attirant ma pensée, 12
Tu mords plus tendrement ma main vers toi baissée ; 12
Que, comme un clair miroir, ma joie ou mon chagrin 12
Rend ton œil fraternel inquiet ou serein ; 12
105 Que l'âme en toi se lève avec tant d'évidence, 12
Et que l'amour encor passe l'intelligence ; 12
Non tu n'es pas du cœur là vaine illusion, 12
Du sentiment humain une dérision, 12
Un corps organisé qu'anime une caresse, 12
110 Automate trompeur de vie et de tendresse ! 12
Non ! quand ce sentiment s'éteindra dans tes yeux, 12
Il se ranimera dans je ne sais quels cieux. 12
De ce qui s'aima tant, la tendre sympathie, 12
Homme ou plante, jamais ne meurt anéantie : 12
115 Dieu la brise un instant, mais pour la réunir ; 12
Son sein est assez grand pour nous tous contenir ! 12
Oui, nous nous aimerons comme nous nous aimâmes. 12
Qu'importe à ses regards des instincts ou des âmes ? 12
Partout où l'amitié consacre un cœur aimant, 12
120 Partout où la nature allume un sentiment, 12
Dieu n'éteindra pas plus sa divine étincelle, 12
Dans l'étoile des nuits dont la splendeur ruisselle, 12
Que dans l'humble regard de ce tendre épagneul 12
On conduisait l'aveugle et meurt sur son cercueil !!! 12
125 Oh ! viens, dernier ami que mon pas réjouisse, 12
Ne crains pas que de toi devant Dieu je rougisse ; 12
Lèche mes yeux mouillés ! mets ton cœur près du mien, 12
Et, seuls à nous aimer, aimons-nous, pauvre chien ! 12
Oh ! que l'année est lente et que le jour s'ennuie 12
130 Pendant ces mois d'hiver où la sonore pluie, 12
Par l'ouragan fouettée et battant les vitraux, 12
Du verre ruisselant obscurcit les carreaux' ; 12
Que l'horizon voilé par les brunies glacées, 12
Ainsi que mes regards, rétrécit mes pensées, 12
135 Et que je n'entends rien que le vent noir du nord 12
Sifflant par chaque fente un gémissant accord, 12
Des cascades d'hiver la chute monotone, 12
L'avalanche en lambeaux qui bondit et qui tonne, 12
Et quelques gloussemens de poules dans la cour, 12
140 Et Marthe à son rouet qui file tout le jour. 12
Alors ! ah ! c'est alors que mon âme isolée, 12
Par tous les élémens dans mon sein refoulée, 12
Comme un foyer sans air se dévorant en moi, 12
Veut se fuir elle-même et cherche autour de soi, 12
145 Et seul l'ennui de vivre entrer par chaque pore, 12
Et regarde bien loin si quelqu'un l'aime encore, 12
S'il est un seul vivant qui, par quelque lien, 12
M'adresse un souvenir et se rattache au mien ; 12
Et, ne voyant partout qu'indifférence et tombe, 12
150 Dans son vide sans bord de tout son poids retombe. 12
Tel par la caravane au désert oublié 12
L'homme cherche de l'œil la trace d'un seul pié, 12
Et regarde, aussi, loin que peut porter sa vue, 12
S'il voit à l'horizon quelque point qui remue, 12
155 Quelque tente qui fume, ou quelque palmier vert 12
Qui rompe à son regard la ligne du désert, 12
Mais qui, n'apercevant que des sables arides 12
Dont le vent du simoun a labouré les rides, 12
Sans espoir qu'aucun pied vienne le secourir 12
160 Ferme les yeux au jour et s'assied pour mourir ! 12
Puis comme un cœur brisé qu'un mot touchant ranime, 12
Et criant vers le ciel du fond de mon abîme, 12
Je jette à Dieu mon âme, et je me dis : En lui 12
J'ai les eaux de ma soif, la fin de mon ennui ; 12
165 J'ai l'ami dont le cœur de tout amour abonde, 12
La famille immortelle et l'invisible monde ! 12
Et je prie, et je pleure, et j'espère, et je sens 12
L'eau couler dans mon cœur aride, et je descends 12
Dans mon jardin trempé par les froides ondées 12
170 Visiter un moment mes plantes inondées ; 12
Je regarde à mes pieds si les bourgeons en pleurs 12
Ont de mes perce-neige épanoui les fleurs, 12
Je relève sous l'eau les tiges abattues, 12
Je secoue au soleil les cœurs de mes laitues, 12
175 J'appelle par leurs noms mes arbres en chemin, 12
Je touche avec amour leurs branches de la main ; 12
Comme de vieux amis de cœur je les aborde, 12
Car dans l'isolement mon âme qui déborde 12
De ce besoin d'aimer, sa vie et son tourment, 12
180 Au monde végétal s'unit par sentiment ; 12
Et si Dieu réduisait les plantes en poussière, 12
J'embrasserais le sol et j'aimerais la pierre !… 12
Je caresse, en rentrant, sur la mur de ma cour 12
L'aile de mes pigeons tout frissonnans d'amour, 12
185 Ou je passe et repasse une main sur la soie 12
De mon chien, dont le poil se hérisse de joie ; 12
Ou s'il vient un rayon de blanc soleil, j'entends 12
Gazouiller mes oiseaux qui rêvent le printemps ! 12
Et, répandant ainsi mon âme à ce qui m'aime, 12
190 Sur mon isolement je me trompe moi-même, 12
Et l'abîme caché de mon ennui profond 12
Se comble à la surface, et le vide est au fond ! 12
Le pauvre colporteur est mort la nuit dernière ; 12
Nul ne voulait donner des planches pour sa bière ; 12
195 Le forgeron lui-même a refusé son clou : 12
« C'est un Juif, disait-il, venu je ne sais d'où, 12
« Un ennemi du Dieu que notre terre adore, 12
« Et qui, s'il revenait, l'outragerait encore ; 12
« Son corps infecterait un cadavre chrétien. 12
200 « lux crevasses du roc traînons-le comme un chien. 12
« La croix ne doit point d'ombre à celui qui la nie, 12
« Et ce n'est qu'à nos os que la terre est bénie. » 12
Et la femme du juif et ses petits enfans 12
Imploraient vainement la pitié des passans, 12
205 Et disputant le corps au dégoût populaire 12
Retenaient par les pieds le mort sous le suaire. 12
Du scandale inhumain averti par hasard, 12
J'accourus, j'écartai la foule du regard ; 12
Je tendis mes deux mais aux enfans, à la femme ; 12
210 Je fis honte aux chrétiens de leur dureté d'âme, 12
Et, rougissant pour eux, pour qu'on l'ensevelît : 12
« Allez, dis-je, et prenez les planches de mon lit ! » 12
Puis pour leur enseigner un peu de tolérance, 12
La première vertu de l'humaine ignorance, 12
215 Et comment le soleil et Dieu luisent pour tous, 12
Et comment ses bienfaits s'épanchent malgré nous, 12
Je leur ai raconté la simple et courte histoire 12
Qui dans mon cœur alors tomba de ma mémoire. 12
Au temps où les humains se cherchaient un séjour, 12
220 Des hommes près du Nil s'établirent un jour ; 12
Amoureux et jaloux du cours qui les abreuve, 12
Ces hommes ignorans firent un dieu du fleuve. 12
Il donnera la vie à ceux qui le boiront, 12
Dirent-ils ; et c'est nous ! et les autres mourront ! 12
225 Et lorsque par hasard d'errantes caravanes 12
Voulaient en puiser l'eau dans leurs outres profanes, 12
Ils les chassaient du bord avec un bras jaloux, 12
Et se disaient entre eux : L'eau du ciel n'est qu'à nous ! 12
On ne vit qu'en nos champs, on ne boit qu'où nous sommes : 12
230 Ceux-là ne boivent pas, et ne sont pas des hommes. 12
Or, l'ange du Seigneur, entendant ces discours, 12
Disait : Que les pensers de ces hommes sont courts ! 12
Et pour leur enseigner à leurs dépens que l'onde 12
Du ciel qui la répand coule pour tout le monde, 12
235 Il amena de loin un peuple et ses chameaux 12
Qui voulaient, en passant le Nil, boire à ses eaux ; 12
Et pendant que du dieu les défenseurs stupides 12
Interdisaient son onde à leurs rivaux avides, 12
L'ange, du ciel fermé rouvrant le réservoir, 12
240 Sur l'une et l'autre armée à torrens fit pleuvoir ; 12
Et le peuple étranger but au lac des tempêtes, 12
Et l'ange dit à l'autre : Insensés que vous êtes, 12
La nue abreuve au loin ceux que vous refusez, 12
Et sa source est plus haut que celle où vous puisez. 12
245 Allez voir l'univers : chaque race a son fleuve, 12
Qui descend de ses bois, la féconde et l'abreuve ; 12
Et ces mille torrens viennent du même lieu, 12
Et toute onde se puise à la grâce de Dieu ! 12
Il la verse à son heure et selon sa mesure, 12
250 En fleuves, en ruisseaux, plus bourbeuse ou plus pure. 12
Si les vôtres, mortels, sont plus clairs et plus doux, 12
Gardez-vous d'être fiers, et moins encor jaloux ; 12
Sachez que vous avez des frères sur la terre ; 12
Que celui qui n'a pas ce qui vous désaltère 12
255 A la pluie en hiver, la rosée en été, 12
Que Dieu lui-même puise au lac de sa bonté, 12
Et qu'il donne ici-bas sa goutte à tout le monde, 12
Car tout peuple est son peuple et toute onde est son onde. 12
Cette religion qui nous enorgueillit, 12
260 C'est ce fleuve fait dieu dont on venge le lit ; 12
Vous croyez posséder seul les clartés divines, 12
Vous croyez qu'il fait nuit derrière vos collines, 12
Qu'à votre jour celui qui ne s'éclaire pas 12
Marche aveugle et sans ciel dans l'ombre du trépas ! 12
265 Or, sachez que Dieu seul, source de la lumière, 12
La répand sur toute âme et sur toute paupière ; 12
Que chaque homme a son jour, chaque âge sa clarté, 12
Chaque rayon d'en haut sa part de vérité, 12
Et que lui seul il sait combien de jour ou d'ombre 12
270 Contient pour ses enfans ce rayon toujours sombre ! 12
Le vôtre est plus limpide et plus tiède à vos yeux ; 12
Marchez à sa lueur en rendant grâce aux cieux ! 12
Mais n'interposez pas entre l'astre et vos frères 12
L'ombre de vos orgueils, la main de vos colères ; 12
275 Pour faire à leurs regards luire la vérité, 12
Réfléchissez son jour dans votre charité : 12
Car l'ange qui de Dieu viendra faire l'épreuve 12
Juge le culte au cœur comme à l'onde le fleuve ! 12
L'arc-en-ciel que Dieu peint est de toute couleur, 12
280 Mais l'éclat du rayon se juge à sa chaleur ! 12
Cette morale en drame a retourné leur âme, 12
Et l'on se disputait les enfans et la femme. 12
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
(Ici manquaient plusieurs feuilles du manuscrit.)
LES LABOUREURS.
