Métrique en Ligne
LAM_8/LAM146
Alphonse de LAMARTINE
JOCELYN
1836
HUITIÈME ÉPOQUE
J'ai ramené ma sœur aux bras de son époux. 12
Que ce retour fut triste, et pourtant qu'il fut doux ! 12
Comme ces beaux enfans sur ces genoux de femme 12
Des larmes au bonheur faisaient flotter cette âme ! 12
5 Sous la morne couleur de sa robe de deuil 12
Que de joie en son sein, d'amour dans son coup d'œil ! 12
Dans le cœur de la mère, hélas ! la vie est double : 12
Quand son passé se ferme et son couchant se trouble, 12
Elle voit l'avenir plein de jour et d'espoir 12
10 Du front de ses enfans rayonner sur son soir ; 12
Son âme, pour aimer, sur eux se multiplie. 12
Chaste amour, dans ta coupe il n'est donc point de lie ? 12
Avant de retourner à mon nid pour toujours, 12
Ils veulent me garder avec eux quelques jours, 12
15 Pour que ma pauvre sœur par degrés s'accoutume 12
Aux séparations ; et puis, je le présume, 12
Pour qu'avant de rentrer dans mon obscur réduit 12
Mon oreille du monde ait entendu le bruit, 12
Comme au pied de la dune on monte sur la crête 12
20 Pour écouter la vague et pour voir la tempête. 12
Oh ! que le bruit humain a troublé mes esprits ! 12
Quel ouragan de l'âme il souffle dans Paris ! 12
Comme on entend de loin sa grande voix qui gronde, 12
Pleine des mille voix du peuple qui l'inonde, 12
25 Semblable à l'Océan qui fait enfler ses flots, 12
Monter et retomber en lugubres sanglots ! 12
Oh ! que ces grandes voix des grandes capitales 12
Ont de cris douloureux et de clameurs fatales, 12
D'angoisses, de terreurs et de convulsions ! 12
30 On croit y distinguer l'accent des passions 12
Qui soufflant de l'enfer sur ce million d'âmes, 12
Entrechoquent entre eux ces hommes et ces femmes, 12
Font monter leur clameur dans le ciel comme un flux, 12
Ne forment qu'un seul cri de mille cris confus, 12
35 Ou qu'on entend le bruit des tempes de la terre 12
Que la fièvre à grands coups fait battre dans l'artère. 12
Quel poids pèse sur l'âme en entrant dans ces murs, 12
En voyant circuler dans ces canaux impurs 12
Ces torrens animés et cette vague humaine 12
40 Qu'un courant invisible en sens contraire entraîne, 12
Qui sur son propre lit flotte éternellement, 12
Et dont sans voir le but on voit le mouvement ! 12
Quel orageux néant, quelle mer de tristesse, 12
Chaque fois que j'y rentre, en me glaçant, m'oppresse ! 12
45 Il semble que ce peuple où je vais ondoyer 12
Dans ses gouffres sans fond du flot va me noyer ; 12
Que le regard de Dieu me perd dans cette foule ; 12
Que je porte à moi seul le poids de cette houle ; 12
Que son immense ennui, son agitation 12
50 M'entraînent faible et seul dans son attraction ; 12
Que de ses passions la fièvre sympathique, 12
En coudoyant ce peuple, à moi se communique ; 12
Que son âme travaille et souffre dans mon sein, 12
Que j'ai soif de sa soif, que j'ai faim de sa faim ; 12
55 Que ma robe en passant se salit à ses crimes ; 12
Et que tourbillonnant dans ses mouvans abîmes, 12
Je ne suis pas pour lui plus qu'une goutte d'eau 12
Qui ne fait ni hausser, ni baisser son niveau, 12
Un jet de son écume, un morceau de sa vase, 12
60 Une algue de ses bords qu'il souille et qu'il écrase, 12
Et que si je venais à tomber sous ses pas, 12
