Métrique en Ligne
LAM_8/LAM140
Alphonse de LAMARTINE
JOCELYN
1836
DEUXIÈME ÉPOQUE
Six ans sont retranchés des jours de mon jeune âge, 12
Sans qu'une seule trace ait marqué leur passage. 12
Nuits, jours, matin et soir, veilles et lendemain, 12
Furent des pas égaux dans un même chemin ; 12
5 Je n'ai senti ces jours qu'en calculant leur nombre. 12
Le cloître aux noirs piliers m'a caché dans son ombre ; 12
De ma haute cellule au chœur mélodieux 12
Les dalles ont compté mes pas silencieux ; 12
La méditation, la prière et l'étude, 12
10 Ont engourdi mes sens dans leur froide habitude ; 12
Ces corridors obscurs, ces nefs, ces murs épais 12
Ont versé sur mon front leur silence et leur paix ; 12
Les souvenirs cuisans, les regrets, les images 12
De liberté, d'amour, de rians paysages, 12
15 A peine ont jusqu'ici dans mes nuits pénétré ; 12
De la paix du Seigneur tout s'y peint par degré, 12
Comme, par les vitraux que le pinceau colore, 12
Se teignent dans la nef les clartés de l'aurore. 12
Qu'il est doux dans son Dieu de renfermer son cœur, 12
20 Comme un parfum dans l'or pour en garder l'odeur, 12
D'avoir son but si haut, et sa route tracée, 12
Et de vivre six ans d'une même pensée ! 12
Aussi, blanche est la page où je notai mes jours. 12
Qu'aurais-je écrit ? ce Dieu que je servis toujours, 12
25 Le soin de ses autels, le goût de ses demeures, 12
Ont du même aliment nourri toutes mes heures, 12
Et sa main, à ma main ouverte constamment, 12
M'a dirigé sans chute et sans événement. 12
Ah ! grâce aux passions que mon cœur se retranche, 12
30 Puisse toute ma vie être une page blanche ! 12
Souvent lorsque des nuits l'ombre que l'on voit croître 12
De piliers en piliers s'étend le long du cloître, 12
Quand, après l'angélus et le repas du soir, 12
Les lévites épars sur les bancs vont s'asseoir, 12
35 Et que chacun cherchant son ami dans le nombre, 12
On épanche son cœur à voix basse et dans l'ombre ; 12
Moi qui n'ai point encore entre eux trouvé d'ami, 12
Parce qu'un cœur trop plein n'aime rien à demi, 12
Je m'échappe, et cherchant ce confident suprême 12
40 Dont l'amour est toujours égal à ce qu'il aime, 12
Par la porte secrète en son temple introduit, 12
Je répands à ses pieds mon âme dans la nuit. 12
Ossian ! Ossian ! lorsque plus jeune encore 12
Je rêvais des brouillards et des monts d'Inistore ; 12
45 Quand, tes vers dans le cœur et ta harpe à la main, 12
Je m'enfonçais l'hiver dans des bois sans chemin, 12
Que j'écoutais siffler dans la bruyère grise, 12
Comme l'âme des morts, le souffle de la bise, 12
Que mes cheveux fouettaient mon front, que les torrens, 12
50 Hurlant d'horreur aux bords des gouffres dévorans, 12
Précipités du ciel sur le rocher qui fume, 12
Jetaient jusqu'à mon front leurs cris et leur écume ; 12
Quand les troncs des sapins tremblaient comme un roseau 12
Et secouaient leur neige où planait le corbeau, 12
55 Et qu'un brouillard glacé, rasant ses pics sauvages, 12
Comme un fils de Morven me vêtissait d'orages, 12
Si, quelque éclair soudain déchirant le brouillard, 12
Le soleil ravivé me lançait un regard, 12
Et d'un rayon mouillé, qui lutte et qui s'efface, 12
60 Éclairait sous mes pieds l'abîme de l'espace, 12
Tous mes sens exaltés par l'air pur des hauts lieux, 12
Par cette solitude et cette nuit des cieux, 12
Par ces sourds roulemens des pins sous la tempête, 12
Par ces frimas glacés qui blanchissaient ma tête, 12
65 Montaient mon âme au ton d'un sonore instrument 12
Qui ne rendait qu'extase et que ravissement, 12
Et mon cœur à l'étroit battait dans ma poitrine, 12
Et mes larmes tombaient d'une source divine, 12
Et je prêtais l'oreille et je tendais les bras, 12
70 Et comme un insensé je marchais à grands pas, 12
Et je croyais saisir dans l'ombre du nuage, 12
L'ombre de Jéhova qui passait dans l'orage, 12
Et je croyais dans l'air entendre en longs échos 12
Sa voix que la tempête emportait au chaos, 12
75 Et de joie et d'amour noyé par chaque pore, 12
Pour mieux voir la nature et mieux m'y fondre encore, 12
J'aurais voulu trouver une âme et des accens, 12
Et pour d'autres transports me créer d'autres sens ! 12
Ce sont de ces momens d'ineffables délices 12
80 Dont Dieu ne laisse pas épuiser les calices, 12
Des éclairs de lumière et de félicité 12
Qui confondent la vie avec l'éternité. 12
Notre âme s'en souvient comme d'une pensée 12
Rapide, dont en songe elle fut traversée. 12
85 Ah ! quand je les goûtais, je ne me doutais pas 12
Qu'une source éternelle en coulait ici-bas ! 12
Eh bien ! quand j'ai franchi le seuil du temple sombre 12
Dont la seconde nuit m'ensevelit dans l'ombre ; 12
Quand je vois s'élever entre la foule et moi 12
90 Ces larges murs pétris de siècles et de foi, 12
Quand j'erre à pas muets dans ce profond asile, 12
Solitude de pierre, immuable, immobile, 12
Image du séjour par Dieu même habité, 12
Où tout est profondeur, mystère, éternité ; 12
95 Quand les rayons du soir que l'occident rappelle 12