Quelquefois dès l'aurore, après le sacrifice, 12
Ma bible sous mon bras, quand le ciel est propice, 12
285 Je quitte mon église et mes murs jusqu'au soir, 12
Et je vais par les champs m'égarer ou m'asseoir, 12
Sans guide, sans chemin, marchant à l'aventure, 12
Comme un livre au hasard feuilletant la nature ; 12
Mais partout recueilli ; car j'y trouve en tout lieu 12
290 Quelque fragment écrit du vaste nom de Dieu. 12
Oh ! qui peut lire ainsi les pages du grand livre 12
Ne doit ni se lasser ni se plaindre de vivre ! 12
La tiède attraction des rayons d'un ciel chaud 12
Sur les monts ce matin m'avait mené plus haut, 12
295 J'atteignis le sommet d'une rude colline 12
Qu'un lac baigne à sa base et qu'un glacier domine, 12
Et dont les flancs boisés aux penchans adoucis 12
Sont tachés de sapins par des prés éclaircis. 12
Tout en haut seulement des bouquets circulaires 12
300 De châtaigniers croulans, de chênes séculaires, 12
Découpant sur le ciel leurs dômes dentelés, 12
Imitent les vieux mûrs des donjons crénelés, 12
Rendent le ciel plus beau par leur contraste sombre, 12
Et couvrent à leurs pieds quelques champs de leur ombre. 12
305 On voit en se penchant luire entre leurs rameaux 12
Le lac dont les rayons font scintiller les eaux, 12
Et glisser sous le vent la barque à l'aile blanche, 12
Comme une aile d'oiseau passant de branche en branche ; 12
Mais plus près, leurs longs bras sur l'abîme penchés, 12
310 Et de l'humide nuit goutte à goutte étanchés, 12
Laissaient pendre leur feuille et pleuvoir leur rosée 12
Sur une étroite enceinte au levant exposée, 12
Et que d'autres troncs noirs enfermaient dans leur sein, 12
Comme un lac de culture en son étroit bassin ; 12
315 J'y pouvais, adossé le coude a leurs racines, 12
Tout voir, sans être vu, jusqu'au fond des ravines. 12
Déjà tout près de moi j'entendais par momens 12
Monter des pas, des voix et des mugissemens : 12
C'était le paysan de la haute chaumine 12
320 Qui venait labourer son morceau de colline, 12
Avec son soc plaintif traîné par ses bœufs blancs, 12
Et son mulet portant sa femme et ses enfans ; 12
Et je pus, en lisant ma bible ou la nature, 12
Voir tout le jour la scène et l'écrire à mesure ; 12
325 Sous mon crayon distrait le feuillet devint noir. 12
Oh ! nature, on t'adore encor dans ton miroir. 12
———————
Laissant souffler ses bœufs, le jeune homme s'appuie 12
Debout, au tronc d'un chêne, et de sa main essuie 12
La sueur du sentier sur son front mâle et doux ; 12
330 La femme et les enfans tout petits, à genoux 12
Devant les bœufs privés baissant leur corne à terre, 12
Leur cassent des rejets de frêne et de fougère, 12
Et jettent devant eux en verdoyans monceaux 12
Les feuilles que leurs mains émondent des rameaux ; 12
335 Ils ruminent en paix pendant que l'ombre obscure, 12
Sous le soleil montant, se replie à mesure, 12
Et laissant de la glèbe attiédir la froideur, 12
Vient mourir et border les pieds du laboureur. 12
Il rattache le joug, sous la forte courroie, 12
340 Aux cornes qu'en pesant sa main robuste ploie ; 12
Les enfans vont cueillir des rameaux découpés, 12
Des gouttes de rosée encore tout trempés ; 12
Au joug avec la feuille en verts festons les nouent, 12
Que sur leurs fronts voilés les fiers taureaux secouent, 12
345 Pour que leur flanc qui bat et leur poitrail poudreux 12
Portent sous le soleil un peu d'ombre avec eux ; 12
Au joug de bois poli le limon s'équilibre, 12
Sous l'essieu gémissant le soc se dresse et vibre, 12
L'homme saisit le manche, et sous le coin tranchant 12
350 Pour ouvrir le sillon le guide au bout du champ. 12
———————
O travail, sainte loi du monde, 8
Ton mystère va s'accomplir ; 8
Pour rendre la glèbe féconde, 8
De sueur il faut l'amollir ! 8
355 L'homme, enfant et fruit de la terre, 8
Ouvre les flancs de cette mère 8
Qui germe les fruits et les fleurs ; 8
Comme l'enfant mord la mamelle 8
Pour que le lait monte et ruisselle 8
360 Du sein de sa nourrice en pleurs ! 8
———————
La terre, qui se fend sous le soc qu'elle aiguise, 12
En tronçons palpitans s'amoncelle et se brise ; 12
Et tout en s'entr'ouvrant fume comme une chair 12
Qui se fend et palpite et fume sous le fer. 12
365 En deux monceaux poudreux les ailes la renversent. 12
Ses racines à nu, ses herbes se dispersent ; 12
Ses reptiles, ses vers, par le soc déterrés, 12
Se tordent sur son sein en tronçons torturés ; 12
L'homme les foule aux pieds, et, secouant le manche, 12
370 Enfonce plus avant le glaive qui les tranche ; 12
Le timon plonge et tremble, et déchire ses doigts ; 12
La femme parle aux bœufs du geste et de la voix ; 12
Les animaux, courbés sur leur jarret qui plie, 12
Pèsent de tout leur front sur le joug qui les lie ; 12
375 Comme un cœur généreux leurs flancs battent d'ardeur ; 12
Ils font bondir le sol jusqu'en sa profondeur. 12
L'homme presse ses pas, la femme suit à peine ; 12
Tous au bout du sillon arrivent hors d'haleine, 12
Es s'arrêtent ; le bœuf rumine, et les enfans 12
380 Chassent avec la main les mouches de leurs flancs. 12
———————
Il est ouvert, il fume encore 8
Sur le sol, ce profond dessin ! 8
O terre ! tu vis tout éclore 8
Du premier sillon dé ton sein ; 8
385 Il fut un Éden sans culture, 8
Mais il semble que la nature, 8
Cherchant à l'homme un aiguillon, 8
Ait enfoui pour lui sous terre 8
Sa destinée et son mystère 8
390 Cachés dans son premier sillon ! 8
Oh ! le premier jour où la plaine 8
S'entr'ouvrant sous sa forte main, 8
But la sainte sueur humaine 8
Et reçut en dépôt le grain ; 8
395 Pour voir la noble créature 8
Aider Dieu, servir la nature, 8
Le ciel ouvert roula son pli, 8
Les fibres du sol palpitèrent, 8
Et les anges surpris chantèrent 8
400 Le second prodige accompli ! 8
Et les hommes ravis lièrent 8
Au timon les bœufs accouplés, 8
Et les coteaux multiplièrent 8
Les grands peuples comme les blés, 8
405 Et les villes, ruches trop pleines, 8
Débordèrent au sein des plaines, 8
Et les vaisseaux, grands alcyons, 8
Comme à leurs nids les hirondelles, 8
Portèrent sur leurs larges ailes 8
410 Leur nourriture aux nations ! 8
Et pour consacrer l'héritage 8
Du champ labouré par leurs mains, 8
Les bornes firent le partage 8
De la terre entre les humains, 8
415 Et l'homme, à tous les droits propice, 8
Trouva dans son cœur la justice 8
Et grava son code en tout lieu, 8
Et pour consacrer ses lois même, 8
S'élevant à la loi suprême, 8
420 Chercha le juge et trouva Dieu ! 8
Et la famille, enraciné e 8
Sur le coteau qu'elle a planté, 8
Refleurit d'année en année, 8
Collective immortalité ! 8
425 Et sous sa tutèle chérie 8
Naquit l'amour de la patrie, 8
Gland de peuple au soleil germé 8
Semence de force et de gloire 8
Qui n'est que la sainte mémoire 8
430 Du champ par ses pères semé ! 8
Et les temples de l'invisible 8
Sortirent des flancs du rocher, 8
Et par une échelle insensible, 8
L'homme de Dieu put s'approcher ; 8
435 Et les prières qui soupirent, 8
Et les vertus qu'elles inspirent, 8
Coulèrent du cœur des mortels. 8
Dieu dans l'homme admira sa gloire, 8
Et pour en garder la mémoire 8
440 Reçut l'épi sur ses autels ! 8
———————
Un moment suspendu, les voilà qui reprennent 12
Un sillon parallèle, et sans fin vont et viennent 12
D'un bout du champ à l'autre, ainsi qu'un tisserand, 12
Dont la main tout le jour sur son métier courant, 12
445 Jette et retire à soi le lin qui se dévide 12
Et joint le fil au fil sur sa trame rapide. 12
La sonore vallée est pleine de leurs voix ; 12
Le merle bleu s'enfuit en sifflant dans les bois, 12
Et du chêne à ce bruit les feuilles ébranlées 12
450 Laissent tomber sur eux les gouttes distillées. 12
Cependant le soleil darde à nu, le grillon 12
Semble crier de feu sur le dos du sillon. 12
Je vois flotter, courir sur la glèbe embrasée 12
L'atmosphère palpable où nage la rosée 12
455 Qui rejaillit du sol et qui bout dans le jour, 12
Comme une haleine en feu de la gueule d'un four ; 12
Des bœufs vers le sillon le joug plus lourd s'affaisse ; 12
L'homme passe la main sur son front, sa voix baisse ; 12
Le soc glissant vacille entre ses doigts nerveux ; 12
460 La sueur, de la femme imbibe les cheveux ; 12
Ils arrêtent le char à moitié de sa course ; 12
Sur les flancs d'une roche ils vont lécher la source, 12
Et, la lèvre collée au granit humecté, 12
Savourent sa fraîcheur et son humidité. 12
———————
465 Oh ! qu'ils boivent dans cette goutte 8
L'oubli des pas qu'il faut marcher ; 8
Seigneur, que chacun sur sa route 8
Trouve son eau dans le rocher ; 8
Que ta grâce les désaltère ; 8
470 Tous ceux qui marchent sur la terre 8
Ont soif à quelque heure du jour ; 8
Fais à leur lèvre desséchée 8
Jaillir de ta source cachée 8
La goutte de paix et d'amour ! 8
475 Ah ! tous ont cette eau de leur âme : 8
Aux uns c'est un sort triomphant ; 8
A ceux-ci le cœur d'une femme ; 8
A ceux-là le front d'un enfant ! 8
A d'autres l'amitié secrète, 8
480 Ou les extases du poëte ; 8
Chaque ruche d'homme a son miel. 8
Ah ! livre à leur soif assouvie 8
Cette eau des sources de la vie ! 8
Mais ma source à moi n'est qu'au ciel. 8
485 L'eau d'ici-bas n'a qu'amertume 8
Aux lèvres qui burent l'amour, 8
Et de la soif qui me consume 8
L'onde n'est pas dans ce séjour ; 8
Elle n'est que dans ma pensée 8
490 Vers mon Dieu sans cesse élancée, 8
Dans quelques sanglots de ma voix, 8
Dans ma douceur à la souffrance ; 8
Et ma goutte à moi d'espérance 8
C'est dans mes pleurs que je la bois ! 8
———————
495 Mais le milieu du jour au repas les rappelle ; 12
Ils couchent sur le sol le fer ; l'homme dételle 12
Du joug tiède et fumant les bœufs, qui vont en paix 12
Se coucher loin du soc sous un feuillage épais ; 12
La mère et les enfans, qu'un peu d'ombre rassemble, 12
500 Sur l'herbe, autour du père, assis, rompent ensemble 12
Et se passent entre eux de la main à la main 12
Les fruits, les œufs durcis, le laitage et le pain ; 12
Et le chien, regardant le visage du père, 12
Suit d'un œil confiant les miettes qu'il espère. 12
505 Le repas achevé, la mère, du berceau 12
Qui repose couché dans un sillon nouveau, 12
Tire un bel enfant nu qui tend ses mains vers elle, 12
L'enlève et, suspendu, l'emporte à sa mamelle, 12
L'endort en le berçant du sein sur ses genoux, 12
510 Et s'endort elle-même un bras sur son époux. 12
Et sous le poids du jour la famille sommeille 12
Sur la couche de terre, et le chien seul les veille ; 12
Et les anges de Dieu d'en haut peuvent les voir, 12
Et les songes du ciel sur leurs têtes pleuvoir ! 12
———————
515 Oh ! dormez sous le vert nuage 8
De feuilles qui couvrent ce nid, 8
Homme, femme, enfans leur image, 8
Que la loi d'amour réunit ! 8
O famille, abrégé du monde, 8
520 Instinct qui charme et qui féconde 8
Les fils de l'homme en ce bas lieu, 8
N'est-ce pas toi qui nous rappelle 8
Cette parenté fraternelle 8
Des enfans dont le père est Dieu ! 8
525 Foyer d'amour où cette flamme 8
Qui circule dans l'univers 8
Joint le cœur au cœur, l'âme à l'âme, 8
Enchaîne les sexes divers, 8
Tu resserres et tu relies 8
530 Les générations, les vies 8
Dans ton mystérieux lien ; 8
Et l'amour qui du ciel émane, 8
Des voluptés culte profane, 8
Devient vertu s'il est le tien ! 8
535 Dieu te garde et te sanctifie : 8
L'homme te confie à la loi, 8
Et la nature purifie 8
Ce qui serait impur sans toi ! 8
Sous le toit saint qui te rassemble 8
540 Les regards, les sommeils ensemble, 8
Ne souillent plus ta chasteté, 8
Et sans qu'aucun limon s'y mêle, 8
Là source humaine renouvelle 8
Les torrens de l'humanité. 8
———————
545 Ils ont quitté leur arbre et repris leur journée ; 12
Du matin au couchant l'ombre déjà tournée 12
S'allonge au pied du chêne et sur eux va pleuvoir ; 12
Le lac, moins éclatant, se ride au vent du soir ; 12
De l'autre bord du champ le sillon se rapproche ; 12
550 Mais quel son a vibré dans les feuilles ? la cloche, 12
Comme un soupir des eaux qui s'élève du bord, 12
Répand dans l'air ému l'imperceptible accord, 12
Et par des mains d'enfans au hameau balancée 12
Vient donner de si loin son coup à la pensée ; 12
555 C'est l'angélus qui tinte et rappelle en tout lieu 12
Que le matin des jours et le soir sont à Dieu. 12
A ce pieux appel le laboureur s'arrête, 12
Il se tourne au clocher, il découvre sa tête, 12
Joint ses robustes mains d'où tombe l'aiguillon, 12
560 Élève un peu son âme au-dessus du sillon, 12
Tandis que les enfans, à genoux sur la terre, 12
Joignent leurs petits doigts dans les mains de leur mère. 12
———————
Prière ! ô voix surnaturelle 8
Qui nous précipite à genoux, 8
565 Instinct du ciel qui nous rappelle 8
Que la patrie est loin de nous, 8
Vent qui souffle sur l'âme humaine 8
Et de la paupière trop pleine 8
Fait déborder l'eau de ses pleurs, 8
570 Comme un vent qui par intervalles 8
Fait pleuvoir les eaux virginales 8
Du calice incliné des fleurs ! 8
Sans toi que serait cette fange ? 8
Un monceau d'un impur limon 8
575 Où l'homme après la brute mange 8
Les herbes qu'il tond du sillon ! 8
Mais par toi son aile cassée 8
Soulève encore sa pensée 8
Pour respirer au vrai séjour, 8
580 La désaltérer dans sa course 8
Et lui faire boire à sa source 8
L'eau de la vie et de l'amour ! 8
Le cœur des mères te soupire, 8
L'air sonore roule ta voix, 8
585 La lèvre d'enfant te respire, 8
L'oiseau t'écoute aux bords des bois ; 8
Tu sors de toute la nature 8
Comme un mystérieux murmure 8
Dont les anges savent le sens ; 8
590 Et ce qui souffre, et ce qui crie, 8
Et ce qui chante, et ce qui prie, 8
N'est qu'un cantique aux mille accens. 8
———————
O saint murmure des prières, 8
Fais aussi dans mon cœur trop plein, 8
595 Comme des ondes sur dès pierres, 8
Chanter mes peines dans mon sein ! 8
Que le faible bruit de ma vie 8
En extase intime ravie 8
S'élève en aspirations, 8
600 Et fais que ce cœur que tu brises, 8
Instrument dès célestes brises, 8
Éclate en bénédictions. 8
———————
Un travail est fini, l'autre aussitôt commence : 12
Voilà partout la terre ouverte à la semence ; 12
605 Aux corbeilles de jonc puisant à pleine main 12
En nuage poudreux la femme épand le grain ; 12
Les enfans, enfonçant les pas dans son ornière, 12
Sur sa trace, en jouant, ramassent là poussière 12
Que de leur main étroite ils laissent retomber 12
610 Et que les passereaux viennent leur dérober. 12
Le froment répandu, l'homme attelle la herse, 12
Le sillon raboteux la cahote et la berce ; 12
En groupe sur ce char les enfans réunis 12
Effacent sous leur poids les sillons aplanis ; 12
615 Le jour tombe, et le soir sur les herbes s'essuie ; 12
Et les vents chauds d'automne amèneront la pluie, 12
Et les neiges d'hiver sous leur tiède tapis 12
Couvriront d'un manteau de duvet les épis ; 12
Et les soleils dorés en jauniront les herbes, 12
620 Et les filles des champs viendront nouer les gerbes, 12
Et tressant sur leurs fronts les bluets, les pavots, 12
Iront danser en chœur autour des tas nouveaux ; 12
Et la meule broîra le froment sous les pierres ; 12
Et choisissant la fleur, la femme des chaumières, 12
625 Levée avant le jour pour battre le levain, 12
De ses petits enfans aura pétri le pain ; 12
Et les oiseaux du ciel, le chien, le misérable, 12
Ramasseront en paix les miettes de la table, 12
Et tous béniront Dieu dont les fécondes mains 12
630 Au festin de la terre appellent les humains ! 12
———————
C'est ainsi que ta providence 8
Sème et cueille l'humanité, 8
Seigneur, cette noble semence 8
Qui germe pour l'éternité. 8
635 Ah ! sur les sillons de la vie 8
Que ce pur froment fructifie ! 8
Dans les vallons de ses douleurs. 8
O Dieu, verse-lui ta rosée ; 8
Que l'argile fertilisée 8
640 Germe des hommes et des fleurs ! 8
———————
(Ici plusieurs dates perdues.)