Cette foule à mes cris ne s'arrêterait pas ; 12
Mais comme une machine à son but élancée 12
Passerait sur mon corps sans même une pensée !… 12
65 Et puis, faut-il le dire ? il est ici pour moi 12
Un éternel sujet de tristesse et d'effroi ; 12
Je me surprends sans cesse à penser, à me dire, 12
Tout, tremblant : C'est ici que Laurence respire ! 12
C'est ce bruit qu'elle entend, c'est ce ciel qu'elle voit, 12
70 Ce pavé qui la porte, et cette eau qu'elle boit ; 12
C'est dans cet Océan, dans ce désert immonde 12
Que cette perle pure est enfouie au monde ! 12
Quand je lève mes yeux vers ces brillans séjours 12
Où les flambeaux le soir ressuscitent les jours, 12
75 Je me dis, en voyant une ombre à la fenêtre : 12
Cette ombre que je vois c'est la sienne peut-être ! 12
Chaque char en roulant me semble l'emporter. 12
Ce coude que le mien le soir vient de heurter, 12
La trace de ce pied, la robe que je froisse, 12
80 Qui sait si ce n'est pas ?… Une poignante angoisse 12
De chaque aspect pour moi sort et vient m'assaillir. 12
J'entends des sons de voix qui me font tressaillir ; 12
J'entends des noms qui font rougir jusqu'à mon âme ; 12
Je frémis de lever les yeux sur une femme ; 12
85 Je tremble qu'à son front, rencontré par hasard, 12
Mon cœur ne meure en moi foudroyé d'un regard. 12
Puis je rentre, l'esprit courbé de lassitude, 12
Mais poursuivi des cris de cette multitude, 12
Trouvant l'isolement mais jamais le repos, 12
90 Le cœur amer et vide et plein de mille échos ; 12
Le bruit assourdissant de l'humaine tempête 12
Monte, gronde sans cesse et m'enivre la tête ; 12
Et seul, sans qu'il me tombe une goutte de foi, 12
J'entends à peine, hélas ! mon cœur qui prie en moi. 12
95 O nuits de ma montagne, heure où tout fait silence 12
Sous le ciel et dans moi ; lune qui se balance 12
Sur les cimes d'argent du pâle peuplier 12
Que l'haleine du lac à peine fait plier ; 12
Blanches lueurs du ciel sur l'herbe répandues 12
100 Comme du lin lavé les toiles étendues ; 12
Des brises ou de l'eau furtif bruissement ; 12
Des chiens par intervalle un lointain aboîment ; 12
Le chant du rossignol par notes sur des cimes, 12
Silence dans mon âme, ou quelques bruits intimes 12
105 Qu'un calme universel vient bientôt assoupir, 12
Et qu'un retour vers Dieu change en pieux soupir ; 12
O jours d'un saint labeur ! douces nuits de Valneige ! 12
Oh ! que le temps me dure ! Oh ! quand vous reverrai-je ! 12
Quel spectacle, Seigneur, vous donnez à vos anges 12
110 Dans ces grands chocs d'idée et ces luttes étranges ! 12
Sur ce peuple qui peut savoir votre dessein ? 12
Vous avez mis, grand Dieu, deux âmes dans son sein : 12
L'une d'un vague instinct vers l'inconnu guidée, 12
Sonde la mer du doute et découvre l'idée ; 12
115 Lui donne, en pétrissant le verbe dans sa main, 12
La forme qui la rend palpable au sens humain ; 12
La tire comme l'or de sa mine profonde, 12
Et la frappe en monnaie à l'usage du monde : 12
L'autre, âme de soldat, toujours ferme et debout, 12
120 Comme un volcan divin dans sa poitrine bout, 12
Aspire aux quatre vents le souffle de la guerre, 12
Et pour champ de bataille a pris toute la terre ; 12
Et, par cette âme double à la fois agissant, 12
Il sert Dieu de son cœur et l'homme de son sang ! 12