Éteignent aux vitraux leur dernière étincelle, 12
Qu'au fond du sanctuaire un feu flottant qui luit 12
Scintille comme un œil ouvert sur cette nuit, 12
Que la voix du clocher en son doux s'évapore, 12
100 Que le front appuyé contre un pilier sonore, 12
Je le sens, tout ému du retentissement, 12
Vibrer comme une clé d'un céleste instrument, 12
Et que du faîte au sol l'immense cathédrale, 12
Avec ses murs, ses tours, sa cave sépulcrale, 12
105 Tel qu'un être animé, semble à la voix qui sort, 12
Tressaillir et répondre en un commun transport ; 12
Et quand, portant mes yeux des pavés à la voûte, 12
Je sens que dans ce vide une oreille m'écoute, 12
Qu'un invisible ami, dans la nef répandu, 12
110 M'attire à lui, me parle un langage entendu, 12
Se communique à moi dans un silence intime, 12
Et dans son vaste sein m'enveloppe et m'abîme ; 12
Alors mes deux genoux pliés sur le carreau, 12
Ramenant sur mes yeux un pan de mon manteau, 12
115 Comme un homme surpris par l'orage de l'âme, 12
Les yeux tout éblouis de mille éclairs de flamme, 12
Je m'abrite muet dans le sein du Seigneur, 12
Et l'écoute et l'entends voix à voix, cœur à cœur : 12
Ce qui se passe alors dans ce pieux délire, 12
120 Les langues d'ici-bas n'ont plus rien pour le dire ; 12
L'âme éprouve un instant ce qu'éprouve notre œil 12
Quand, plongeant sur les bords des mers près d'un écueil, 12
Il s'essaie à compter les lames dont l'écume 12
Étincelle au soleil, croule, jaillit et fume, 12
125 Et qu'aveugle d'éclairs et de bouillonnement, 12
Il ne voit plus que flots, lumière et mouvement ; 12
Ou bien ce que l'oreille éprouve auprès d'une onde 12
Qui des pics du mont Blanc s'épanche, roule et gronde 12
Quand s'efforçant en vain, dans cet immense bruit, 12
130 De distinguer un son d'avec le son qui suit, 12
Dans les chocs successifs qui font trembler la terre, 12
Elle n'entend vibrer qu'un éternel tonnerre. 12
Et puis ce bruit s'apaise, et l'âme qui s'endort 12
Nage dans l'infini sans aile, sans effort, 12
135 Sans soutenir son vol sur aucune pensée, 12
Mais immobile et morte et vaguement bercée, 12
Avec ce sentiment qu'on éprouve en rêvant 12
Qu'un tourbillon d'été vous porte, et que le vent 12
Vous prêtant un moment ses impalpables ailes, 12
140 Vous planez dans l'Éther tout semé d'étincelles, 12
Et vous vous réchauffez, sous des rayons plus doux, 12
Au foyer des soleils qui s'approchent de vous. 12
Ainsi la nuit en vain sonne l'heure après l'heure, 12
Et quand on vient fermer la divine demeure, 12
145 Quand sur les gonds sacrés les lourds battans d'airain 12
Tournent en ébranlant le caveau souterrain, 12
Je m'éloigne à pas lents, et ma main froide essuie 12
La goutte tiède encor de la céleste pluie !… 12
Tandis que nous vivons au fond d'un monde à part, 12
150 En Dieu seul, pour Dieu seul, et sous son seul regard, 12
L'autre monde animé d'un autre esprit de vie, 12
Ou d'un souffle de mort, de colère et d'envie, 12
Mugit autour de nous, et jusqu'en ce saint lieu 12
Poursuit de ses fureurs les serviteurs de Dieu ; 12
155 Un grand peuple agité par l'esprit de ruine, 12
Fait écrouler sur lui tout ce qui le domine ; 12
Il veut renouveler trône, autels, mœurs et lois ; 12
Dans la poudre et le sang tout s'abîme à la fois. 12
Oh ! pourquoi suis-je né dans ces jours de tempête 12
160 Où l'homme ne sait pas où reposer sa tête, 12
Où la route finit, où l'esprit des humains 12
Cherche, tâtonne, hésite entre mille chemins, 12
Ne pouvant ni rester sous un passé qui croule, 12
Ni jeter d'un seul jet l'avenir dans son moule ? 12
165 Métal extravasé qui bouillonne et qui fuit, 12
Court, ravage et renverse, et dévore et détruit, 12
Et consumant la main qui touche à son cratère, 12
Déracine le siècle et l'homme de la terre ! 12
Heureux, du moins, heureux que la lueur de foi 12
170 Vive encor dans mon œil et marche devant moi, 12
Et, séparant mes pas de la foule élancée, 12
Trace une route à part à ma pauvre pensée, 12
Route qui mène ailleurs que celle d'ici-bas, 12
Et que Dieu même éclaire et qui ne finit pas. 12
175 On dit que le pouvoir aux mains du roi se brise, 12
Et qu'en mille lambeaux le peuple le divise ; 12
Le peuple, enfant cruel qui rit en détruisant, 12
Qui n'éprouve jamais sa force qu'en brisant, 12
Et qui, suivant l'instinct de son brutal génie, 12
180 Ne comprend le pouvoir que par la tyrannie ! 12
Force aveugle que Dieu lâche de temps en temps, 12
Ainsi que l'avalanche, ainsi que les autans, 12
Pour donner à l'Éther un courant plus rapide, 12
Pour frapper un grand coup et pour faire un grand vide ! 12
185 O jours ! jours de douleur, de silence et d'effroi ! 12
La terre du royaume a bu le sang du roi, 12
Et le sang des sujets massacrés par centaines, 12
Coule dans les ruisseaux comme l'eau des fontaines ! 12
Tout ce qui porte un nom, ou génie ou vertu, 12
190 Sous le niveau du crime est soudain abattu ; 12
Le doigt du délateur au bourreau fait un signe, 12
La seule loi du peuple est la mort au plus digne ! 12