Deux frères aujourd'hui se disputaient un champ 12
Dont la borne s'était déplacée en bêchant ; 12
Ils ont remis tous deux leur cause à ma parole, 12
Et je les ai jugés dans cette parabole. 12
645 Au premier temps du monde, où tout était commun, 12
Deux frères, comme vous, avaient deux champs en un. 12
Comme l'un prenait moins et l'autre davantage, 12
Ils vinrent un matin borner leur héritage ; 12
Un seul arbre planté vers le sommet du champ, 12
650 Dominait les sillons du côté du couchant ; 12
Un frère à l'autre dit : L'extrémité de l'ombre 12
De nos sillons égaux coupe juste le nombre, 12
Que l'ombre nous partage ! Ainsi fut convenu. 12
Or l'ombre s'allongea quand le soir fut venu, 12
655 Et jusqu'au bout du champ, en rampant descendue, 12
Fit un seul possesseur de toute l'étendue. 12
Vite il alla chercher les témoins de la loi, 12
Et leur dit : Regardez, toute l'ombre est à moi ; 12
Et les juges humains, en hommes, le jugèrent, 12
660 Et le champ tout entier au seul frère adjugèrent, 12
Et l'autre, par le ciel dépouillé de son bien, 12
Accusa le soleil et s'en fut avec rien. 12
L'hiver vint, l'ouragan que la saison déchaîne 12
S'engouffrant une nuit dans les branches du chêne, 12
665 Et le combattant, seul, sans frère et sans appui, 12
Le balaya de terre et son ombre avec lui. 12
Le frère dépouillé voyant l'autre sans titre, 12
Descendant à son tour, alla chercher l'arbitre, 12
Et dit : Voyez… plus d'ombre ! ainsi tout est à moi ! 12
670 Et le juge, prenant la lettre de la loi, 12
Jugea comme le vent, et le soleil et l'ombre ; 12
Et des sillons du champ sans égaler le nombre, 12
Lui donna l'héritage avec tout son contour, 12
Et tous deux eurent trop ou trop peu tour à tour ; 12
675 Et descendant du champ où la borne ainsi glisse, 12
Ils disaient dans leur cœur : Où donc est la justice ? 12
Or un sage, passant par là, les entendit, 12
Écouta leurs raisons en souriant, et dit : 12
On vous a mal jugés ; mais jugez-vous vous-même. 12
680 Votre borne flottante est de vos lois l'emblème : 12
La borne des mortels n'est jamais au milieu ; 12
Mesurez la colline à la toise de Dieu. 12
Elle n'est, mes amis, dans l'arbre ni la haie, 12
Ni dans l'ombre que l'heure ou prolonge ou balaie, 12
685 Ni dans la pierre droite avec ses deux garans, 12
Que renverse le soc ou roulent les torrens, 12
Ni dans l'œil des témoins, ni dans la table écrite, 12
Ni dans le doigt levé du juge qui limite : 12
La justice est en vous, que cherchez-vous ailleurs ? 12
690 La borne de vos champs ! plantez-la dans vos cœurs, 12
Rien ne déplacera la sienne ni la vôtre ; 12
Chacun de vous aura sa part dans l'œil de l'autre. 12
Les deux frères, du sage écoutant le conseil, 12
Ne divisèrent plus par l'ombre ou le soleil ; 12
695 Mais, dans leur équité plaçant leur confiance, 12
Partagèrent leur champ avec leur conscience, 12
Et devant l'invisible et fidèle témoin 12
Nul ne fit son sillon ni trop près ni trop loin. 12
Quelquefois le passant insulte encor le prêtre ; 12
700 J'accepte en bénissant comme mon divin maître, 12
Et ce soir, pardonnant au sarcasme moqueur, 12
J'essayais dans ces vers de soulager mon cœur. 12
Peut-être il était beau quand Rome reine et mère, 12
De l'empire du monde évoquant la chimère, 12
705 Posait son pied d'airain sur la nuque des rois, 12
Lançait du Capitole une foudre bénie, 12
Et tentait d'allonger sa double tyrannie 12
Jusqu'où va l'ombre de la croix ; 8
Quand ces pontifes-rois, distributeurs du monde, 12
710 Marquaient du doigt les parts sur une mappemonde, 12
Donnaient ou retiraient les royaumes donnés, 12
Citaient les fils d'Hapsbourg au ban du Janicule, 12
Et tendaient à baiser la poudre de leur mule 12
A leurs esclaves couronnés ; 8
715 Quand ces pêcheurs, quittant la barque évangélique, 12
Tendaient sur l'univers leur filet politique, 12
Au lieu d'âmes péchant des domaines de rois ; 12
Et, pour combler le fisc d'une oisive opulence, 12
Jetaient l'or ou le fer dans la sainte balance 12
720 Où Jésus avait mis ses poids ; 8
Lorsque dans leurs palais, regorgeant de délices, 12
Tout l'or des nations coulait avec leurs vices ; 12
Que le Tibre, souillé de profanations, 12
S'étonnait de revoir des mains sacerdotales 12
725 Mener le grand triomphe ou d'autres saturnales 12
Sur les tombeaux des Scipions ; 8
Il était beau peut-être, avec Pétrarque ou Dante, 12
D'allumer son courroux comme une lampe ardente, 12
De jeter sur l'autel sa sinistre lueur, 12
730 Et du temple avili déchirant les saints voiles, 12
De montrer sa souillure au soleil, aux étoiles, 12
Et de crier sur lui : Malheur ! 8
Lorsque du cavalier la main rude et farouche 12
Tourmente un mors d'acier et fait saigner sa bouche, 12
735 L'obéissant coursier peut parfois tressaillir ; 12
Quand on souffle longtemps le charbon sous le vase, 12
L'eau dormante à la fin, comme un cœur qui s'embrase, 12
Peut se soulever et bouillir. 8
Alors quelque péril honorait quelque audace ; 12
740 Alors le fer sacré, plus prompt que la menace, 12
Cimentait dans le sang le dogme universel, 12
Ou l'interdit vengeur, ce Dieu tonnant de Rome, 12
Grondait sur le blasphème, arrachait l'homme à l'homme, 12
Maudissait le pain et le sel !… 8
745 Mais aujourd'hui, grand Dieu ! que la ville éternelle 12
Voit ses mornes déserts s'élargir autour d'elle, 12
Qu'en pleurs elle s'asseoit, veuve, entre deux tombeaux, 12
Que le vent seul, hélas ! soulève sa poussière, 12
Et que le Tibre nu voit tomber pierre à pierre 12
750 Sa ville morte dans ses eaux ! 8
Quand les martyrs du Christ, se levant de leurs tombes, 12
Ont ramené deux fois son peuple aux catacombes, 12
Et retrempé ses mains dans son sang répandu ; 12
Quand l'ire du Seigneur, rude mais salutaire, 12
755 A courbé du genou sa tête jusqu'à terre 12
Pour redresser l'arc détendu ! 8
Quand deux fois en dix ans les Gaulois, dans la poudre, 12
Ont par leurs cheveux blancs traîné ces dieux sans foudre, 12
Et mis le temple à nud et l'autel à l'encan, 12
760 Et que de ces vieillards, qu'outrage encor la haine, 12
L'un mourut sans tombeau, l'autre possède à peine 12
L'ombre courte du Vatican ! 8
Quand le monde affranchi nage en paix dans son doute, 12
Que la croix du Clocher redescend sous la voûte, 12
765 Et que si nous venons pour prier au saint lieu 12
On ferme à deux battans les portes de l'église, 12
De peur que des soupirs l'écho ne scandalise 12
Ceux qui craignent l'ombre d'un Dieu ! 8
De l'insulte à nos fronts lancer l'écume amère, 12
770 Ah ! c'est noyer l'agneau dans le lait de sa mère, 12
C'est fouetter l'innocent de son crime expié ; 12
La malédiction revient sur le prophète, 12
Et le trait que l'injure a lancé sur sa tête 12
Retombe et lui perce le pié ! 8
775 Viens voir, jeune étranger, viens voir dans ma cabane 12
Si mon luxe sacré brille d'un or profane ; 12
Tu n'y trouveras rien, dans son triste abandon, 12
Qu'un bâton, un pain noir que le pauvre partage, 12
Un livre que j'épelle aux enfans d'un village, 12
780 Un Christ qui m'apprend le pardon ! 8
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Si pour vos soifs sans eau, l'esprit de l'Évangile 12
Est un baume enfermé dans un vase d'argile, 12
Homme ! sans le briser, transvasez la liqueur ; 12
Collez pieusement la lèvre à l'orifice, 12
785 Et recueillez les eaux de ce divin calice 12
Goutte à goutte dans votre cœur : 8
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Un mendiant trouva des médailles en terre ; 12
Dans une langue obscure on y lisait : Mystère ! 12
Méprisant l'effigie, il jeta son trésor ; 12
790 Insensé, lui dit-on, quelle erreur est la tienne ! 12
Qu'importe l'effigie ou profane ou chrétienne ? 12
O mendiant, c'était de l'or ! 8
Et j'instruis les enfans du village, et les heures 12
Que je passe avec eux sont pour moi les meilleures ; 12
795 Elles ouvrent le jour et terminent le soir. 12
Oh ! par un ciel d'été qui n'aimerait à voir 12
Cette école en plein champ où leur troupe est assise ? 12
Il est deux vieux noyers aux portes de l'église 12
Avec ses fondemens en terre enracinés, 12
800 Qui penchent leur feuillage et leurs troncs inclinés 12
Sur un creux vert de mousse où dans le cailloutage 12
S'échappe en bouillonnant la source du village. 12
De gros blocs de granit, que son onde polit, 12
Blanchis par son écume, interrompent son lit. 12
805 Sur ce tertre, glissant de colline en colline, 12
L'œil embrasse au matin l'horizon qu'il domine ; 12
Et regarde, à travers les branches de noyer, 12
Les lacs lointains bleuir et la plaine ondoyer. 12
C'est là qu'aux jours sereins, rassemblés tous, leur troupe 12
810 Selon l'âge et le sexe en désordre se groupe. 12
Les uns au tronc de l'arbre adossés deux ou trois ; 12
Les autres garnissant les marches de la croix ; 12
Ceux-là sur les rameaux, ceux-ci sur les racines 12
Du noyer qui serpente au niveau des ravines ; 12
815 Quelques-uns sur la tombe et sur les tertres verts 12
Dont les morts du printemps sont déjà recouverts, 12
Comme des blés nouveaux reverdissant sur l'aire 12
Où des épis battus ont germé dans la terre. 12
Cependant au milieu de ces fils du hameau, 12
820 Ma voix grave se mêle au murmure de l'eau, 12
Pendant que leurs brebis broutent l'herbe nouvelle 12
Sur la couche des morts ; que l'agile hirondelle 12
Rase les bords de l'onde, attrapant dans son vol 12
L'insecte qui se joue au rayon sur le sol, 12
825 Et que les passereaux, instruits par l'habitude, 12
Enhardis par leur calme et par leur attitude, 12
Entourent les enfans et viennent sous leur main 12
S'abattre et s'attrouper pour émietter leur pain. 12
Je me pénètre bien de ce sublime rôle 12
830 Que sur ces cœurs d'enfans exerce ma parole ; 12
Je me dis que je vais donner à leur esprit 12