125 Semblable de nos jours au peuple de Moïse 12
Qu'en deux parts au combat le prophète divise, 12
L'une dans le vallon, mourant pour Israël, 12
L'autre sur les hauteurs, levant les mains au ciel !… 12
Pour lancer tous ses fils à sa lutte inégale, 12
130 Paris semble des camps la grande capitale ; 12
On voit par chaque porte entrer ses bataillons, 12
Renaissante moisson de ses sanglans sillons, 12
Qui, pour combler aux camps les lignes décimées, 12
Ressortent en chantant vers ses quatorze armées, 12
135 On ne voit qu'étendards par le plomb déchirés 12
Entraînant des soldats sous leurs lambeaux sacrés ; 12
On n'entend retentir que le canon sonore 12
Dont des boulets vomis la gueule est pleine encore, 12
Et la ville ne voit briller à son réveil 12
140 Que d'épaisses forêts de fusils au soleil. 12
Et comme celte foule est prodigue de vie ! 12
Et comme tout à coup au grand homme asservie, 12
Elle qui ne pouvait subir un joug plus doux, 12
Du tyran de sa gloire embrasse les genoux ; 12
145 Sous son geste nerveux d'elle-même s'incline, 12
Accepte sans effort sa rude discipline, 12
Et semble, en se pliant à son poignet d'airain, 12
Le cou de son cheval ou le gant de sa main ! 12
Ah ! c'est qu'aussi le peuple a cet instinct rapide 12
150 Qui le fait s'élancer sur les pas de son guide ; 12
C'est que dans le péril la faible humanité 12
De Dieu même a reçu l'instinct de l'unité, 12
Et qu'afin qu'en grand peuple un grand homme la moule 12
Le bronze extravasé doit couler dans le moule. 12
155 Où les pousse pourtant ce vague entraînement ? 12
Pourquoi vont-ils combattre et mourir si gaîment ? 12
Leur esprit ne sait pas, leur instinct sait d'avance, 12
Ils vont, comme un boulet, où la force les lance, 12
Ébranler le présent, démolir le passé, 12
160 Effacer sous ton doigt quelque empire effacé, 12
Faire place sur terre à quelque destinée 12
Invisible pour nous, mais pour toi déjà née, 12
Et que tu vois déjà splendide, où nos esprits 12
N'aperçoivent encor que poussière et débris ! 12
165 Ainsi, Seigneur, tu fais d'un peuple sur la terre 12
L'outil mystérieux de quelque grand mystère ; 12
Sans connaître jamais ses plans sur l'univers, 12
A la trame des temps travaillant à l'envers, 12
Les nations de l'œil à leur insu guidées 12
170 Sont dans la main de Dieu des instrumens d'idées ! 12
Et l'homme, qui ne voit que poussière et que sang, 12
Et qui croit Dieu bien loin, se trompe en maudissant ; 12
Il ne sait pas, captif dans sa courte pensée, 12
Que d'une œuvre finie une autre est commencée, 12
175 Et qu'afin que l'épi divin puisse y germer, 12
On laboure la terre avant de la semer. 12
Oh ! que nos jugemens sont courts, et feraient rire 12
Dans le livre de Dieu celui qui saurait lire ! 12
Que nous comprenons peu les dénoûmens du sort ! 12
180 Et que souvent la vie est prise pour la mort ! 12
La caravane humaine un jour était campée 12
Dans des forêts bordant une rive escarpée, 12
Et ne pouvant pousser sa route plus avant, 12
Les chênes l'abritaient du soleil et du vent ; 12
185 Les tentes, aux rameaux enlaçant leurs cordages, 12
Formaient autour des troncs des cités, des villages, 12
Et les hommes, épars sur des gazons épais, 12
Mangeaient leur pain à l'ombre et conversaient en paix. 12