Sa hache aime le juste et choisit l'innocent ! 12
L'innocence est son crime ! O peuple ivre de sang, 12
195 Tu détruis de tes mains l'erreur qui nous abuse, 12
Et de tous tes tyrans ton exemple est l'excuse ! 12
Je creuse huit et jour dans mes réflexions 12
Cet abîme sanglant des révolutions, 12
Du grand corps social remède ou maladie 12
200 Qui brise ou rajeunit la machine engourdie ; 12
De la nature humaine incalculable effort, 12
Qui fait lutter en elle et la vie et la mort. 12
Pour tenir les bassins égaux de la balance 12
Où l'on veut les peser, il faut un grand silence 12
205 Des passions du siècle et de ses intérêts ; 12
La main tremble à qui veut les juger de trop près ; 12
Comme au juge placé trop bas dans la carrière, 12
Le but est trop souvent caché par la poussière. 12
Mais jeune, enseveli dans l'ombre du saint lieu, 12
210 Hors du siècle, et voyant tout au seul jour de Dieu, 12
Peut-être juge-t-on de plus haut ce problème, 12
Ce procès éternel du temps contre lui-même, 12
Cette lutte fatale où le passé vaincu 12
Dit pour toute raison de vivre : J'ai vécu. 12
215 Qui peut sonder de Dieu l'insondable pensée ? 12
Qui peut dire où finit son œuvre commencée ? 12
Des mondes à venir lui dérober le soin ? 12
Lui dire comme aux flots : Tu n'iras pas plus loin ! 12
Devant cet océan placer son grain de sable ? 12
220 Et tarir d'un seul mot l'abîme intarissable ? 12
Moins insensé celui qui dirait au soleil : 12
Prends mon heure ! attends-moi pour luire à mon réveil, 12
Borne à mon horizon ta lumière féconde, 12
Et quand mon œil se ferme, éteins-toi pour le monde ! 12
225 Non : Dieu n'a dit son mot à personne ici-bas ; 12
La nature et le temps ne le comprennent pas, 12
Et si de son mystère il perce quelque chose, 12
Ne le cherchons qu'en lui, c'est là que tout repose ! 12
C'est là qu'à nos esprits, dans le doute noyés, 12
230 Lui seul soulève un coin du voile et dit : Voyez ! 12
Qu'annonce la nature en sa marche éternelle ? 12
Où s'arrête sa course ? où se repose-t-elle ? 12
De ces mille soleils tournant sous l'œil de Dieu, 12
Rayons étincelans de son céleste essieu, 12
235 Lequel dort au milieu de sa courbe enflammée ? 12
Quelle route du ciel devant eux s'est fermée ? 12
Quelle vague des airs croupit dans son repos ? 12
Quelle goutte des mers dort dans le lit des flots ? 12
Quel océan couché dans d'éternels rivages 12
240 Cesse de dévorer ou d'enfanter des plages ? 12
Quels monts ont étouffé leur creuset souterrain ? 12
Quoi donc était hier ce qu'il sera demain ? 12
Et du sable au rocher, de l'âme à la matière, 12
De l'abîme des cieux jusqu'au grain de poussière, 12
245 Quel autre que Dieu seul peut dans ce mouvement 12
Reconnaître une forme, un être, un élément ? 12
On sent à ce travail qui change, brise, enfante, 12
Qu'un éternel levain dans l'univers fermente, 12
Que la main créatrice à son œuvre est toujours, 12
250 Que de l'Être éternel, éternel est le cours, 12
Que le temps naît du temps, la chose de la chose, 12
Qu'une forme périt afin qu'une autre éclose ; 12
Qu'à tout être la fin n'est que commencement ; 12
La souffrance, travail ; la mort, enfantement ! 12
255 En vain l'homme orgueilleux de ce néant qu'il fonde, 12
Croit échapper lui seul à cette loi du monde, 12
Clôt son symbole, et dit, pour la millième fois 12
Ce Dieu sera ton Dieu, ces lois seront tes lois ! 12
A chaque éternité que sa bouche prononce, 12
260 Le bruit de quelque chute est soudain la réponse, 12
Et le temps, qu'il ne peut fixer ni ralentir, 12
Est là pour le confondre et pour le démentir ; 12
Chaque siècle, chaque heure, en poussière il entraîne 12
Ces fragiles abris de la sagesse humaine, 12
265 Empires, lois, autels, dieux, législations, 12
Tentes que pour un jour dressent les nations, 12
Et que les nations qui viennent après elles 12
Foulent pour faire place à des tentes nouvelles, 12
Bagage qu'en fuyant nous laissons sur nos pas, 12
270 Que l'avenir méprise et né ramasse pas. 12
Depuis ces jours obscurs dont là tardive histoire 12
A jusqu'à nos momens traîné quelque mémoire, 12
Avec combien de cieux le temps s'est-il joué ? 12
Combien de fois la terre a-t-elle secoué, 12
275 Comme l'arbre au printemps ses arides feuillages, 12
Les croyances, les lois, les dieux des autres âges ? 12
C'est demander combien de feuillages flétris 12
Ont engraissé le sol formé de leurs débris, 12
Ou combien de ruisseaux ou de gouttes d'orages 12
280 Ont fait enfler les mers sans fond et sans rivages ? 12
Oui, l'esprit du Seigneur travaille incessamment 12
Par l'esprit des mortels, son aveugle instrument ; 12
Il a donné pour vie à la pensée humaine 12
Ce flux et ce reflux qui l'apporte et l'entraîne ; 12
285 S'il cessait de tourner dans ce cercle divin, 12
S'il s'arrêtait un jour, ce jour serait sa fin. 12
Mais pour lui, sur la route à ses pas accordée, 12
Une idée est toujours en avant d'une idée ; 12
Il s'élance, il l'atteint au terme d'un sentier ; 12
290 Il crée à son image un monde tout entier ; 12