L'immortel aliment dont l'ange se nourrit, 12
La vérité, de l'homme incomplet héritage, 12
Qui descend jusqu'à nous de nuage en nuage, 12
835 Flambeau d'un jour plus pur, que les traditions 12
Passent de mains en mains aux générations ; 12
Que je suis un rayon de cette âme éternelle 12
Qui réchauffe la terre et qui la renouvelle, 12
L'étincelle de Dieu qui, brillant à son tour, 12
840 Dans la nuit de ces cœurs doit allumer son jour. 12
Et, la main sur leurs fronts baissés, je lui demande 12
De préparer mon cœur pour qu'un Verbe y descende ! 12
D'élever mon esprit à la simplicité 12
De ces esprits d'enfans, aube de vérité ! 12
845 De mettre assez de jour pour eux dans mes paroles, 12
Et de me révéler ces claires paraboles 12
Où le maître, abaissé jusqu'au sens des humains, 12
Faisait toucher le ciel aux plus petites mains ! 12
Puis je pense tout haut pour eux ; le cercle écoute, 12
850 Et mon cœur dans leurs cœurs se verse goutte à goutte. 12
Je ne surcharge pas leur sens et leur esprit 12
Du stérile savoir dont l'orgueil se nourrit ; 12
Bien plus que leur raison j'instruis leur conscience : 12
La nature et leurs yeux ; c'est toute ma science ! 12
855 Je leur ouvre ce livre, et leur montre en tout lieu 12
L'espérance de l'homme et la bonté de Dieu. 12
Pour leur enseigner Dieu, son culte et ses prodiges, 12
Je ne leur conte pas ces vulgaires prestiges 12
Qui, confondant l'erreur avec la vérité, 12
860 Font d'une foi céleste une crédulité, 12
Honte au Dieu trois fois saint prouvé par l'imposture ! 12
Son témoin éternel, à nous, c'est sa nature ! 12
Son prophète éternel, à nous, c'est sa raison ! 12
Ses cieux sont assez clairs pour y lire son nom ! 12
865 Avec eux chaque jour je déchiffre et j'épelle 12
De ce nom infini quelque lettre nouvelle, 12
Je leur montre ce Dieu, tantôt dans sa bonté 12
Mûrissant pour l'oiseau le grain qu'il a compté ; 12
Tantôt, dans sa sagesse et dans sa providence, 12
870 Gouvernant sa nature avec tant d'évidence ! 12
Tantôt… Mais aujourd'hui c'était dans sa grandeur : 12
La nuit tombait ; des cieux la sombre profondeur 12
Laissait plonger les yeux dans l'espace sans voiles 12
Et dans l'air constellé compter les lits d'étoiles 12
875 Comme à l'ombre du bord on voit sous des flots clairs 12
La perle et le corail briller au fond des mers. 12
Celles-ci, leur disais-je, avec le ciel sont nées : 12
Leur rayon vient à nous sur des millions d'années ! 12
Des mondes, que peut seul peser l'esprit de Dieu, 12
880 Elles sont les soleils, les centrés, le milieu ; 12
L'océan de l'Éther les absorbe en ses ondes 12
Comme des grains de sable, et chacun de ces mondes 12
Est lui-même un milieu pour des mondes pareils, 12
Ayant ainsi que nous leur lune et leurs soleils, 12
885 Et voyant comme nous des firmamens sans terme 12
S'élargir devant Dieu sans que rien le renferme !… 12
Celles-là, décrivant des cercles sans compas, 12
Passèrent une nuit, ne repasseront pas. 12
Du firmament entier la page intarissable 12
890 Ne renfermerait pas le chiffre incalculable 12
Des siècles qui seront écoulés jusqu'au jour 12
Où leur orbite immense aura fermé son tour. 12
Elles suivent la courbe où Dieu les a lancées ; 12
L'homme, de son néant, les suit par ses pensées !… 12
895 Et ceci, mes enfans, suffit pour vous prouver 12
Que l'homme est un esprit, puisqu'il peut s'élever 12
De ce point de poussière, et des ombres humaines, 12
Jusqu'à ces cieux sans fond et ces grands phénomènes ; 12
Car voyez, mesurez, interrogez vos corps ! 12
900 Pour monter à ces feux faites tous vos efforts ! 12
Vos pieds ne peuvent pas vous porter sur ces ondes ; 12
Votre main ne peut pas toucher, peser ces mondes ; 12
Dans les replis des cieux quand ils sont disparus, 12
Derrière leur rideau votre œil ne les voit plus ; 12
905 Nulle oreille n'entend sur la mer infinie 12
De leurs vagues d'Éther l'orageuse harmonie ; 12
Le souffle de leur vol ne vient pas jusqu'à vous ; 12
Sous le dais de la nuit ils vous semblent des clous ; 12
Et l'homme cependant arpente cette voûte ; 12
910 D'avance, à l'avenir, nous écrivons leur route ; 12
Nous disons à celui qui n'est pas encor né 12
Quel jour au point du ciel tel astre ramené 12
Viendra de sa lueur éclairer l'étendue, 12
Et rendre au firmament son étoile perdue. 12
915 Et qu'est-ce qui le sait ? et qu'est-ce qui l'écrit ? 12
Ce ne sont pas vos sens, enfans ! c'est donc l'esprit ; 12
C'est donc cette âme immense, infinie, immortelle, 12
Qui voit plus que l'étoile et qui vivra plus qu'elle !… 12
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Ces sphères, dont l'Éther est le bouillonnement, 12
920 Ont emprunté de Dieu leur premier mouvement ! 12
Avez-vous calculé parfois dans vos pensées 12
La force de ce bras qui les a balancées ? 12
Vous ramassez souvent dans la fronde ou la main 12
La noix du vieux noyer, le caillou du chemin, 12
925 Imprimant votre effort au poignet qui les lance ; 12
Vous mesurez, enfans, la force à la distance : 12
L'une tombe à vos pieds, l'autre vole à cent pas, 12
Et vous dites : Ce bras est plus fort que mon bras. 12
Eh bien ! si par leurs jets vous comparez vos frondes, 12
930 Qu'est-ce donc que la main qui lançant tous ces mondes, 12
Ces mondes dont l'esprit ne peut porter le poids 12
Comme le jardinier qui sème aux champs ses pois, 12
Les fait fendre le vide et tourner sur eux-même 12
Par l'élan primitif sorti du bras suprême, 12
935 Aller et revenir, descendre et remonter 12
Pendant des temps sans fin que lui seul sait compter, 12
De l'espace et du poids, et des siècles se joue, 12
Et fait qu'au firmament ces mille chars sans roue 12
Sont portés sans ornière et tournent sans essieu ? 12
940 Courbons-nous, mes enfans ! c'est la force de Dieu !… 12
Maintenant cherchez-vous quelle est l'intelligence 12
Qui croise tous les fils de cette trame immense, 12
Et les fait l'un vers l'autre à jamais graviter 12
Sans que dans leur orbite ils aillent se heurter ? 12
945 Enfans, quand vous allez paître au loin vos génisses 12
Aux flancs de la montagne, aux bords des précipices. 12
Et qu'assis sur un roc vous avez sous vos pas 12
Ce lac bleu comme un ciel qui se déploie en bas, 12
Vous voyez quelquefois l'essaim des blanches voiles 12
950 Disséminé sur l'eau comme au ciel les étoiles, 12
De tous les points du lac se détacher des bords, 12
Sortir des golfes verts ou rentrer dans les ports, 12
Ou, se groupant en cercle, avec la proue écrire 12
Des évolutions que le regard admire ; 12
955 Et vous ne craignez pas, mes amis, cependant, 12
Que ces frêles esquifs, l'un l'autre s'abordant, 12
Se submergent sous l'onde, ou que leurs blanches ailes, 12
Se froissant dans leur vol, se déchirent entre elles ; 12
Car quoique sous la voile on ne distingue rien 12
960 Dans cet éloignement, pourtant vous savez bien 12
Que de chaque nacelle un pêcheur tient la rame, 12
Que chacun des bateaux a son œil et son âme, 12
Qui gouverne à son gré sa course de la main 12
Et lui fait discerner et choisir son chemin. 12
965 Eh bien ! pour diriger sur l'eau cette famille, 12
S'il faut une pensée à la frêle coquille, 12
Ces mondes que de Dieu l'effort seul peut brider 12
N'en auraient-ils pas une aussi pour se guider ? 12
Ils en ont, mes enfans ! Dieu même est leur pilote ! 12
970 C'est lui qui dans son ciel a fait cingler leur flotte ; 12
Chacun de ces soleils, éclairé par son œil, 12
Sait sur ces océans son port ou son écueil ; 12
Tous ont reçu de lui le signal et la route, 12
Pour paraître à son heure, à leur point de sa voûte. 12
975 L'œuvre de chaque globe à son appel monté 12
Est de glorifier sa sainte volonté, 12
De suivre avec amour le sentier qu'il lui trace, 12
Et de refléter Dieu dans le temps et l'espace ! 12
Et tous obéissans, de rayon en rayon, 12
980 Se transmettent son ordre et font luire son nom, 12
Et sa gloire en jaillit de système en système, 12
Et tout ce qu'il a fait lui rend gloire de même, 12
Et sans acception son œil monte et descend 12
De l'orbe des soleils aux cheveux de l'enfant ! 12
985 Et jusqu'au battement de l'insensible artère 12
De l'insecte qui rampe à vos pieds sur la terre !… 12
Et ne vous troublez pas devant cette grandeur, 12
Ne craignez pas jamais que dans la profondeur 12
Des êtres, dont la foule obscurcit sa paupière, 12
990 L'ombre de ces grands corps vous cache sa lumière ! 12
Ne dites pas, enfans, comme d'autres ont dit : 12
Dieu ne me connaît pas, car je suis trop petit ; 12
Dans sa création ma faiblesse me noie ; 12
Il voit trop d'univers pour que son œil me voie. 12
995 L'aigle de la montagne un jour dit au soleil : 12
Pourquoi luire plus bas que ce sommet vermeil ? 12
A quoi sert d'éclairer ces prés, ces gorges sombres, 12
De salir tes rayons sur l'herbe dans ces ombres ? 12
La mousse imperceptible est indigne de toi !… 12
1000 — Oiseau, dit le soleil, viens et monte avec moi !… 12
L'aigle, avec le rayon s'élevant dans la nue, 12
Vit la montagne fondre et baisser à sa vue, 12
Et quand il eut atteint son horizon nouveau, 12
A son œil confondu tout parut de niveau. 12
1005 — Eh bien ! dit le soleil, tu vois, oiseau superbe, 12
Si pour moi la montagne est plus haute que l'herbe. 12
Rien n'est grand ni petit devant mes yeux géans : 12
La goutte d'eau me peint comme les océans ; 12
De tout ce qui me voit je suis l'astre et la vie, 12
1010 Comme le cèdre altier l'herbe me glorifie ; 12
J'y chauffe la fourmi, des nuits j'y bois les pleurs, 12
Mon rayon s'y parfume en traînant sur les fleurs ! 12
Et c'est ainsi que Dieu, qui seul est sa mesure, 12
D'un œil pour tous égal voit toute sa nature !… 12
1015 Chers enfans, bénissez, si votre cœur comprend, 12
Cet œil qui voit l'insecte et pour qui tout est grand ! 12
(Plusieurs dates manquent ici.)