Tout à coup, comme atteints d'une rage insensée, 12
190 Ces hommes se levant à la même pensée, 12
Portant la hache aux troncs, font crouler à leurs piés 12
Ces dômes où les nids s'étaient multipliés ; 12
Et les brutes des bois sortant de leurs repaires, 12
Et les oiseaux fuyant les cimes séculaires, 12
195 Contemplaient la ruine avec un œil d'horreur, 12
Ne comprenaient pas l'œuvre, et maudissaient du cœur 12
Cette race stupide acharnée à sa perte, 12
Qui détruit jusqu'au ciel l'ombre qui l'a couverte ! 12
Or, pendant qu'en leur nuit les brutes des forêts 12
200 Avaient pitié de l'homme et séchaient de regrets, 12
L'homme, continuant son ravage sublime, 12
Avait jeté les troncs en arche sur l'abîme ; 12
Sur l'arbre de ses bords gisant et renversé, 12
Le fleuve était partout couvert et traversé ; 12
205 Et poursuivant en paix son éternel voyage, 12
La caravane avait conquis l'autre rivage. 12
C'est ainsi que le temps, par Dieu même conduit, 12
Passe pour avancer sur ce qu'il a détruit ; 12
Esprit saint ! conduis-les, comme un autre Moïse, 12
210 Par des chemins de paix à ta terre promise !!!… 12
Quelle fièvre ! Oh ! chassez l'image qui me tue, 12
Est-ce un songe ? est-ce une ombre ? est-ce elle que j'ai vue ? 12
Ah ! c'est-elle ! ô mon cœur, tu ne peux t'y tromper, 12
Nulle autre d'un tel coup ne pouvait te frapper ! 12
215 La revoir !… mais montrée au doigt, mais avilie ! 12
Oh ! dans ma coupe encore il manquait cette lie ! 12
Hier j'étais allé le soir dans un saint lieu 12
Pour entendre prêcher la parole de Dieu 12
Par un vieillard du temple, échappé du martyre, 12
220 Dont la voix sur ce peuple a reconquis l'empire. 12
La foule remplissait le portique et les murs. 12
Caché dans l'ombre, au pied d'un des piliers obscurs 12
Où les cierges du chœur, qui brûlaient par centaines, 12
Jetaient obliquement leurs lueurs incertaines, 12
225 J'attendais que le flot du peuple débordé, 12
Des tribunes au chœur, plein, eût tout inondé, 12
Et le front dans mes mains, appuyé sur la pierre, 12
J'entendais sans les voir les pas rouler derrière, 12
Et tout autour de moi les groupes curieux 12
230 Qui causaient à voix basse en promenant leurs yeux. 12
Tout à coup s'éleva comme un murmure immense 12
D'épis sur les sillons quand la brise y commence ; 12
J'entendis frôler l'air, d'un plumage mouvant 12
Sur ma brûlante peau mon front sentit le vent. 12
235 Les rangs pressés s'ouvraient d'eux-même et faisaient place, 12
Et puis se refermaient soudain sur une trace. 12
Ce n'était que rumeur et qu'exclamation 12
D'étonnement, d'ivresse et d'admiration ; 12
Un instinct machinal me fit tourner la tête 12
240 Pour voir l'objet charmant de la foule distraite ; 12
Mais il n'était plus temps, la femme avait passé, 12
Son sillon dans l'église était presque effacé ; 12
Je ne vis qu'une taille et des épaules nues 12
Où flottaient sous des fleurs des tresses répandues, 12
245 Et qu'un sourire errant, et l'amoureux regard 12
Annonçaient, devançaient, suivaient de toute part. 12
« C'est bien elle, » disait un jeune homme ; «oh ! c'est elle ! 12
« Ce ciel dont on nous berce en a-t-il d'aussi belle ? 12
« Non jamais ces pavés n'ont frémi sous les pas 12
250 « D'anges aussi divins que l'ange d'ici-bas. 12