Puis à peine entre-t-il dans l'œuvre commencée, 12
Qu'il demande à courir vers une autre pensée, 12
La réalise et passe, et, d'essor en essor, 12
Gagne un autre horizon pour le franchir encor. 12
295 Ainsi de siècle en siècle il lègue ses chimères ; 12
De vérités pour lui les vérités sont mères, 12
Et Dieu les lui montrant jour à jour, pas à pas, 12
Le mène jusqu'où Dieu veut qu'il aille ici-bas, 12
Terme qu'il a lui seul posé dans sa sagesse, 12
300 Et qu'on n'atteint jamais en approchant sans cesse. 12
Mais si l'esprit de Dieu, travaillant par nos mains, 12
À ces renversemens condamne les humains, 12
Comment donc marque-t-il du sang pur des victimes 12
Les révolutions, ce solstice des crimes ? 12
305 Comment l'esprit d'amour, de justice, de paix, 12
Sert-il l'iniquité, la haine et les forfaits ? 12
Ah ! c'est que dans son œuvre il agit avec l'homme ; 12
La vertu les conçoit, le crime les consomme ; 12
L'ouvrier est divin, l'instrument est mortel ; 12
310 L'un veut changer le Dieu, l'autre brise l'autel ; 12
L'un sur la liberté veut fonder la justice, 12
L'autre sur tous les droits fait crouler l'édifice ; 12
Puis vient la nuit fatale où l'esprit combattu 12
Ne sait plus où trouver le crime et la vertu ; 12
315 Chaque parti s'en fait d'horribles représailles ; 12
Les révolutions sont des champs de batailles 12
Où deux droits violés se heurtent dans le temps ; 12
Quel que soit le vainqueur, malheur aux combattans ! 12
L'un possesseur jaloux d'un héritage inique, 12
320 Se fait un titre saint d'une injustice antique, 12
Veut que l'oppression consacre l'oppresseur, 12
Et croit venger le ciel en défendant l'erreur ; 12
L'autre, le cœur aigri par une vieille offense, 12
Dans la raison qui luit ne voit qu'une vengeance, 12
325 Et, s'armant à sa voix d'un droit ensanglanté, 12
Brûle, pille et massacre à coups de vérité ; 12
Ainsi l'abîme appelle un plus profond abîme ; 12
Qu'y faire ? la raison n'a que le choix du crime ; 12
Faut-il que le bien cède et recule à jamais ? 12
330 Faut-il vaincre le mal à force de forfaits ? 12
Devant ces changemens le cœur du juste hésite 12
Malheur à qui les fait, heureux qui les hérite. 12
Ma pauvre mère, hélas ! ma pauvre sœur, mon Dieu ! 12
Quoi ! la tempête aussi descend en si bas lieu ? 12
335 Quoi ! la maison de paix, de prière et d'aumône, 12
Où la charité seule avait son humble trône, 12
N'a pas pu trouver grâce aux yeux des factions ? 12
Ce toit qu'avaient couvert leurs bénédictions, 12
Ce seuil où leur misère était sans cesse assise, 12
340 Où la veuve et l'enfant entraient comme à l'église, 12
Cette chambre où ma mère, avec sa douce main, 12
Pansait leurs pieds meurtris et leur rompait le pain ; 12
Ils l'ont brûlée. Ils ont chassé leur providence, 12
Autour des murs fumans mené l'horrible danse, 12
345 Tandis qu'à la lueur qui montait de ces toits, 12
Ma mère et ses enfans s'enfuyaient dans les bois ! 12
Ainsi tout ce que j'aime est arraché de terre ; 12
Ainsi, si je cherchais la maison de mon père, 12
Mes yeux ne verraient plus qu'un pan de mur noirci, 12
350 Et le mendiant seul dirait : C'était ici ! 12
Ah ! je sens en moi-même, à cette horrible image 12
De ma mère fuyant les torches du village, 12
Qu'un Dieu seul peut donner le pardon aux humains ; 12
Et si je ne brisais mon cœur entre ses mains, 12
355 A ma soif de vengeance ou plutôt de justice 12
Je ferais de mes jours cent fois le sacrifice, 12
Je me consacrerais pour punir ces bourreaux, 12
Deux poignards dans les mains, à des dieux infernaux ; 12
Et j'irais, de ce toit vengeant chaque parcelle, 12
360 D'une goutte de sang payer chaque étincelle ! 12
Pardonnez-moi, mon Dieu, la vengeance est à vous ! 12
Ah ! pour la désarmer je tombe à vos genoux. 12
Que la faute et l'horreur de ces jours de tempêtes 12
Retombent sur le temps et non pas sur leurs têtes ! 12
365 Ce soir un inconnu m'a glissé dans la main 12
Un rouleau recouvert d'un pli de parchemin ; 12
Mes yeux en ont soudain reconnu l'écriture, 12
Bien qu'une larme seule en fût la signature, 12
Et tout en la lisant je baisais mille fois, 12
370 O ma mère, ces mots où j'ajoutais ta voix, 12
Et ces douze louis, ta dernière ressource, 12
Que ta main pour adieu jette encor dans ma bourse. 12
Oh ! que cet or sacré ne la quitte jamais, 12
Ou donné par l'amour n'en sorte qu'en bienfaits ! 12
375 Ainsi me voilà seul, orphelin dans ce monde ! 12
Ma mère avec ma sœur est errante sur l'onde, 12
Elles vont, au hasard des vents et de la mer, 12
D'un parent inconnu chercher le pain amer, 12
Et sur un continent peuplé de solitudes, 12
380 Changer de ciel, d'amis, de cœur et d'habitudes ! 12
« Fuis, pars, viens, mon enfant, dit ma mère, que Dieu 12
« Te porte tout l'amour qui brûle en cet adieu ; 12
« Je n'aurai pas un jour de paix en ton absence ; 12
« Quitte un sol dévorant qui proscrit l'innocence, 12
385 « Où la prière même est un crime mortel. 12
« Qu'est-il besoin de prêtre à qui n'a plus d'autel ?… » 12