Je suis le seul pasteur de ce pays sauvage ; 12
Pauvre troupeau sans guide ! Un homme tout en nage 12
Est monté jusqu'ici d'un village lointain ; 12
1020 Il a marché toujours depuis le grand matin ; 12
Dans un petit hameau du chemin d'Italie, 12
Une femme malade est, dit-il, recueillie ; 12
Jeune, belle et mourante, à ses derniers instans 12
Elle demande un prêtre : arriverai-je à temps ? 12
1025 Une lampe éclairait seule la chambre obscure. 12
Et l'ombre des rideaux me cachait la figure ; 12
Je ne distinguais rien dans cette obscurité 12
Qu'un front pâle et mourant sur l'oreiller jeté, 12
Et de longs cheveux blonds répandus en désordre 12
1030 Que sur un sein, deux mains d'albâtre semblaient tordre, 12
Et qui, lorsque ses mains les laissaient s'épancher, 12
Roulaient des bords du lit jusque sur le plancher. 12
« Mon père, » murmura tout bas la voix de femme… 12
L'accent de cette voix alla jusqu'à mon âme 12
1035 Je ne sais d'une voix quel vague souvenir 12
Y vibrait ; je ne pus qu'à demi retenir 12
Un cri que le respect refoula dans ma bouche, 12
Et je m'assis tremblant au chevet de la couche. 12
« Mon père, pardonnez, reprit la même voix ; 12
1040 « Les chemins sont mauvais, les j ours courts, les temps froids ! 12
« Je vous ai fait venir de loin, bien loin peut-être ; 12
« Mais vous vous souvenez que votre divin maître, 12
« Sans craindre de souiller ses pieds ni ses habits, 12
« Rapportait sur son cou la moindre des brebis ! 12
1045 « Hélas ! de sa bonté nulle ne fut moins digne : 12
« Pourtant je fus marquée autrefois de son signe, 12
« Et je veux, en quittant ce vallon de douleur, 12
« Revenir et mourir aux pieds du bon pasteur ! 12
« J'ai tant perdu sa voie et rejeté ses grâces 12
1050 « Qu'il a depuis longtemps abandonné mes traces ! 12
« Mais avant de juger mes fautes dans la foi, 12
« Comme homme, comme ami, mon père, écoutez-moi ! 12
« Vous connaîtrez bientôt celles dont je m'accuse : 12
« Plus mes péchés sont grands, plus j'ai besoin d'excuse ! 12
1055 « Ma mère, qui mourut en me donnant le jour, 12
« Me retira trop tôt l'ombre de son amour ; 12
« Mon père, qui m'aimait avec trop de tendresse, 12
« Ne m'a jusqu'à quinze ans nourri que de caresse ; 12
« J'étais libre avec lui comme l'oiseau des champs, 12
1060 « Et toutes mes vertus n'étaient que mes penchans. 12
« L'âme va comme l'onde où sa pente l'incline : 12
« Je ne savais qu'aimer. A quinze ans orpheline, 12
« Dirai-je mon bonheur ? ou mon malheur ? hélas ! 12
« Fit descendre du ciel un ami sur mes pas. 12
1065 « Un jeune homme au front d'ange, et tel qu'un cœur de femme 12
« En rapporte en naissant l'image dans son âme, 12
« Tel que plus tard, hélas ! son cœur en rêve en vain ! 12
« Fier, tendre, à l'œil de flamme, au sourire divin, 12
« Météore qui donne à l'âme un jour céleste, 12
1070 « Et de la vie après décolore le reste ! 12
« En un désert deux ans le sort nous enferma : 12
« Je l'aimai sans penser que j'aimais ; il m'aima 12
« Sans distinguer l'amour d'une amitié plus pure, 12
« Car des habits trompeurs déguisaient ma figure ; 12
1075 « Et notre grotte vit les amours innocens 12
« De ce ciel où l'amour n'a pas besoin des sens. 12
« Il m'aima ! pardonnez, ô mon père, à mes larmes ! 12
« Pour ma bouche expirante, oui, ce mot a des charmes ! 12
« Il m'aima ! lui ? moi ?… lui !… ce mot fait mon orgueil ! 12
1080 « Il résonne encor doux au bord de mon cercueil ! 12
« Quels que soient les remords dont ma vie est semée, 12
« Dieu me regardera puisque j'en fus aimée !… » 12
Son accent s'élevait, mais je n'entendais plus. 12
Laurence !… c'était elle ! un bruit sourd et confus 12
1085 Tintait dans mon oreille et grondait dans ma tête ; 12
Mon front, mon cœur, mon sang n'étaient qu'une tempête ; 12
Les objets s'effaçaient sous mon regard errant ; 12
Mes pensers dans mon front roulaient comme un torrent, 12
Et mon esprit flottant sur toutes, sur aucune, 12
1090 En vain comme un éclair voulait en saisir une ; 12
Chacune tour à tour fuyait et m'entraînait ; 12
Dans mon chaos d'esprit tout croulait, tout tournait ; 12
Si je parlais, ma voix me ferait reconnaître ; 12
Avant le saint pardon je la tûrais peut-être ! 12
1095 Indiscret confident, si je n'osais parler 12
Ses douloureux secrets allaient se révéler ; 12
Coupable de parler, coupable de me taire, 12
J'allais trahir sa vie ou mon saint ministère ! 12
Pouvais-je, homme de Dieu, me récuser ? oh non ! 12
1100 Oh ! qui lui donnerait mieux le divin pardon ? 12
De quel cœur plus ami la brûlante prière 12
Appellerait la paix de Dieu sur sa paupière ? 12
Quels pleurs s'uniraient plus à ses pleurs ? quelle main 12
Du festin de la mort lui romprait mieux le pain ? 12
1105 Et quel adieu plus tendre, à ce départ suprême, 12
L'accompagnerait mieux que cette voix qu'elle aime ? 12
Oh ! sans doute c'était Dieu qui me l'envoyait, 12
Et qui par ce seul jour en une heure payait 12
De mon amour vaincu le si long sacrifice : 12
1110 Il m'avait réservé ce jour dans sa justice ! 12
Me rapportant Laurence à son dernier moment. 12
Sa grâce du pardon me faisait l'instrument ! 12
J'allais donner le ciel dans l'auguste mystère 12
A celle à qui j'aurais voulu donner la terre ! 12
1115 Et j'allais envoyer m'attendre dans les cieux 12
Le souffle de mon sein, le rayon de mes yeux ! 12
Dans la confusion de ce doute terrible, 12
J'étais sans mouvement comme un bloc insensible. 12
Le trouble de mes sens enfin s'atténua ; 12
1120 Sa voix reprit son timbre ; elle continua : 12
« Hélas ! de lui, mon père, à peine séparée, 12
« Le monde sait jusqu'où je me suis égarée ; 12
« L'époux à qui mon sort sans mon cœur fut uni, 12
« Du crime de m'aimer par mon cœur fut puni ; 12
1125 « Mon dégoût lui rendait en horreur ses tendresses, 12
« Et voyait un opprobre en ses moindres caresses : 12
« Il mourut d'amertume, hélas ! en m'adorant ; 12
« Je ne lui pardonnai de m'aimer qu'en mourant !… 12
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. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
« Veuve et libre à vingt ans, et déjà renommée 12
1130 « Pour ma beauté partout avec mon nom semée, 12
« Des flots d'adorateurs roulèrent sur mes pas ; 12
« Je les laissai m'aimer, mais moi, je n'aimai pas : 12
« L'ombre de mon ami, m'entourant d'un nuage, 12
« Toujours entre eux et moi jetait sa chère image ; 12
1135 « Et d'un œil attendri quand je leur souriais, 12
« Hélas ! les insensés ! c'est lui que je voyais ! 12
« Tant d'un éclat trop pur l'âme jeune éblouie 12
« Ternit toute autre chose ensuite dans la vie ! 12
« Ah ! malheur à qui voit devant ses yeux passer 12
1140 « Une apparition qui ne peut s'effacer ! 12
« Le reste de ses jours est bruni par une ombre : 12
« Après un jour divin, mon père, tout est sombre !… 12
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« Pourtant lasse du vide où mon cœur se perdait, 12
« Ivre du souvenir brûlant qui débordait, 12
1145 « J'essayai quelquefois de me tromper moi-même. 12
« De regarder un front et de dire : Je l'aime ! 12
« J'écoutais comme si mon coeur avait aimé ; 12
« Mais froide au sein du feu que j'avais allumé, 12
« Je sentais tout à coup défaillir ma pensée, 12
1150 « Transir mon cœur brûlant sous une main glacée ; 12
« Je repoussais l'objet indigne loin de moi, 12
« Je disais en courroux : Va-t'en ! ce n'est pas toi !… 12
« Et cherchant au hasard parmi ce qui m'adore 12
« Une autre illusion, je la chassais encore ! 12
1155 « D'un angélique amour l'ineffaçable odeur, 12
« Au moment de tomber, me remontait au cœur ; 12
« Et la goutte du ciel, sur mes lèvres restée, 12
« Rendait toute autre coupe amère et détestée ; 12
« Aussi, bien que tant d'ombre ait terni ma beauté, 12
1160 « Bien qu'un monde, témoin de ma légèreté, 12
« Sur mes goûts fugitifs mesurant mes faiblesses, 12
« M'ait mise au rang honteux des grandes pécheresses ; 12
« Bien que j'eusse voulu, du mal faisant mon bien, 12
«Venger sur d'autres cœurs les tortures du mien, 12
1165 « Ou payer de ma vie ou de ma renommée 12
« La puissance d'aimer comme j'étais aimée ; 12
« Quoique ne regardant que d'un cœur ennemi 12
« Le Dieu qui m'arrachait mon frère et mon ami, 12
« Je le dis devant vous, devant ce Dieu lui-même, 12
1170 « Devant la vérité qui luit au jour suprême, 12
« Devant le cher fantôme et le saint souvenir 12
« De celui qu'en mentant je craindrais de ternir, 12
« Non par ma force, hélas ! mais par mon impuissance, 12
« Par mépris, par dégoût, plus que par innocence, 12
1175 « Mon cœur est resté vierge et pur jusqu'à ce jour ! 12
« Oui, mon âme est encor vierge à force d'amour, 12
« Et rapporte au tombeau, sans l'avoir altérée, 12
« L'image de celui qui l'avait consacrée ! 12
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« Et cependant mes jours, brûlés par la douleur, 12
1180 « S'en allaient desséchés et pâlis dans leur fleur ; 12
« Et je sentais ma vie, à sa source blessée, 12
« Mourir, toujours mourir aux coups d'une pensée ! 12
« Comme un arbre au printemps que le ver pique au cœur, 12
« Mon front jeune cachait ma mortelle langueur, 12
1185 « Mais je voyais la mort, là tout près, sur ma voie, 12
« Et j'en avais dans l'âme une féroce joie ! 12
« C'était le seul remède à mon mal sans espoir ; 12
« Pourtant avant la mort je voulus encor voir 12
« Le lieu de notre exil, ces monts, ce point de terre 12
1190 « Qui fut de mon bonheur deux ans le sanctuaire, 12
« Et retrouver, en songe au moins, dans ce séjour, 12
« Ma première innocence et mon céleste amour ; 12
« Je revis le désert et la roche escarpée, 12
« Et là du dernier coup mon âme fut frappée. 12
1195 « Tout mon bonheur passé se leva sous mes pas ; 12
« Je pressai mille fois son ombre dans mes bras ; 12
« Chaque pan de rocher, du lac, des précipices, 12
« Ramenèrent pour moi des heures de délices ; 12
« Ce cœur qui les cherchait n'a pu les soutenir : 12
1200 « Comme on meurt de douleur, il meurt de souvenir ! 12
« Et l'on me rapporta de la grotte, éperdue, 12
« Et mourant d'une mort que j'ai trop attendue ! » 12
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Elle se tut ; ses dents grinçaient ; puis reprenant : 12
« Vous savez qui je fus, jugez-moi maintenant ! » 12
1205 Sur sa couche incliné, l'œil au ciel, les mains hautes, 12
Je la bénis du cœur et j'entendis ses fautes ! 12
Quand elle eut achevé, je lui ; dis quelques mots, 12
Tout étouffés de pleurs, tout brisés de sanglots, 12
Où l'accent altéré de ma voix trop émue, 12
1210 A son oreille encor la laissait inconnue. 12
Je cherchais — dans mon cœur ces trésors de pardon 12
Dont pour la dernière heure un Dieu nous a fait don ; 12
Puis avant de verser l'innocence à son âme : 12
« Vous en repentez-vous de ces péchés, madame ? 12
1215 « Je tiens sur votre front l'indulgence en suspens ; 12
« Dieu n'attend que ce mot ! » — « Oh ! oui, je me repens 12
« De tout ce que mon cœur reproche à ma pensée, 12
« De mes jours prodigués, de ma vie insensée, 12
« D'avoir tant soupiré pour ramener ailleurs 12
1220 « Ce que Dieu n'alluma qu'une fois dans deux cœurs, 12
« De cet oubli du ciel dont je fus prévenue 12
« Par cette grâce même, hélas ! qui m'a perdue ! 12
« De ce temps en soupirs pour du vent consumé ! 12
« Je me repens de tout, hors de l'avoir aimé ! 12
1225 « Et si devant ce Dieu mon amour est coupable, 12
« Que dans l'éternité sa vengeance m'accable ! 12
« Je ne puis m'arracher du cœur, même aujourd'hui, 12
« Le seul être ici-bas qui m'ait fait croire en lui ! 12