— « Elle ! » lui répondait son voisin ; « c'est son ombre 12
« Peut-être, car du temple elle craint jusqu'à l'ombre, 12
« Et jamais ses beaux pieds, d'adorateurs suivis, 12
« N'ont foulé pour prier la poudre des parvis. 12
255 « C'est là son seul défaut, hélas ! la tendre femme, 12
« On dit qu'au désespoir elle a vendu son âme ; 12
« On ne la vit jamais s'approcher du saint lieu ; 12
« Elle fait croire au ciel et ne croit pas à Dieu ! 12
— « C'est elle cependant, tiens, en veux-tu la preuve ? 12
260 « Regarde sa ceinture et son collier de veuve. 12
« Vois quiVois celui qui la mène. —Eh bien ?—Eh bien, c'est lui ! 12
« Lui, le martyr d'hier et l'élu d'aujourd'hui ! 12
« Qu'il se hâte au bonheur ! car demain !… quel dommage 12
« Qu'une beauté si pure, ô Dieu ! soit si volage ! 12
265 « Ou plutôt quel bonheur qu'elle fasse courir 12
« La coupe où chacun veut s'enivrer et mourir ! 12
— « Mais au sermon, mon cher, que viendrait-elle faire ? 12
— « Elle y vient comme nous, ma foi, pour se distraire, 12
« Pour entendre des mots saintement cadencés, 12
270 « Ou sur l'orgue des airs qu'elle n'a pas dansés, 12
« Car on dit que depuis sa première aventure 12
« De l'orgue dans ses nuits elle aime le murmure, 12
« Sans doute en souvenir du beau mugissement 12
« Qu'elle entendait si haut chez son premier amant, 12
275 « Tu sais ?… » Mais l'orateur, se levant de la chaire, 12
Murmura sourdement son texte et les fit taire ; 12
Il parla du bonheur de mourir pour la foi, 12
Des martyrs immolés pour l'Église et le roi, 12
Et, sur leurs orphelins évoquant leur mémoire, 12
280 Toucha jusqu'aux sanglots son immense auditoire. 12
Des larmes de pitié montaient à tous les yeux ; 12
Chacun se dépouillait de son denier pieux ; 12
Une femme, on disait qu'orpheline elle-même, 12
Des malheurs de ces temps elle était un emblème, 12
285 Du vieillard précédée, une bourse à la main, 12
Parmi les rangs émus se frayait un chemin, 12
Et faisant résonner le don dans la corbeille, 12
A la sainte pitié sollicitait l'oreille. 12
On n'entendait au loin que sa timide voix, 12
290 Le prêtre qui frappait le pavé de sa croix, 12
Ou du denier sacré la chute monotone 12
Qui sonnait en tombant dans l'urne de l'aumône ; 12
Des rangs voisins du mien bientôt elle approchait, 12
D'avance dans mon sein déjà ma main cherchait 12
295 L'obole de l'autel, quand, relevant la tête, 12
Mon regard dans le sien se rencontre et s'arrête, 12
Et comme fascinés par l'œil qu'en vain on fuit, 12
Chacun de nos regards suit l'autre qui le suit : 12
Elle semblait chercher à travers un nuage 12
300 A distinguer de loin les traits de mon visage, 12
Et je voyais le sien dans mon œil revenir 12
Comme une ombre montant du fond d'un souvenir. 12
A chaque pas de plus la fatale figure 12
M'entrait plus rayonnante au cœur ; mais à mesure 12
305 Que mon œil ébloui, qui plongeait dans le sien, 12
Fixait son œil ouvert et fixe sur le mien, 12
Comme si tout son sang eût coulé par sa vue, 12
Je la voyais pâlir et changer en statue ; 12
La prunelle immobile et le pied suspendu,' 12
310 Le cou penché, le doigt vers ma place étendu, 12
Faire un pas, reculer, dans son sein qui se pâme 12
Chercher un cri qui meurt et qui manque à son âme, 12