Ah ! ma mère, pour moi ta tendresse t'égare ; 12
L'esprit souffle-t-il moins quand l'étincelle est rare ? 12
N'en eussions-nous plus qu'une à rallumer ici, 12
390 Qu'une larme à sécher dans un œil obscurci, 12
Ah ! c'en serait assez pour garder à la terre, 12
Pour couver dans nos seins le feu du sanctuaire, 12
Pour rester dans le temple, et pour y revêtir 12
La robe du lévite ou celle du martyr. 12
Je resterai…
395 Gravons au moins pour ma mémoire,
De ces deux mois, si pleins, l'épouvantable histoire. 12
Le peuple, soulevé sur la foi d'un faux bruit, 12
Force le seuil sacré, nous frappe et nous poursuit ; 12
Il s'enivre de vin dans l'or des saints calices, 12
400 Hurle en dérision les chants des sacrifices, 12
Et comme s'il n'osait vierge encor le frapper, 12
Il viole l'autel avant de le saper. 12
Les prêtres, n'élevant contre eux que la prière, 12
Sont par leurs cheveux blancs traînés dans la poussière, 12
405 Les uns de leur vieux sang teignent ces chers pavés, 12
Au couteau solennel d'autres sont réservés ; 12
Quelques-uns comme moi, sauvés par leur jeunesse, 12
Par un front de vingt ans dont la grâce intéresse, 12
S'échappent dispersés sous les coups de fusil, 12
410 Et vont chercher plus loin le supplice ou l'exil ; 12
Une femme me prend par la main dans le nombre, 12
Me guide hors des murs à la faveur de l'ombre, 12
Me montre ces sommets brillant dans le lointain, 12
Et me dit : Mon enfant, fuyez, voici du pain. 12
415 Je fuis pendant sept nuits à travers les campagnes, 12
En dirigeant toujours mes pas sur les montagnes ; 12
Le jour pour sommeiller me couchant sous les blés, 12
La nuit loin des sentiers hâtant mes pas troublés, 12
J'arrive au pied des monts, je traverse à la nage 12
420 Des torrens dont le flot me jette à l'autre plage. 12
Un chasseur me découvre à la voix de ses chiens, 12
Il change par pitié ses habits pour les miens. 12
Je commence à gravir ces gradins de collines 12
Où les Alpes du nord enfoncent leurs racines, 12
425 Immense piédestal par sa base abaissé, 12
Qui sous le poids des monts semble s'être affaissé, 12
Et dans l'encaissement des roches éboulées 12
Cache les lacs profonds et les noires vallées. 12
Je remonte le cours de leurs mille ruisseaux 12
430 Qui passent en lançant leur fumée au lieu d'eaux ; 12
J'avance en frissonnant sous l'arche des cascades ; 12
Les pins m'ouvrent plus loin leurs hautes colonnades, 12
Je les franchis ; j'arrive à ces prés suspendus 12
Sur la croupe des monts, verts tapis étendus, 12
435 Où les chalets, des bois bordent les précipices. 12
Un vieux pâtre y gardait un troupeau de génisses ; 12
Les yeux vers le soleil couchant, entre ses doigts 12
Il roulait sans me voir un rosaire de bois. 12
Cet aspect rend l'audace à mon âme attendrie, 12
440 Je suis sûr d'un ami dans tout homme qui prie. 12
Je l'aborde soudain, sans crainte, au nom de Dieu ; 12
Il se trouble en voyant un vivant en ce lieu : 12
Il croit voir un coupable en moi, je le rassure, 12
Il écoute en pleurant ma touchante aventure, 12
445 Étend la feuille morte en lit sous le chalet, 12
Et partage avec moi son pain noir et son lait. 12
Le lendemain matin il dit : — « Soyez en joie : 12
« Je ne renverrai pas celui que Dieu m'envoie. 12
« Voyageant suivant l'herbe et suivant la saison, 12
450 « Mes vaches ont fini de paître ce gazon ; 12
« Demain je vais chercher d'autres vertes montagnes, 12
« Mais lorsqu'après l'hiver nous montons des campagnes, 12
« On nous donne en partant du pain pour tout l'été ; 12
« Tout ce pain est à vous, car vous l'avez goûté. 12
455 « Les bergers dont souvent j'ai nourri la détresse 12
« Remplaceront pour moi celui que je vous laisse ; 12
« Mais vous ne pouvez pas me suivre au milieu d'eux, 12
« Ils se demanderaient pourquoi nous sommes deux ? 12
« Vos blonds cheveux n'ont pas durci dans les tempêtes ; 12
460 « La blancheur de vos mains leur dirait qui vous êtes ; 12
« Vous ne pouvez non plus rester sous ce chalet, 12
« On le voit de trop loin fumer sur la forêt ; 12
« Des soldats du bourreau ces routes sont connues, 12
« Ils montent quelquefois jusque parmi ces nues 12
465 « Pour aller de plus haut, sous leurs serres surpris, 12
« Comme l'oiseau de proie, épier les proscrits. 12
« Mais venez, je connais une grotte profonde 12
« Qu'aucun autre que moi ne connaît dans le monde. 12
« Rien n'y peut parvenir que l'éclair et le vent, 12
470 « Et l'aigle que j'allais y dénicher souvent, 12
« Quand, dans mon jeune temps, le suivant sur ces cimes, 12
« Mon pied comme mon œil se jouait des abîmes. 12
« J'y puis monter encor avec l'aide de Dieu ; 12
« C'est pour vous que sa main m'a découvert ce lieu ; 12
475 « Vous y vivrez de peu, mais sans inquiétude, 12
« Si votre ange suffit à votre solitude. 12
« On y peut puiser l'eau dans le creux de sa main, 12
« Et quand je penserai que vous manquez de pain, 12
« Tous les deux ou trois mois, sans qu'on puisse me suivre, 12
480 « J'apporterai de loin ce qu'il vous faut pour vivre. 12