« Et dans mes yeux mourans son image est si belle, 12
1230 « Que je ne comprends pas le ciel même sans elle ! 12
« Oh ! s'il était là, lui ! si Dieu me le rendait ! 12
« Même à travers la mort, oh ! s'il me regardait ! 12
« Si cette heure à ma vie eût été réservée ! 12
« Si j'entendais sa voix, je me croirais sauvée ! 12
1235 « Sa voix m'adoucirait jusqu'au lit du tombeau ! » 12
« Laurence ! entendez-la ! » criai-je. Le flambeau 12
Jeta comme un éclair du ciel dans l'ombre obscure ; 12
Elle se souleva pour fixer ma figure : 12
« Dieu ! c'est bien lui,» dit-elle. « Oui, Laurence ! oui, c'est moi ! 12
1240 « Ton frère, ton ami, là, vivant devant toi ! 12
« C'est moi que le Seigneur au jour de grâce envoie 12
« Pour te rendre la main et t'aplanir la voie, 12
« Pour laver plus que toi tes péchés dans mes pleurs ! 12
« Tes fautes, mon enfant, ne sont que tes malheurs ; 12
1245 « C'est moi seul qui jetai le trouble dans ta vie ; 12
« Tes péchés sont les miens, et je t'en justifie ! 12
« Peines, crimes, remords, sont communs entre nous ; 12
« Je les prends tous sur moi pour les expier tous ; 12
« J'ai du temps, j'ai des pleurs, et Dieu, pour innocence, 12
1250 « Va te compter là-haut ma dure pénitence ! 12
« Ah ! reçois de ce cœur au tien prédestiné 12
« Le plus tendre pardon qu'il ait jamais donné ! 12
« Reçois de cette main, que Dieu seul t'a ravie, 12
« Ta précoce couronne et l'éternelle vie ! 12
1255 « Réunis à l'entrée, au terme du chemin, 12
« Tous les dons du Seigneur t'attendaient dans ma main. 12
« Aime-la pour ces dons de Dieu ! crois, aime, espère ! 12
« Laurence, cette main t'absout au nom du Père ! » 12
Et comme j'achevais le signe de la croix, 12
1260 Et que les mots sacrés expiraient dans ma voix, 12
Je sentis ses doigts froids saisir ma main contrainte, 12
L'attirer sur sa bouche en une ardente étreinte ; 12
Et quand à ce transport je voulus m'opposer, 12
Son âme avait passé dans ce dernier baiser ! 12
1265 Et ma main que serrait encor sa main raidie, 12
Resta toute la nuit dans sa main refroidie ; 12
Jusqu'à ce que le ciel commençant à pâlir, 12
Les femmes du hameau vinrent l'ensevelir !… 12
Ouvert le testament. C'est à moi qu'elle donne 12
1270 Tous ses biens ; qu'en ferais-je ? Elle prie, elle ordonne 12
Qu'au tombeau paternel son corps soit rapporté 12
La nuit, par un seul prêtre, à la fosse, escorté, 12
Pour que son cœur mortel s'endorme et ressuscite 12
Au seul lieu d'ici-bas que sa pensée habite ! 12
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1275 Ah ! Laurence ! ah ! c'est moi, moi qui t'y coucherai ; 12
Dans ta tombe, ô ma sœur, c'est moi qui t'étendrai ! 12
De cette voix jadis si chère à ton oreille, 12
Oh ! que ce soit aussi moi seul qui l'y réveille ! 12
Ce corps je le reçois, mais ces biens je les rends, 12
1280 Ce n'est que dans le ciel que nous sommes parens ! 12
Mon nom, dans cet écrit, que le feu le dévore : 12
Dieu le sait, il suffit ; que le monde l'ignore ! 12
O mon Dieu ! congédie enfin ton serviteur, 12
Il tombe, il a fini son œuvre de douleur ! 12
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1285 Quatre hommes des chalets, sur des branches de saules, 12
Étaient venus chercher le corps sur leurs épaules ; 12
Nous partîmes la nuit, eux, un vieux guide et moi. 12
Je marchais le dernier, un peu loin du convoi, 12
De peur que le sanglot, que j'étouffais à peine, 12
1290 Ne trahît dans le prêtre une douleur humaine, 12
Et que sur mon visage en pleurs, on ne pût voir 12
Lutter la foi divine avec le désespoir. 12
C'était une des nuits sauvages de novembre 12
Dont la rigueur saisit l'homme par chaque membre, 12
1295 Où sur le sol qui meurt d'âpres sensations, 12
Tout frissonne ou gémit dans des convulsions. 12
Les sentiers creux, glissans, sous une fine pluie, 12
Buvaient les brouillards froids que la montagne essuie ; 12
Les nuages rasaient les arbres dans leur vol, 12
1300 La feuille en tourbillon ondoyait sur le sol ; 12
Les vents lourds de l'hiver, qui soufflaient par rafales, 12
Échappés des ravins, hurlaient par intervalles, 12
Secouaient le cercueil dans les bras des porteurs, 12
Et détachant du drap la couronne de fleurs 12
1305 Qu'avaient mise au linceul les femmes du village, 12
M'en jetaient en sifflant les feuilles au visage : 12
Symbole affreux du sort, qui jette avec mépris 12
Au front de l'homme heureux son bonheur en débris ! 12
La lune, qui courait entre les pâles nues, 12
1310 Tantôt illuminait les pins des avenues, 12
Et tantôt, retirant dans le ciel sa clarté, 12
Nous laissait à tâtons percer l'obscurité ; 12
Et moi, pour accomplir mon cruel ministère, 12
Sous mon front mort et froid renfermant mon mystère, 12
1315 J'essayais de chanter, dans un saignant effort, 12
Quelques notes des chants consacrés à la mort ; 12
Et ma voix chaque fois, dans mon sein repoussée, 12
Se brisait en tronquant l'antienne commencée, 12
Et mes pleurs dans mes chants ravalés à grands flots, 12
1320 Sortant avec mes cris, les changeaient en sanglots. 12
O chant de paix des morts que démentait mon âme ! 12
Chœur funèbre chanté pendant l'horreur du drame ! 12
Ah ! vous n'êtes jamais sorti des voix d'un chœur, 12
En faisant éclater plus de fibres du cœur ! 12
1325 Et cependant, mon Dieu ! faut-il que je l'avoue ? 12
Un éclair quelquefois souriait sur ma joue, 12
Une amère douceur venait me soulager, 12
Comme un homme qui sent son fardeau plus léger. 12
Je me disais de l'âme, en m'excitant moi-même : 12
1330 Allons, je n'ai donc plus qu'à suivre ce que j'aime ! 12
Plus rien derrière moi sur ce bord du tombeau ! 12
Plus rien dans cet exil à regretter de beau ! 12
Tout ce qu'aima mon œil a déserté la terre ! 12
J'y suis encor, Seigneur, mais j'y suis solitaire, 12
1335 Et je n'ai plus ici qu'à m'asseoir un instant. 12
Et qu'à tendre les mains vers ces mains qu'on me tend ! 12
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
De temps en temps, lassés de leur funèbre charge, 12
Les porteurs s'arrêtaient, et sur la verte marge 12
Des sentiers parcourus déposant leur fardeau, 12
1340 S'éloignaient altérés pour chercher un peu d'eau ; 12
Seul alors, je restais un moment en prière, 12
A genoux, et le front sur le front de la bière, 12
Et laissant sur le bois mes lèvres se poser, 12
De l'éternel amour chaste et secret baiser ! 12
1345 Puis je me relevais et reprenais ma course, 12
Comme si j'avais bu moi-même à quelque source ! 12
Déjà le crépuscule et son pâle rayon 12
Dévoilait par degrés à mes yeux l'horizon. 12
Comme un homme qui rêve à demi dans un rêve 12
1350 Un fantôme adoré qui de l'ombre se lève. 12
Chaque place parlait de Laurence à mes yeux : 12
C'était la roche creuse où le berger pieux 12
Venait cacher pour nous le pain de nos délices ; 12
C'était l'onde écumante au fond des précipices, 12
1355 L'arche où le premier jour je l'avais aperçu, 12
La rive où sur mon cœur mes bras l'avaient reçu, 12
La neige où je croyais voir encor goutte à goutte 12
Le sang d'un père, hélas ! qui nous traçait la route ; 12
Puis le vallon rempli pour nous de tant de jours 12
1360 D'innocente amitié, de célestes amours ; 12
Le lac ridant ses eaux comme un tissu de soie, 12
Dont les vagues, pour nous, semblaient bondir de joie ; 12
Les cinq chênes, sur l'herbe étendant leurs bras noirs, 12
Ces lieux de nos bonheurs et de nos désespoirs, 12
1365 Où le drame divin de tout notre jeune âge 12
Avait à chaque site attaché son image ! 12
Et nous la déposions quelquefois, par hasard, 12
A la place, au soleil, sur l'herbe, où mon regard 12
Se souvenait soudain de l'avoir vue assise 12
1370 Avec moi sur les fleurs, fleurs que son cercueil brise ! 12
Et son rire et ses dents, ses yeux, son front, sa voix, 12
Me rentraient dans le cœur comme un coin dans le bois ! 12
Et je me détournais un peu vers le rivage 12
Pour que le vent du lac me séchât le visage !… 12
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1375 Enfin près du sépulcre à son père creusé, 12
Pour la dernière fois le corps fut déposé ; 12
Le front dans mes deux mains, je m'assis près de l'onde, 12
Pendant que l'on ouvrait dans la terre profonde 12
Le lit de son sommeil où j'allais la coucher ; 12
1380 Chaque coup dans le sol que j'entendais bêcher 12
Faisait évanouir une de ces images 12
Qui me montaient au cœur à l'aspect de ces plages, 12
Les brisait tour à tour comme un flot sur l'écueil, 12
Et toutes les menait s'abîmer au cercueil ! 12
1385 Quand il fut préparé, dans le sillon suprême 12
Je voulus sur mes bras la recevoir moi-même, 12
Afin que ce beau corps sous ma main endormi, 12
S'appuyât, même là, contre ce cœur ami ! 12
La pressant sur mon sein comme une pauvre mère 12
1390 Qui pose en son berceau son fruit dormant, à terre, 12
Sur le sol aplani, muet, je l'étendis ; 12
Et tirant doucement le sable, j'entendis 12
La terre sous mes pieds, par le pâtre jetée, 12
Tomber et retentir à sourde pelletée, 12
1395 Jusqu'à ce que la tombe exhaussant son niveau 12
Me rendît au grand jour les pieds sur son tombeau ! 12
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Alors pour passer seul tout ce jour de mystère, 12
Feignant d'avoir encor quelque saint ministère, 12
Je dis négligemment aux hommes du convoi 12
1400 De descendre à pas lents la montagne sans moi ; 12
Et je demeurai seul pour pleurer en silence 12
L'heure, l'heure sans fin de l'éternelle absence ! 12
Oh ! ce qui se passa dans ces veilles de deuil 12
Entre cette âme et moi couché sur ce cercueil, 12
1405 Ce qui se souleva d'amour et d'espérance 12
Du fond de cette fosse où m'appelait Laurence, 12
Si ma main le pouvait, je ne l'écrirais pas ! 12
Il est des entretiens de la vie au trépas, 12
Il est des mots sacrés que l'âme peut entendre, 12
1410 Que nulle langue humaine en accens ne peut rendre, 12
Qui brûleraient la main qui les aurait écrits, 12
Et qu'il faut, même à soi, mourir sans avoir dits ! 12
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Quand j'eus seul devant Dieu pleuré toutes mes larmes, 12
Je voulus sur ces lieux si pleins de tristes charmes, 12
1415 Attacher un regard avant que de mourir, 12
Et je passai le soir à les tous parcourir. 12
Oh ! qu'en peu de saisons les étés et les glaces 12
Avaient fait du vallon évanouir nos traces ! 12
Et que sur ces sentiers si connus de mes piés, 12
1420 La terre en peu de jours nous avait oubliés ! 12
La végétation, comme une mer de plantes, 12
Avait tout recouvert de ses vagues grimpantes. 12
La liane et la ronce entravaient chaque pas ; 12
L'herbe que je foulais ne me connaissait pas ; 12
1425 Le lac, déjà souillé par les feuilles tombées, 12
Les rejetait partout de ses vagues plombées ; 12
Rien ne se reflétait dans son miroir terni, 12
Et son écume morte aux bords avait jauni ; 12
Des chênes qui couvraient l'antre de leurs racines, 12
1430 Deux, hélas ! n'étaient plus que de mornes ruines, 12
Leurs troncs couchés A terre étaient noirs et pourris ; 12
Les lézards de leurs cœurs s'étaient déjà nourris ; 12
Un seul encor debout, mais tronqué par l'orage, 12
Étendait vers la grotte un long bras sans feuillage, 12
1435 Comme ces noirs poteaux qu'on plante avec la main 12
Pour surmonter la neige et marquer un chemin ; 12
Ah ! je connaissais trop cette fatale route ; 12
Mes genoux fléchissant m'entraînaient vers la voûte ; 12
J'y marchais pas à pas sur des monceaux mouvans 12
1440 De feuillages d'automne entassés par les vents ; 12
En foulant ces débris que le temps décompose, 12
J'entendis résonner et craquer quelque chose 12
