Métrique en Ligne
LAM_8/LAM139
Alphonse de LAMARTINE
JOCELYN
1836
PREMIÈRE ÉPOQUE
Le jour s'est écoulé comme fond dans la bouche 12
Un fruit délicieux sous la dent qui le touche, 12
Ne laissant après lui que parfum et saveur. 12
O mon Dieu ! que la terre est pleine de bonheur ! 12
5 Aujourd'hui premier mai, date où mon cœur s'arrête, 12
Du hameau paternel c'était aussi la fête, 12
Et c'est aussi le jour où ma mère eut un fils ; 12
Son baiser m'a sonné mes seize ans accomplis ; 12
Seize ans ! puissent longtemps ces doux anniversaires 12
10 Sonner tant de bonheur au clocher de mes pères ! 12
Que ce jour s'est levé serein sur le vallon ! 12
Chaque toit semblait vivre à son premier rayon, 12
Chaque volet ouvert à l'aube près d'éclore 12
Semblait comme un ami solliciter l'aurore ; 12
15 On voyait la fumée en colonnes d'azur, 12
De chaque humble foyer monter dans un ciel pur ; 12
Du pieux carillon les légères volées 12
Couraient en bondissant à travers les vallées ; 12
Les filles du village, à ce refrain joyeux, 12
20 Entr'ouvraient leur fenêtre en se frottant les yeux, 12
Se saluaient de loin du sourire ou du geste, 12
Et sur les hauts balcons penchant leur front modeste, 12
Peignaient leurs longs cheveux qui pendaient en dehors, 12
Comme des écheveaux dont on lisse les bords ; 12
25 Puis elles descendaient nu-pieds, demi-vêtues 12
De ces plis transparais qui collent aux statues, 12
Et cueillaient sur là haie ou dans l'étroit jardin 12
L'œillet ou le lilas tout baignés du matin ; 12
Et les gouttes des fleurs, sur leurs seins découlées, 12
30 Y roulaient comme autant de perles défilées. 12
Tous les sentiers fleuris qui descendent des bois 12
Retentissaient de pas, de murmures, de voix ; 12
On y voyait courir les blonds chapeaux de paille, 12
Et les corsets de pourpre enlacés à la taille. 12
35 Tous ces sentiers versaient d'heure en heure au hameau 12
Les groupes variés confondus sous l'ormeau : 12
Là, les embrassemens, les scènes de familles, 12
Les cheveux blancs touchant des fronts de jeunes filles, 12
Des amis retrouvés, des souvenirs lointains, 12
40 Des hôtes entraînés aux rustiques festins, 12
Des vierges à genoux autour de la chapelle, 12
Et les groupes pieux que la cloche rappelle, 12
Leur chapelet en main et le front incliné, 12
Allant offrir à Dieu le jour qu'il a donné. 12
45 Que de danses le soir égayaient la pelouse ! 12
Plus le jour retirait sa lumière jalouse, 12
Plus elles s'animaient, comme pour ressaisir 12
Ce que l'heure fuyante enviait au plaisir. 12
Chaque arbre du verger avait son chœur champêtre, 12
50 Son orchestre élevé sur de vieux troncs de hêtre ; 12
Le fifre aux cris aigus, le hautbois au son clair, 12
La musette vidant son outre pleine d'air, 12
L'un sautillant et gai, l'autre plaintive et tendre, 12
S'accordant, s'excitant, s'unissant pour répandre 12
55 Ensemble ou tour à tour, dans leurs divers accens, 12
Le délire ou l'ivresse à nos chœurs bondissans. 12
Tous les yeux se cherchaient, toutes les mains pressées, 12
Frémissaient de répondre aux notes cadencées. 12
Un tourbillon d'amour emportait deux à deux, 12
60 Dans sa sphère de bruit les couples amoureux ; 12
Les pieds, les yeux, les cœurs qu'un même instinct attire, 12
S'envolaient soulevés par le commun délire, 12
S'enchaînaient, se brisaient, pour s'enchaîner encor : 12
Tels quand un soir d'été darde ses rayons d'or, 12
65 Dans le sable échauffé qui brille sur la grève, 12
On voit des tourbillons d'atomes qu'il soulève, 12
Monter, descendre, errer, s'enlacer tour à tour, 12