« Remarquez bien la gueule ouverte à ce rocher, 12
« Venez de temps en temps sous la brume y chercher ; 12
« Car lorsque je viendrai vous porter votre vie, 12
« Je n'irai pas plus loin, de peur qu'on ne m'épie. » 12
485 Nous partons, nous posons nos pieds audacieux 12
Où le chasseur des monts n'ose poser ses yeux ; 12
Nous enlaçons nos doigts crispés aux fils du lierre, 12
Aux cheveux de la plante, aux angles de la pierre ; 12
Du rocher chancelant qui s'enfuit sous nos pas, 12
490 Le bruit sourd et profond monte à peine d'en bas, 12
Et des eaux du glacier dont la poudre s'élève, 12
Le vent nous frappe au front comme le froid d'un glaive ; 12
Devant l'abîme ouvert que ces eaux ont fendu. 12
Mon pied cloué d'horreur s'arrête suspendu ; 12
495 Du noir pilier des monts la colonne d'écume 12
Tombe en rejaillissant dans le gouffre qui fume, 12
Hurle dans sa ruine avec tous ses ruisseaux, 12
Remonte en blancs flocons, retombe en verts lambeaux, 12
Et remplit tout le vide, où flotte en bas sa foudre, 12
500 De vent, de bruit, de flots, de vertige et de poudre ; 12
Un seul débris de roc que le fleuve a broyé, 12
Tremblant aux coups de l'onde, et d'écume noyé, 12
Comme un vaste arc-en-ciel appuyé sur deux cimes, 12
Se dresse en voûte immense et franchit ses abîmes ; 12
505 Mon guide fait sur lui le signe de la croix, 12
Tâte d'un pied douteux les fragiles parois, 12
S'élance ; je le suis ; sous cette arche profonde, 12
Nous voyons à cent pieds cet ouragan de l'onde 12
Passer comme le trait qu'un regard ne suit pas ; 12
510 Le pont miné, tremblant, résonne sous nos pas ; 12
Notre œil tourne, nos mains cherchent, notre pied glisse ; 12
Mais notre ange à nos yeux voile le précipice, 12
Et déjà nous foulons sur le bord opposé 12
Un vallon d'herbe en fleur par l'écume arrosé. 12
515 La nature en ce lieu plus amie et plus douce 12
Festonne les rochers d'arbustes et de mousse ; 12
D'un pas moins essoufflé nous montons ses remparts ; 12
Un horizon nouveau s'ouvre sous nos regards, 12
Et nous redescendons des pentes qu'elle incline, 12
520 De coteaux en coteaux, de colline en colline, 12
Jusqu'à ce creux vallon qu'elle arrondit exprès 12
Pour n'étaler qu'à Dieu ses plus divins attraits. 12
Là, mon guide s'arrête, et me montre l'asile 12
Qu'offre la Providence à ceux que l'homme exile ; 12
525 Me découvre à son bruit la source sous le bois, 12
M'enseigne à façonner le hêtre où je la bois, 12
A sécher au soleil les mousses pour ma couche, 12
A juger la saveur des fruits sains pour ma bouche, 12
A dérober tout chaud, dans le creux du rocher, 12
530 L'œuf pondu du matin que l'aigle y va cacher, 12
A nourrir un feu lent qui couve dans l'écorce, 12
A voiler aux oiseaux le piège sous l'amorce, 12
A lancer dans le lac le fil de l'hameçon 12
Qui fait frissonner l'onde au contact du poisson ; 12
535 A surprendre à son nid le faon qui vient d'éclore ; 12
A ravir le chevreau pendant qu'il tette encore, 12
Pour que sa mère aussi vienne, au cri de sa faim, 12
Tendre pour le nourrir sa mamelle à la main ; 12
Puis me recommandant à cette Providence 12
540 Qui nourrit sans travail et garde sans prudence : 12
« Priez-la, mon enfant ! tout est plein d'elle ici !… » 12
Nous prions ; je l'embrasse ; il part ; et me voici. 12
O nuit majestueuse ! arche immense et profonde 12
Où l'on entrevoit Dieu comme le fond sous l'onde ! 12
545 Où tant d'astres en feux portant écrit son nom, 12
Vont de ce nom splendide éclairer l'horizon ! 12
Et jusqu'aux infinis, où leur courbe est lancée, 12
Porter ses yeux, sa main, son ombre, sa pensée ! 12
Et toi, lune limpide et claire, où je crois voir 12
550 Ces monts se répéter comme dans un miroir, 12
Pour que deux univers, l'un brillant, l'autre sombre, 12
Du Dieu qui les créa s'entretinssent dans l'ombre, 12
Et vous, vents palpitant la nuit sur ces hauts lieux, 12
Qui caressez la terre et parfumez les cieux ; 12
555 Et vous, bruit des torrens ; et vous, pâles nuages 12
Qui passez sans ternir ces rayonnantes plages, 12
Comme à travers la vie, où brille un chaste azur, 12
L'ombre des passions passe sur un cœur pur. 12
Mystères de la nuit que l'ange seul contemple, 12
560 Cette heure aussi pour moi lève un rideau du temple, 12
Ces pics aériens m'ont rapproché de vous ; 12
Je vous vois seul à seul, et je tombe à genoux, 12
Et j'assiste à la nuit comme au divin spectacle 12
Que Dieu donne aux esprits dans son saint tabernacle ! 12
565 Comme l'œil plongé loin dans ce pur firmament ! 12
Quel bleu tendre, et pourtant quel éblouissement ! 12
On dirait l'eau des mers quand une faible brise 12
Fait miroiter les flots où le rayon se brise. 12
— Voilà sur l'horizon l'étoile qui descend ! 12
570 — L'ombre des noirs sapins me voile le croissant ; 12
Sa mobile blancheur semble sous ce nuage 12
Une neige qui tombe et fond sur le feuillage ! 12
— Au doux vent que ma joue à peine a ressenti, 12
Quel immense soupir de leur cime est sorti ! 12