Sous mon pied ; vers le sol jauni je me baissai ; 12
C'étaient des ossemens, et je les ramassai ; 12
1445 Je reconnus, aux pieds, notre pauvre compagne, 12
Notre biche oubliée en quittant la montagne, 12
Et qui, morte sans doute ou de faim ou de deuil, 12
Avait laissé ses os blanchis sur notre seuil ! 12
J'entrai sans respirer dans la grotte déserte, 12
1450 Comme un mort, dont les siens ont oublié la perte, 12
Rentrerait inconnu dans sa propre maison 12
Dont les murs qu'il bâtit ne savent plus son nom ! 12
Mon regard d'un coup d'œil en parcourut l'enceinte, 12
Et retomba glacé comme une lampe éteinte ; 12
1455 O temple d'un bonheur sur la terre inconnu, 12
Hélas ! en peu de temps qu'étiez-vous devenu ? 12
Le sable et le limon, qui comblaient la poterne, 12
Ne laissaient plus entrer qu'un jour blafard et terne ; 12
Le lierre, épaississant ses ténébreux réseaux, 12
1460 Interceptait la brise et le reflet des eaux ; 12
La vase, amoncelée au canal de la source, 12
Dans le creux de la roche avait changé sa course ; 12
Et la coupe de pierre, aux éternels accords, 12
N'avait plus qu'une mousse aride sur ses bords ; 12
1465 Nul oiseau n'y buvait ou n'y lavait ses ailes ; 12
Les nids de nos pigeons et de nos hirondelles, 12
Par la dent des renards détachés et mordus, 12
Flottaient contre la voûte à leurs fils suspendus, 12
Avec leurs blancs duvets, leurs plumes, leurs écailles, 12
1470 Qui jonchaient le terrain ou souillaient les murailles ; 12
Dans ce séjour de paix, d'amour, d'affection, 12
Tout n'était que ruine et profanation ; 12
A la place où Laurence avait dormi naguère 12
Ses doux sommeils d'enfant sur son lit de fougère, 12
1475 La bête fauve avait dans l'ombre amoncelé 12
Son repaire d'épine aux broussailles mêlé ; 12
Et des os décharnés, des carcasses livides, 12
Débris demi rongés par ses petits avides, 12
Avec des poils sanglans répandus à l'entour, 12
1480 Souillaient ce seuil sacré d'innocence et d'amour. 12
Je reculai d'horreur ! O vil monceau de boue, 12
O terre qui produis tes fleurs et qui t'en joue ! 12
Oh ! voilà donc aussi ce que tu fais de nous ! 12
Nos pas sur tes vallons, tu les laboures tous ! 12
1485 Tu ne nous permets pas d'imprimer sur ta face 12
Même de nos regrets la fugitive trace ; 12
Nous retrouvons la joie où nous avons pleuré, 12
La brute souille l'antre où l'ange a demeuré ! 12
L'ombre de nos amours, au ciel évanouie, 12
1490 Ne plane pas deux jours sur notre point de vie ; 12
Nos cercueils, dans ton sein, ne gardent même pas 12
Ce peu de cendre aimée où nous traînent nos pas. 12
Nos pleurs, cette eau du ciel que versent nos paupières, 12
En lavant les tombeaux se trompent de poussières ; 12
1495 Le sol boit au hasard la moelle de nos yeux. 12
Va, terre, tu n'es rien ! ne pensons plus qu'aux cieux 12
Je me relevai fort de ce cri de colère. 12
Quand je sortis de l'antre et retrouvai la terre, 12
L'avalanche, d'en haut, au lac avait roulé, 12
1500 Un blanc tapis de neige avait tout nivelé, 12
La tombe n'était plus qu'un léger monticule 12
Pareil au blanc monceau qu'un enfant accumule ; 12
L'ouragan balayait ces ondoyans sillons, 12
Et luttant au-dessus contre ses tourbillons, 12
1505 (Ah ! je les reconnus), deux pauvres tourterelles, 12
Dont la poudre glacée embarrassait les ailes, 12
Cherchant à s'échapper de ce tombeau mouvant, 12
Tournoyaient, s'abattaient ensemble sous le vent ; 12
J'appelai par leurs noms ces oiseaux, nos symboles, 12
1510 Mais l'ouragan de glace emportait mes paroles, 12
Puis, sans penser ni voir, je descendis en bas, 12
Et comme si du plomb eût entraîné mes pas ! 12
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ÉCRIT SUR UNE PAGE DE L'IMITATION DE JÉSUS-CHRIST.
Quand celui qui voulut tout souffrir pour ses frères, 12
Dans sa coupe sanglante eut vidé nos misères, 12
1515 Il laissa dans le vase une âpre volupté ; 12
Et cette mort du cœur qui jouit d'elle-même, 12
Cet avant-goût du ciel dans la douleur suprême, 12
O mon Dieu ! c'est ta volonté ! 8
J'ai trouvé comme lui dans l'entier sacrifice, 12
1520 Cette perle cachée au fond de mon calice, 12
Celle voix qui bénit à tout prix, en tout lieu ! 12
Quand l'homme n'a plus rien en soi qui s'appartienne, 12
Quand de la volonté ta grâce a fait la sienne ! 12
Le corps est homme, et l'âme est Dieu ! 8
1525 Hélas ! depuis six mois j'avais cessé d'écrire ; 12
Mon âme chaque jour de mille morts expire. 12
Depuis que la misère et les contagions 12
Montent pour décimer ces hautes régions, 12
Qu'importait à mes yeux ce miroir de ma vie ! 12
1530 Mes yeux sont tout trempés des larmes que j'essuie ; 12
Le loisir du matin ne va pas jusqu'au soir, 12
Je n'ai ni le désir, ni l'heure de m'asseoir ; 12
Le chevet des mourans est ma place assidue : 12
A leur longue agonie un peu de paix rendue, 12
1535 Le signe de la croix tenu devant leurs yeux, 12
Un serrement de main, un geste vers les cieux, 12
Les saints honneurs rendus à leur pauvre suaire, 12
C'est le seul bien, hélas ! que je puisse leur faire. 12
Grâce à moi, sous leur chaume ils ne meurent pas seuls, 12
1540 L'un après l'autre ils ont tous mes draps pour linceuls, 12
Et le sol, que mes mains ont creusé pour leur bière, 12
Ouvre à chacun son lit d'argile au cimetière. 12
Depuis deux ou trois jours cependant le fléau 12
Commence à s'amortir dans mon pauvre hameau. 12
1545 Hélas ! il était temps ! que de toits sans fumées ! 12
Que de champs sans semence et de portes fermées ! 12
A la ville, au contraire, il s'accroît tous les jours. 12
Les pauvres qu'il choisit y meurent sans secours, 12
Les hôpitaux sont pleins d'infirmes qu'il entasse, 12
1550 Et les morts aux mourans ne font pas assez place ; 12
Les temples trop étroits sont encombrés ; leur seuil 12
Des cadavres pressés repousse le cercueil ; 12
Le bras des fossoyeurs à bêcher se fatigue ; 12
Une place au sépulcre est un don que l'on brigue ; 12
1555 Les morts vont au tombeau par immenses convois, 12
Où pour mille cercueils ne marche qu'une croix. 12
La population se jette aux gémonies, 12
Les prêtres décimés manquent aux agonies, 12
Leur pied fraie aux mourans les sentiers du tombeau, 12
1560 Et, comme le pasteur marche après le troupeau, 12
Les y mènent le soir, le lendemain les suivent : 12
A peine jusqu'ici trois ou quatre survivent, 12
Et pour les assister dans leur pieux devoir, 12
Je descends chaque jour et reviens chaque soir. 12
1565 Oh ! que mon pied court vite au chemin de la tombe ! 12
Quelle grâce d'en haut, mon Dieu, si je succombe ! 12
Si moi qui donnerais pour rien mes jours flétris, 12
Pour mes frères sauvés vous leur donniez un prix ! 12
Oh ! pour rendre, Seigneur, un époux à la femme, 12
1570 Une mère à l'enfant, prenez âme pour âme ! 12
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ce soir je remontais pour descendre demain, 12
Le cœur saignant, les pieds tout meurtris du chemin, 12
L'esprit anéanti du poids de leur misère, 12
Comme Jésus montant sous la croix son Calvaire ; 12
1575 Je récitais tout bas les psaumes consacrés 12
Pour les âmes de ceux que j'avais enterrés. 12
La nuit enveloppait les muettes campagnes ; 12
Seulement, en montant, les crêtes des montagnes, 12
Que la lune tardive allait bientôt franchir, 12
1580 D'une écume de jour commençaient à blanchir. 12
Elle parut enfin comme un charbon de braise 12
Qu'on tire, avant le jour, du creux de la fournaise, 12
Et glissant sur la pente en ruisseau de clarté, 12
M'éclaira mon sentier de tout autre écarté : 12
1585 Dur sentier suspendu sur le bord des abîmes, 12
S'enfonçant dans la gorge et remontant les cimes ; 12
Puis enfin, contournant la pente du rocher, 12
Allant avec mes yeux aboutir au clocher. 12
J'avais monté longtemps ; mon front à large goutte 12
1590 Découlait de sueur dont je lavais ma route. 12
Quand je fus à peu près à moitié du chemin, 12
Au pas où, le sentier coupé par le ravin, 12
L'arche du petit pont, où le torrent dégorge, 12
Joint une rive à l'autre au creux noir de la gorge, 12
1595 Sur le pied de la croix qui s'élève au milieu 12
Je m'assis un moment pour respirer un peu, 12
Un silence complet endormait la nature ; 12
Le torrent desséché s'étendait sans murmure ; 12
Je comptais les rochers de son lit peu profond, 12
1600 Par la lune baignés, blanchissans jusqu'au fond ; 12
Et dans l'air de la nuit, sans haleine et sans voiles, 12
On aurait entendu palpiter les étoiles. 12
Je fus tiré du sein de ma réflexion 12
Par un étrange bruit de respiration ; 12
1605 J'écoutai : c'était bien une pénible haleine 12
Qui sortait sous le pont d'une poitrine humaine, 12
Et qu'au fond du ravin, de moment en moment, 12
Entrecoupait un faible et sourd gémissement. 12
Je refuse un instant le souffle à ma poitrine ; 12
1610 Au bas du parapet, l'œil tendu, je m'incline' ; 12
Je regarde, j'appelle, et rien ne me répond. 12
Par le lit du torrent je descends sous le pont. 12
La lune en inondait l'arche basse et profonde, 12
Où ses rayons tremblaient sur le sable au lieu d'onde, 12
1615 Et, répandant assez de jour pour l'éclairer, 12
Laissaient l'œil et les pas libres d'y pénétrer. 12
De ronces et de joncs écartant quelque tige, 12
J'entrai d'un pas tremblant sous cette arche : que vis-je ! 12
Un jeune homme, le corps sur le sable étendu, 12
1620 Le frisson de la mort sur sa peau répandu, 12
Sans regard et sans voix, le bras sur quelque chose 12
De long, d'étroit, de blanc, qui près de lui repose, 12
Et que dans son instinct, sa main ouverte encor, 12
Semblait contre son cœur presser comme un trésor. 12
1625 Je recule d'un pas, la pitié me rapproche ; 12
Recueillant un peu d'eau dans le creux d'une roche, 12
J'en baigne avec la main son front évanoui ; 12
Il rouvre un œil mourant, par la lune ébloui, 12
Jette un regard confus sur mon habit, regarde 12
1630 Si rien n'a déplacé le long fardeau qu'il garde, 12
Cherche en vain dans sa voix un mot pour me bénir, 12
Se met sur son séant, et ne peut s'y tenir… 12
Je lui fis, avec peine, avaler une goutte 12
D'un flacon de vin vieux que j'avais pour ma route, 12
1635 Et quand il eut repris ses forces à demi : 12
« Que faites-vous ici, lui dis-je, mon ami, 12
« Sous cette arche, à cette heure ? Êtes-vous un coupable 12
« Que son crime poursuit, ou quelque misérable 12
« Qui, n'ayant plus de toit pour abriter son front, 12
1640 « Pendant les nuits d'hiver se cache sous le pont ? 12
« Coupable ou malheureux, vous n'avez rien à taire : 12
« Pardonner, soulager, c'est tout mon ministère ; 12
« Je suis l'œil et la main et l'oreille de Dieu, 12
« Sa providence à tous, le curé de ce lieu !» 12
1645 Un éclair, à ce nom, parcourut son visage ; 12
Il joignit ses deux mains : « Le curé du village ? 12
« Vous ! vous ! s'écria-t-il, ne me trompez-vous pas ? 12
« Ah ! c'est Dieu qui nous a jetés là sous vos pas ; 12
« O bon Samaritain, c'est lui qui vous envoie ! 12
1650 « Arriver jusqu'à vous, puis mourir avec joie ! » — 12
« Qu'attendez-vous de moi ? lui dis-je. » — « Hélas ! voyez, 12
« Voyez ce qu'en tombant je dépose à vos piés ! » 12
Et retirant son corps qui projetait une ombre 12
Sur le côté de l'arche et du fardeau plus sombre, 12
1655 Je vis sur la poussière un grand coffre de bois : 12
Un lambeau de lin blanc en couvrait les parois ; 12
Une croix de drap noir, petite, inaperçue, 12
Du côté le plus large au lin était cousue ; 12
Une image de sainte, au bas, avec des lis, 12
1660 Comme le pauvre peuple en suspend à ses lits ; 12
Un rameau de buis sec, plus haut une couronne 12