Puis enfin, sans couleur, sans voix et sans regard, 12
Glisser inanimée aux bras du saint vieillard ! 12
315 Moi-même, sans jeter un cri, sans faire un geste, 12
J'étais mort de sa mort, et j'ignore le reste. 12
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Quand je me réveillai comme de mon tombeau, 12
La nef était muette et vide ; un seul flambeau 12
Brillait comme une étoile au cintre de l'église, 12
320 Le soir dans les vitraux faisait tinter la brise ; 12
L'heure sonnait huit coups au cadran de la nuit ; 12
De piliers en piliers je m'échappai sans bruit ; 12
A force de douleur mon âme était tarie ; 12
La revoir c'était trop ! mais la revoir flétrie, 12
325 Mais la revoir tombée, ange d'illusion, 12
Le scandale du monde et sa dérision ! 12
Par moi, par mon amour, par ma vertu, peut-être ! 12
Oh ! quel doute mortel en moi je sens renaître ! 12
Ange que le bonheur aurait sanctifié, 12
330 Dieu, ce serait !… c'est moi qui t'ai sacrifié ! 12
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
STANCES A LAURENCE
Vous l'ange d'autrefois, maintenant pauvre femme, 12
Vous ne vous trompiez pas, Laurence, oui, c'était moi ! 12
C'était moi qui cherchais la moitié de mon âme ! 12
Hélas ! et qui la pleure en toi ! 8
335 Tu vis !… de quelle vie, ô ciel ! quels mots étranges ! 12
Dans le cuivre et le plomb diamant enchâssé, 12
Que Dieu laissa tomber sur la route des anges 12
Et que l'impie a ramassé ! 8
Souviens-toi de ce ciel vu de si près ensemble… 12
340 Du jour de la rencontre et du jour de l'adieu ! 12
Oui, je fus meurtrier ! oui, cette main qui tremble 12
T'immola ; mais c'était à Dieu ! 8
Sacrifice insensé que ta faute condamne, 12
Vaine immolation de mon cœur combattu, 12
345 Ce que je respectais un autre le profane, 12
Et l'enfer rit de ma vertu ! 8
O Laurence ! un retour au Dieu de ton jeune âge ! 12
Un retour vers l'ami !… Grand Dieu ! dans ma douleur 12
Je n'avais ici-bas conservé qu'une image : 12
350 Ne la ternis pas dans mon cœur. 8
Reviens, reviens au ciel qui te pleure et qui t'aime, 12
Si ce n'est pour ton âme, ô Laurence ! pour moi ; 12
Et s'il te faut de l'eau pour un second baptême, 12
Oh ! mes yeux en pleurent pour toi ! 8
355 Ici deux ; un là-haut ; de notre double vie, 12
Non, il n'est pas brisé l'invisible lien : 12
Ton cœur avec mon cœur monte et se purifie 12
Où mon cœur saigne avec le tien ! 8
Oh ! quand, jetant ton âme aux voluptés impures, 12
360 Tu ternis ce lis blanc que je t'avais gardé, 12
Penses-tu quelquefois que tu souilles d'Ordures 12
Ce cœur où Dieu s'est regardé ? 8
Penses-tu quelquefois que tu troubles celle onde 12
Qui, sous un souffle humain bien loin de se ternir, 12
365 Ne devait réfléchir au soleil de ce monde 12
Qu'un espoir et qu'un souvenir ? 8
Ah ! moi qui te voyais dans mes songes, Laurence, 12
A travers tant de pleurs, chaste auprès d'un époux, 12
Une ombre sur le front, au cœur une espérance, 12
370 Et des enfans sur tes genoux !… 8
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Nuit funeste ! depuis qu'elle m'est apparue, 12
Et que je sais le nom, et l'hôtel et la rue, 12
Chaque fois que je sors l'instinct traîne mes pas 12
Vers ce seuil de mon ciel que je ne franchis pas, 12