575 Il naît, il gronde, il baisse,… il meurt, c'est la tempête 12
Qui passe avec ses voix et ses coups sur ma tête ; 12
C'est la voile où le vent siffle et tonne la nuit, 12
Quand sur les sombres mers la vague la poursuit ; 12
— Non, c'est un souffle mort dont la nuit les effleure. 12
580 — Oh ! qu'à présent la brise avec tendresse y pleure ! 12
N'est-ce pas le soupir de quelque esprit ami 12
Qui dans ces sons si doux se dévoile à demi, 12
Vient prêter à ces vents leur douce voix de femme, 12
Et par pitié pour nous pleurer avec notre âme ? 12
585 Arbres harmonieux, sapins ! harpe des bois, 12
Où tous les vents du ciel modulent une voix, 12
Vous êtes l'instrument où tout pleure, où tout chante, 12
Où de ses mille échos la nature s'enchante, 12
Où, dans les doux accens d'un souffle aérien, 12
590 Tout homme a le soupir d'accord avec le sien ! 12
Arbres saints qui savez ce que Dieu nous envoie, 12
Chantez, pleurez, portez ma tristesse ou ma joie ; 12
Seul il sait dans les sons dont vous nous enchantez, 12
Si vous pleurez sur nous ou bien si vous chantez ! 12
595 Le sommeil m'a surpris sous le nocturne dôme ; 12
L'alouette a chanté mon réveil ; mon royaume 12
Sous un jour de printemps en fleurs m'est apparu, 12
Et du matin au soir mes pas l'ont parcouru. 12
Qu'il est vert ! Et pour qui, sur ces hauts précipices 12
600 Dieu créa-t-il un jour ce vallon de délices ? 12
Et d'un triple rempart élevé de ses mains, 12
En ferma-t-il l'accès et la vue aux humains ? 12
Là le gouffre tonnant où le glacier se verse, 12
Et qu'à travers la mort le pont de roc traverse ; 12
605 Ici, ces pics glacés, qui ne fondent jamais, 12
L'entourent à demi de leurs neigeux sommets ; 12
Et plus bas, à l'endroit où son lit qui serpente 12
Semble au penchant des monts vouloir unir sa pente, 12
Le rocher tout à coup l'arrête et le retient, 12
610 Et d'un escarpement dans les airs le soutient ; 12
Sur ses parois polies par l'égout des ravines, 12
Nulle herbe, nulle fleur ne pend par ses racines ; 12
Et la voix des bergers, qu'on voit à peine en bas, 12
Se perd dans la distance et ne m'y parvient pas. 12
615 A l'abri de ces flots, de ces rocs, de ces neiges, 12
Ne craignant des mortels ni surprise ni pièges, 12
Je trouve comme l'aigle, en mon aire élevé, 12
Tout ce que le désir d'un poëte eût rêvé ; 12
Arbres fils de leur gland courbés sous les tempêtes, 12
620 Mais dont la foudre seule ; ose ébrancher les têtes ; 12
Lianes, de leurs pieds à leur front serpentant, 12
Qui bercent fleurs et nids sur leur filet flottant ; 12
Rayon doré du jour qui sous leur nuit se joue, 12
Tremblant sur l'herbe, au gré du vent qui les secoue, 12
625 Hauts gazons où sur l'or nagent les papillons, 12
Où les vents creusent seuls leur trace en verts sillons ; 12
Herbe que chaque brise en molles vagues roule, 12
Répandant mille odeurs sous mon pied qui les foule ; 12
Eau qui dort dans la feuille où l'ombre la brunit, 12
630 Ou remplit jusqu'au bord ses coupes de granit ; 12
Écume des ruisseaux sur leurs pentes fleuries, 12
Se perdant comme un lait dans le vert des prairies ; 12
Lac limpide et dormant comme un morceau tombé 12
De cet azur nocturne à ce ciel dérobé, 12
635 Dont le creux transparent jusqu'au fond se dévoile, 12
Où, quand le jour s'éteint, la sombre nuit s'étoile, 12
Où l'on ne voit flotter que les fleurs du lotus 12
Que leur poids de rosée a sur l'onde abattus, 12
Et le duvet d'argent que le cygne sauvage, 12
640 En se baignant dans l'onde, a laissé sur la plage ; 12
Golfes étroits, cachés dans les plis des vallons, 12
Aspects sans borne ouverts sur les grands horizons, 12
Abîmes où l'oreille écoute l'avalanche, 12
Cimes dans l'Éther bleu noyant leur flèche blanche, 12
645 Grandes ombres des monts qui brunissent leurs flancs, 12
Rayon répercuté des pics étincelans ; 12
Air élastique et tiède, où le sein qui s'abreuve, 12
Croit boire en respirant une âme toujours neuve ; 12
Bruit qu'on entend si loin descendre ou s'élever : 12
650 Silence où l'âme dort et s'écoute rêver ; 12
Partout avec la paix, mouvement qui l'anime : 12
Des troupeaux de chamois qui volent sur l'abîme, 12
Chevreuils rongeant l'écorce, écureuils dans les bois, 12
Chants de milliers d'oiseaux qui confondent leurs voix, 12
655 Vols d'insectes dorés et bourdonnemens d'ailes, 12
De leurs prismes flottans semant les étincelles, 12
Fleurs partout sous mes pas et parfums dans les airs : 12
Voilà ce que le ciel a fait pour ces déserts. 12
Mais de ces lieux charmans le chef-d'œuvre est la voûte 12
660 Dans le rocher, dont l'aigle a seul trouvé la route ; 12
A l'orient du lac et le long de ses eaux 12
La montagne en croulant s'est brisée en morceaux, 12
Et semant ses rochers en confuses ruines, 12
A de leurs blocs épars entassé les collines. 12
665 Ces rocs accumulés, par leur chute fendus, 12
L'un sur l'autre au hasard sont restés suspendus ; 12
Les ans ont cimenté leur bizarre structure, 12
Et recouvert leurs flancs et le sol de verdure. 12