De ces fleurs de papier qu'aux fiançailles l'on donne, 12
Que tresse un fil de cuivre aux oripeaux d'argent, 12
Pauvre luxe fané de l'amour indigent ! 12
1665 A ces signes, hélas ! si présens à mon âme, 12
Je reconnus soudain le cercueil d'une femme ! 12
« Malheureux ! m'écriai-je en un premier transport, 12
« Parlez, que faisiez-vous ? profaniez-vous la mort ? 12
« Vouliez-vous dérober au tombeau son mystère ? 12
1670 « Osiez-vous disputer sa dépouille à la terre ? » 12
Son front à ce soupçon se redressa d'effroi, 12
Il joignit ses deux mains sur le cercueil : « Ah ! moi ! 12
« Moi profaner la mort et dépouiller la tombe ! 12
« Ah ! si depuis deux jours sous ce poids je succombe, 12
1675 « C'est pour n'avoir pas pu des vivans obtenir 12
« Une main de l'autel qui voulût la bénir, 12
« Une prière à part, hélas ! pour sa pauvre âme ! 12
« Cette bière est à moi, cette morte est ma femme ! » 12
— « Expliquez-vous, lui dis-je, et sur ce cher linceul, 12
1680 « S'il est vrai, mon enfant, vous ne prîrez pas seul ; 12
« Mes larmes tomberont du cœur avec les vôtres, 12
« Je n'en ai plus pour moi, mais j'en ai pour les autres. » 12
Je m'assis près du corps, dans le lit du torrent. 12
« J'étais, monsieur, dit-il, un pauvre tisserand. 12
1685 « A celle que j'aimais marié de bonne heure, 12
« De travail et d'espoir dans notre humble demeure 12
« Nous vivions ; nos amours avaient été bénis 12
« D'un enfant de trois ans vienne la Saint-Denis. 12
« Que nous étions heureux tous trois, toujours ensemble, 12
1690 « Autour de ce métier où la tâche rassemble ! 12
« Que de chants, de regards, de sourires d'amour, 12
« Sur la trame, entre nous, s'échangeaient tout le jour ! 12
« Ma femme, à mes côtés, travaillant à l'aiguille, 12
« Me passant la navette, et la petite fille 12
1695 « De mon métier déjà comprenant les outils, 12
« Garnissant les fuseaux, ou dévidant les fils ; 12
« Et le soir, quand le lin reposait sur la trame, 12
« Quel plaisir de nous voir, assis avec ma femme, 12
« Auprès de là fenêtre, où quelques pots de fleurs, 12
1700 « D'iris, de réséda, nous soufflaient les odeurs ; 12
« Regarder en repos le soleil, qui se couche, 12
« De ses longs rayons d'or jouant sur notre couche ; 12
« Manger sur nos genoux nos fruits et notre pain, 12
« Nous agacer du coude ou nous prendre la main, 12
1705 « Pendant que l'un de nous, de son pied qu'il soulève, 12
« Berçait dans son berceau l'enfant riant d'un rêve ! 12
« Ah ! monsieur, il me semble encor que je les vois ! 12
« Celte image me tue et me coupe la voix ! 12
« Le travail allait bien alors ; chaque semaine, 12
1710 « Le travail assidu suffisait à la peine ; 12
« La toile ne manquait jamais sur le métier, 12
« Et nous pouvions manger notre pain tout entier : 12
« Nous n'avions au bon Dieu que des grâces à rendre ! 12
« Combien l'amour heureux rend la prière tendre ! 12
1715 « Et combien dans nos yeux de larmes de bonheur, 12
« De ses dons tous les soirs rendaient grâce au Seigneur ! 12
« Hélas ! ce temps fut court ; Dieu du fond de l'abîme 12
« Fit souffler dans les airs le mal qui nous décime ; 12
« Nos voisins tour à tour succombaient à ses coups, 12
1720 « Et d'étage en étage il monta jusqu'à nous. 12
« Respirant la première une fièvre brûlante, 12
« Comme un tendre bourgeon qui gèle avant la plante, 12
« Notre enfant entre nous mourut en un clin d'œil. 12
« Je vendis sa croix d'or pour avoir un cercueil ; 12
1725 « Sa mère de ses mains lui mit sa robe blanche, 12
« La para pour la mort comme pour un dimanche, 12
« Et, la couvrant cent fois de baisers et de pleurs, 12
« Jonchant ses beaux pieds joints des débris de nos fleurs, 12
« De son dernier bijou lui fit le sacrifice, 12
1730 « Pour qu'avec les grands morts on lui fît un service ; 12
« Moi-même, dépouillant mon unique trésor, 12
« Arrachant de mon doigt, hélas ! mon anneau d'or, 12
« J'achetai du gardien de la funèbre enceinte 12
« La fosse de trois pieds creusée en terre sainte !… 12
1735 « Le mal dans la maison une fois introduit, 12
« Ma femme entre mes bras mourut la même nuit ; 12
« Sans or, sans médecin, sans prêtre, sans remède, 12
« Je ne pus qu'appeler tous les saints à son aide, 12
« Réchauffer ses pieds froids, de mon corps, dans mes bras ; 12
1740 « La disputer longtemps, souffle à souffle, au trépas. 12
« Souvent, dans cette nuit de l'angoisse mortelle, 12
« En me serrant la main : Promets-moi, me dit-elle, 12
« Que tu ne laisseras jamais jeter mon corps 12
« Sans bière et sans tombeau dans le fossé des morts ; 12
1745 « Mais que tu feras faire un service à l'église, 12
« Pour que plus vite au ciel notre ange nous conduise, 12
« Et que plus près de Dieu, pour toi priant là-haut, 12
« Nous puissions à nous deux te rappeler plus tôt ! 12
« Je lui promis, mon père, et sur cette promesse 12
1750 « Son âme s'en alla tout heureuse en caresse. 12
« Hélas ! je promettais ; je croyais obtenir 12
« Plus qu'en ces jours si durs je ne pouvais tenir ! 12
« Par la longue misère ou par la maladie, 12
« La charité publique était tout attiédie. 12
1755 « Je cherchai vainement parmi nos froids amis 12
« De quoi faire accomplir ce que j'avais promis : 12
« Des planches, un linceul et des clous pour la bière, 12
« Une messe à son âme, un coin au cimetière !… 12
« Je revins morne et seul près d'un cierge m'asseoir, 12
1760 « Le regardant brûler d'un œil de désespoir. 12
« Quand il fut consumé, dans un transport féroce, 12
« Je lui fis un linceul de sa robe de noce ; 12
« J'arrachai, je clouai les planches de son lit, 12
« Dans ce cercueil d'amour ma main l'ensevelit ; 12
1765 « Puis, attendant cette heure où dans la matinée 12
« Au service des morts la messe est destinée, 12
« Et chargeant sur mon dos ce cher et sacré poids, 12
« J'allai prendre mon rang, seul, au bout des convois. 12
« Mais, de tous les quartiers éloignés de la ville, 12
1770 « Les tombereaux venaient s'encombrer à la file, 12
« Hélas ! et dans leur mort, comme de leur vivant, 12
« Les plus riches, monsieur, passaient encor devant. 12
« Repoussé le dernier, toujours de bière en bière, 12
« Courbé sous mon fardeau, je me traînais derrière ; 12
1775 « L'église était déjà remplie, et le cercueil, 12
« Sans cortège et sans pleurs, fut repoussé du seuil ! 12
« Deux jours entiers, monsieur, d'églises en églises, 12
« Je tentai d'obtenir les prières promises, 12
« Ou de surprendre au moins, saintement importun, 12
1780 « La bénédiction que l'on donne en commun ; 12
« Et deux jours, mendiant en vain la sépulture, 12
« Dans la chambre sans lit, sans feu, sans nourriture, 12
« Je rapportai plus lourd mon fardeau de douleur… 12
« Enfin, Dieu me fit naître une pensée au cœur. 12
1785 « Allons, dis-je en moi-même, à la montagne ; un prêtre 12
« Là-haut par charité la recevra peut-être, 12
« Et, prenant en pitié ma misère et mon vœu, 12
« Lui bénira gratis sa place au champ de Dieu. 12
« Je repris sur mon dos ma charge raffermie ; 12
1790 « Je sortis dans la nuit de la ville endormie, 12
« Comme un voleur furtif, tremblant au moindre bruit, 12
« Par l'ange de ma femme à mon insu conduit ; 12
« M'enfonçant au hasard dans la gorge inconnue, 12
« Me guidant sur le son des cloches dans la nue, 12
1795 « Sous le poids de mon âme et de trois jours de mort 12
« Pliant à chaque pas, succombant sous,l'effort, 12
« Me relevant un peu, me traînant sous la bière, 12
« Les genoux et les mains déchirés par la pierre. 12
« Enfin, sentant mon cœur me défaillir ici, 12
1800 « Et craignant qu'avant l'heure où l'air est éclairci, 12
« Le pied du voyageur nous heurtât dans sa marche, 12
« J'ai tiré mon fardeau sous l'abri de cette arche. 12
« Déjà mort, à vos soins mon regard s'est rouvert ; 12
« La grâce du Seigneur à vous m'a découvert !…» 12
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1805 « O mon frère, lui dis-je, ô modèle de l'homme !… 12
« De quelque nom obscur que la terre vous nomme, 12
« Oh ! quelle charité ne rougit devant vous ? 12
« Ah ! sous tant de fléaux qui s'acharnent sur nous, 12
« Quand l'homme que l'on jette et traîne sur la claie 12
1810 « N'est plus qu'un vil fumier qu'un fossoyeur balaie, 12
« A qui la terre même a fermé le tombeau, 12
« Pour le cœur contristé, qu'il est doux, qu'il est beau 12
« De voir l'humanité dans une classe obscure, 12
« Par de semblables traits révéler sa nature, 12
1815 « Conserver à la mort tant de fidélité, 12
« Ne voir dans le cercueil que l'immortalité ! 12
« Et combien on est fier, dans ce poids de misère, 12
« D'être homme avec cet homme et de le nommer frère ! 12
« Ah ! venez avec moi, courage ! levez-vous ! 12
1820 « L'ange de vos amours marchera devant nous ; 12
« A la terre de Dieu je porterai moi-même 12
« Ce corps, dont l'âme au ciel vous regarde et vous aime ; 12
« Je creuserai sa fosse à l'ombre du Seigneur, 12
« Je ferai pour ses os comme pour une sœur. 12
1825 « Mais, ô mon cher enfant ! consolez-vous ; son âme 12
« N'a pas besoin là-haut que ma voix la réclame ; 12
« Aux regards de celui qu'un soupir satisfait, 12
« Quelle prière vaut ce que vous avez fait ? 12
« Quel office, ô mon fils, que cette nuit mortelle, 12
1830 « Cette route, ce sang, cette sueur pour elle ! 12
« Ah ! dans son saint trésor Dieu n'a jamais compté 12
« De tribut qui vers lui plus suave ait monté ! 12
« Venez, nous n'avons plus qu'à la rendre à la terre ; 12
« La nuit baisse, et le jour… cachons-lui ce mystère. » 12
1835 Et prenant un côté du cercueil sous mon bras, 12
Le jeune homme prit l'autre, et, mesurant nos pas, 12
Par ces rudes sentiers lentement nous montâmes ; 12
Nos membres fléchissans s'appuyaient sur nos âmes ; 12
Nos deux fronts inondaient le cercueil de sueur ; 12
1840 Et le matin jetait sa première lueur, 12
Quand sur le seuil désert de l'église fermée 12
Je remis le mourant et sa dépouille aimée. 12
J'ornai secrètement l'autel, sans réveiller 12
Marthe, l'enfant de chœur, ni le vieux marguillier ; 12
1845 Je célébrai du jour le solennel service ; 12
Des morts dans le Seigneur, seul je chantai l'office, 12
Et la voix de l'époux, du seuil du saint enclos, 12
Aux psaumes de la mort répondait en sanglots ; 12
Puis creusant de mes mains la fosse au cimetière, 12
1850 J'y descendis, pleurant, pour y coucher la bière ; 12
J'y jetai le premier la terre ; et puis l'époux ; 12
Ma pelle referma la couche en peu de coups, 12
Et la croix surmonta le lit du dernier somme. 12
Quand tout fut accompli, l'infortuné jeune homme, 12
1855 Triomphant dans ses pleurs, s'assit sur le tombeau, 12
Comme un homme arrivé s'asseoit sur son fardeau. 12
Il est mort ce matin. O paix à sa pauvre âme ! 12
Je rouvrirai pour lui la couche où dort sa femme ! 12
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Au lit mystérieux que referme la mort, 12
1860 Heureux l'œil qui se clôt et le front qui s'endort 12
Sur l'oreiller divin d'une sainte espérance ! 12
O sommeil ! ô réveil ! ô ma mère ! ô Laurence ! 12
Le moment tant prié serait-il donc venu ? 12
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Je me sens un besoin de repos inconnu, 12
1865 Un voile sur mes yeux, des ombres dans ma chambre, 12
Des ailes dans le cœur, du plomb dans chaque membre ; 12
D'un air plus attendri mon chien lèche ma main, 12
Prévoirait-il ma mort ?… ah ! si c'était demain !… 12
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(Le journal, interrompu par une maladie longue et douloureuse, ne fut jamais repris.)
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