375 Mais où couvert de huit j'écoute de la porte 12
Que quelque voix du ciel ou de la terre en sorte, 12
Comme Adam, exilé des jardins du Seigneur, 12
Écoutait s'éloigner les voix de son bonheur. 12
Cette nuit comme hier je me glissai dans l'ombre : 12
380 Des nuages au ciel rendaient l'hôtel plus sombre, 12
Et la pluie, en lavant les pavés à grands flots, 12
De mes pas dans la rue étouffait les échos. 12
Les pieds dans le ruisseau, le front sous la gouttière, 12
Je m'assis dans un angle au bord du banc de pierre, 12
385 Sur la borne en granit, du coude m'appuyant, 12
Et tout caché dans l'ombre ainsi qu'un mendiant. 12
C'était l'heure où Paris, en jour transformant l'ombre, 12
En tonnerre incessant roule ses chars sans nombre ; 12
Où sur la roue en feu ses enfans emportés 12
390 Vont chercher au hasard leurs mille voluptés. 12
Aux cris des serviteurs les portes colossales 12
Aux chars retentissans s'ouvraient par intervalles, 12
Et j'y voyais briller à travers le cristal 12
Des fronts resplendissans de l'ivresse du bal ; 12
395 J'entendais au dedans ces voix d'hommes, de femmes, 12
Ces sons des instrumens, ces bourdonnemens d'âmes 12
Où l'oreille en vain cherche une phrase à saisir, 12
Et qui n'est que la brise errante du plaisir ; 12
Cette joie, en sortant de ces froides murailles, 12
400 M'enfonçait chaque fois un fer dans les entrailles, 12
Et j'aurais moins souffert (pardonne à mon remord, 12
Seigneur ! ) d'en voir sortir l'agonie et la mort ! 12
Un torrent de pensées me roulait dans la tête : 12
Si j'entrais tout à coup au milieu de la fête, 12
405 Si frappant d'un regard ses yeux pétrifiés, 12
Comme l'ombre des temps par son cœur oubliés, 12
El renversant du pied ces vases de délices, 12
Du nom tonnant de Dieu j'effrayais tous ces vices ! 12
Si dérobant cet ange à l'air qui la corrompt, 12
410 Je rendais l'innocence et la vie à son front !… 12
Hélas ! et de quel droit ? suis-je encore son père ? 12
N'ai-je pas renoncé même au doux nom de frère ? 12
Et ne sommes-nous pas, depuis l'heure d'adieu, 12
L'un à l'autre étrangers partout, hormis en Dieu ? 12
415 Oh ! c'est donc en Dieu seul que je puis en silence 12
Bénir, prier, nommer, chercher, pleurer Laurence ! 12
Elle pour qui cent fois j'aurais voulu mourir ! 12
Seul à son aide, ô Dieu ! je ne puis accourir ! 12
Et de la froide borne en embrassant la pierre 12
420 Mes yeux fondaient en onde et ma bouche en prière. 12
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Pardonne-lui, mon Dieu ! de chercher ici-bas 12
Cet amour que tu mis tout enfant sous ses pas, 12
Après avoir vécu deux ans de ces délices, 12
De le puiser encore aux profanes calices ! 12
425 Ah ! moi seul ! ô mon Dieu ! j'ai creusé dans son cœur 12
Ce vide que ne peut combler un froid bonheur ; 12
Que la peine sur moi retombe avec le crime ! 12
Frappez le tentateur, et non pas la victime ! 12
O tendre, ô bon pasteur ! rapporte dans tes bras 12
430 Cette brebis tombée aux pièges d'ici-bas ! 12
Cette âme qui puisa l'amour avec la vie, 12
Et qui l'aspire encore à sa source tarie ! 12
Si tu n'avais brisé sa coupe entre ses dents, 12
Qui sait ce que le ciel aurait versé dedans ? 12
435 Qui sait de quels trésors cette âme est encor pleine ? 12