On y marche partout sur un tertre aplani 12
670 Que la feuille tombée et la mousse ont jauni ; 12
Seulement quand on frappe, on peut entendre encore 12
Résonner sous le pas le terrain plus sonore. 12
Cinq vieux chênes, germant dans ses concavités, 12
Y penchent en tous sens leurs troncs creux et voûtés, 12
675 De leurs pieds chancelans les bases colossales 12
Du granit au granit joignent les intervalles, 12
S'enlacent sur le sol comme de noirs serpens, 12
Et retiennent les blocs entre leurs nœuds rampans ; 12
Le plus vieux, suspendu sur l'une des ravines, 12
680 La couvre comme un pont de ses larges racines, 12
Puis aux rayons du jour pour mieux la dérober, 12
Étend un vaste bras qu'il laisse retomber, 12
Et sous ce double abri de rameaux de verdure, 12
Il voile à tous les yeux son étroite ouverture ; 12
685 Il faut, pour découvrir cet antre souterrain, 12
Ramper en écartant les feuilles de la main. 12
A peine a-t-on glissé sous l'arche verte et sombre, 12
Un corridor étroit vous reçoit dans son ombre ; 12
On marche un peu courbé sous d'humides arceaux, 12
690 De circuits en circuits, au bruit profond des eaux, 12
Qui, creusant à vos pieds un canal dans la pierre, 12
Murmurent jusqu'au lac dans leur solide ornière ; 12
Un jour pâle et lointain, lueur qui part du fond, 12
Guide déjà les yeux dans ce sentier profond ; 12
695 La voûte s'agrandit, le rocher se retire, 12
Le sein plus librement se soulève et respire, 12
Le sol monte, trois blocs vous servent de degrés, 12
Et dans la roche vide enfin vous pénétrez. 12
Vingt quartiers, suspendus sur leur arête vive, 12
700 En soutiennent le dôme en gigantesque ogive ; 12
Leurs angles de granit en mille angles brisés, 12
Leurs flancs pris dans leurs flancs, l'un sur l'autre écrasés, 12
Ont rejailli du poids comme une molle argile ; 12
L'eau que la pierre encor goutte à goutte distille, 12
705 A poli les contours de ces grands blocs pendans, 12
De stalactite humide a revêtu leurs dents, 12
Et, les amincissant en immenses spirales, 12
Les sculpte comme un lustre au ciel des cathédrales. 12
Ces gouttes qu'en tombant leur pente réunit, 12
710 Ont creusé dans un angle un bassin de granit, 12
Où l'on entend pleuvoir de minute en minute 12
L'eau sonore qui chante et pleure dans sa chute ; 12
Toujours quelque hirondelle au vol bas et rasant 12
Y plane, ou sur le bord s'abreuve en se posant ; 12
715 Puis remontant au cintre où l'oiseau frileux niche, 12
Se pend à l'un des nids qui bordent la corniche. 12
Le rocher vif et nud enclôt de toutes parts 12
La grotte enveloppée en ces sombres remparts ; 12
Mais du côté du lac, une secrète issue, 12
720 Fente entre deux grands blocs, étroite, inaperçue, 12
En renouvelant l'air sous la terre attiédi, 12
Laisse entrer le rayon et le jour du midi ; 12
On ne peut du dehors découvrir l'interstice ; 12
Le rocher pend ici sur l'onde en précipice, 12
725 Son flanc rapide et creux par le lac est miné ; 12
Au-dessus de la grotte un lierre enraciné, 12
Laissant flotter en bas ses festons et ses nappes, 12
Étend comme un rideau ses feuilles et ses grappes, 12
Et, se tressant en grille et croisant ses barreaux, 12
730 Sur la fenêtre oblongue épaissit ses réseaux. 12
Je puis en écartant ce vert rideau de lierre, 12
Mesurer à mes yeux la nuit ou la lumière, 12
Adoucir la chaleur ou l'éclat du rayon, 12
Ou m'ouvrant de la main un immense horizon, 12
735 Du fond de ma retraite à ces monts suspendue, 12
Laisser fuir mon regard jusqu'à perte de vue. 12
Auprès de l'ouverture est un banc de rocher 12
Où je puis à mon gré m'asseoir ou me coucher, 12
Lire aux rayons flottans qui tremblent sur ma bible, 12
740 Ou, contemplant de Dieu l'ombre ici plus visible, 12
Les yeux sur la nature, élever au Seigneur, 12
Dans des transports muets, l'hymne ardent de mon cœur. 12
Un air égal et doux, tiède haleine de l'onde, 12
Règne ici quand la bise ailleurs transit ou gronde ; 12
745 Aucun vent n'y pénètre, et le jour et la nuit, 12
Dans ce nid de mon âme on n'entend d'autre bruit 12
Que les gazouillemens des becs des hirondelles, 12
Le vol de quelque mouche aux invisibles ailes, 12
Le doux bruissement du lierre sur le mur, 12
750 Ou les coups sourds du lac, dont les lames d'azur, 12
Montant presque au niveau de ma verte fenêtre, 12
Renaissent pour tomber, et tombent pour renaître, 12
Et suspendent du bord qu'elles viennent lécher, 12
Leurs guirlandes d'écume aux parois du rocher. 12
755 Voilà donc, quand ma tente ailleurs est renversée, 12
La tente que je trouve ici toute dressée ; 12
J'ai déjà sur la roche étendu pour mon lit 12
La feuille des forêts que la mousse amollit. 12
J'ai déjà suspendu dans ma chaude demeure 12
760 Mon bâton, et ma montre où j'entends marcher l'heure, 12
Rassemblé du bois mort en tas pour mon foyer, 12
Vu la lueur du feu sous la grotte ondoyer, 12
Et passé dans la joie et dans la solitude 12
Un jour, dont tant de jours me feront l'habitude. 12
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