Et comme des cheveux d'une autre Madeleine 12
Pour laver dans ses pleurs ses péchés oubliés, 12
Ce qu'il en coulerait de parfums sur tes piés ? 12
Oh ! que les miens, Seigneur, comptent à ses paupières ! 12
440 Que par mes nuits sans fin, mes jeûnes, mes prières, 12
Que par l'eau de mes yeux son péché soit lavé ! 12
Et j'allais à genoux tomber sur le pavé, 12
Quand les groupes joyeux du bal qui se retire 12
M'éveillèrent du ciel par des éclats de rire. 12
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445 Le bruit avait cessé, le monde était sorti, 12
Des gonds et des verrous l'air avait retenti ; 12
J'entendis sur ma tête ouvrir une fenêtre ; 12
La lune dans le ciel venait de reparaître ; 12
L'ombre des lourds balcons, me couvrant d'un pan noir, 12
450 Me noyait dans sa nuit, d'où je pouvais tout voir : 12
Une femme parut au balcon : c'était elle ! 12
Quoique pâle et lassée, ô Dieu ! qu'elle était belle ! 12
Comme le monde avait, sous son précoce été, 12
Mûri sans la flétrir l'angélique beauté ? 12
455 Comme sous ce costume et cette autre apparence 12
Mes regards traits pour traits retrouvaient tout Laurence ! 12
Lui, dans elle a grandi, mais toujours elle en lui ! 12
Son cou penché semblait porter un vaste ennui, 12
Son coude s'appuyait sur la rampe dorée, 12
460 Sa joue au clair de lune était décolorée, 12
Ses blonds cheveux déjà de son front détachés 12
Sur le fer du balcon flottaient tout épanchés, 12
Et je sentais l'odeur du vent qui les caresse 12
S'échapper en parfum de l'or de chaque tresse ! 12
465 Oh ! des fleurs qui tombaient de ses cheveux l'odeur 12
Comment n'eût-elle pas enivré tout mon cœur !… 12
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Elle leva la tête, et regarda la lune 12
Longtemps, comme quelqu'un qu'une image importune ; 12
Avec un lent soupir elle étendit les bras, 12
470 Puis en les refermant sur son cœur dit : Hélas ! 12
Puis d'un accent distrait, qu'un regard accompagne, 12
Murmura dans ses dents notre air de la montagne, 12
A voix basse et tremblante en chanta quelques mots… 12
L'air manqua sur sa lèvre et finit en sanglots ; 12
475 Elle s'interrompit comme avec violence, 12
Referma la fenêtre, et tout devint silence ! 12
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Oh ! mon image alors, Laurence, était en toi ! 12
Je n'avais que deux pas entre mon ciel et moi ! 12
Qu'une vague de l'air, pour y monter, à fendre ! 12
480 Qu'un souffle à laisser fuir, qu'un nom à faire entendre ! 12
Et mon amour perdu retombait dans mes bras ! 12
Et l'enfer ni le ciel ne l'en arrachaient pas ! 12
Des doux sons de sa voix mon oreille était pleine ! 12
L'air qu'elle respirait lui portait mon haleine ; 12
485 Un cri sorti du cœur, un geste, un mouvement, 12
Et nos cœurs confondus n'avaient qu'un battement ; 12
Et dans un seul élan nos âmes assouvies 12
Franchissaient pour s'unir l'abîme de nos vies ! 12
Tu triomphas, mon Dieu, de ma fragilité ; 12
490 Mon silence entre nous remit l'immensité ! 12
Je m'éloignai tremblant, son ombre sur ma trace, 12
Et je remis mon âme et la sienne à ta grâce. 12
L'aurore dans Paris ne me retrouva pas, 12
Et mon cœur est déjà là-haut où vont mes pas ! 12
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