Comme à l'attrait caché d'un invisible amour, 12
Dresser en tournoyant leur brillante colonne, 12
70 Et danser dans la sphère où le soleil rayonne. 12
Et plus tard quand l'archet, le fifre, le hautbois, 12
Commençaient à languir comme épuisés de voix, 12
Quand les cheveux mouillés, que la sueur dénoue, 12
Tombaient en tresse lisse et collaient à la joue, 12
75 Et que sur les gazons les groupes indolens 12
S'en allaient en causant à voix basse, à pas lents ; 12
De quels bruits enchanteurs l'oreille était frappée ! 12
Adieux, regrets, baisers, parole entrecoupée, 12
Murmure que la nuit peut à peine assoupir, 12
80 D'un beau jour qui s'éteint, tendre et dernier soupir : 12
Mon âme s'en troublait, mon oreille ravie 12
Buvait languissamment ces prémices de vie ; 12
Je suivais des regards, et des pas, et du cœur, 12
Les danseuses passant l'œil chargé de langueur ; 12
85 Je rêvais au doux bruit de leurs robes de soie ; 12
Chacune en s'en allant m'emportait une joie. 12
Puis enfin, danse et bruit, tout avait disparu, 12
Sur la crête des monts la lune avait couru ; 12
A peine quelque amant, trop oublieux dé l'heure, 12
90 Regagnait en rêvant sa lointaine demeure, 12
Ou, longtemps arrêtés au coude du chemin, 12
Quelques couples tardifs, une main dans la main, 12
Laissaient sonner deux fois l'heure avancée et sombre, 12
Et sous les châtaigniers disparaissaient dans l'ombre. 12
95 Maintenant je suis seul dans ma chambre. Il est nuit ; 12
Tout dort dans la maison ; plus de feux, plus de bruit ; 12
Dormons ! — mais je ne puis assoupir ma paupière. 12
Prions ! —mais mon esprit n'entend pas ma prière. 12
Mon oreille est encor pleine des airs dansans, 12
100 Que les échos du jour rapportent à mes sens ; 12
Je ferme en vain mes yeux, je vois toujours la fête ; 12
La valse aux bonds rêveurs tourne encor dans ma tête ; 12
Du bal, hélas ! fini, fantômes gracieux, 12
Mille ombres de beautés dansent devant mes yeux ; 12
105 Je vois luire un regard dans la nuit ; il me semble 12
Sentir de douces mains presser ma main qui tremble ; 12
De blonds cheveux jetés par le cercle mouvant 12
Sur ma peau qui frémit glissent comme un doux vent ; 12
Je vois tomber des fronts mille roses flétries, 12
110 J'entends mon nom redit par des lèvres chéries. 12
Anna ! Blanche ! Lucie ! oh ! que me voulez-vous ? 12
Qu'est-ce donc que l'amour si son rêve est si doux ? 12
Mais l'amour sur ma vie est encor loin d'éclore, 12
C'est un astre de feu dont cette heure est l'aurore. 12
115 Ah ! si jamais le ciel jetait entre mes bras 12
Un des songes vivans attachés à mes pas ; 12
Si j'apportais ici, languissante et ravie, 12
Une vierge au cœur pur, premier rayon de vie, 12
Mon âme aurait vécu mille ans dans un seul jour, 12
120 Car je le sens ce soir, mon âme n'est qu'amour ! 12
Non : chassons de mon cœur ces trop molles images : 12
De mes livres amis rouvrons les vieilles pages, 12
Les voici sur ma table incessamment ouverts ; 12
Mais mon œil flotte en vain sur la prose et les vers. 12
125 Les mots inanimés tombent morts de la lyre, 12
Mon esprit ne lit pas et laisse mes yeux lire. 12
Un seul mot s'y retrace, et ce mot est de feu, 12
L'amour, rien que l'amour ; mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu ! 12
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Parmi tant de beautés que ma sœur était belle ! 12
130 Mais le soir en rentrant pourquoi donc pleurait-elle ? 12
Ah ! j'ai donc le secret des larmes de ma sœur ; 12
Puisse mon sacrifice acheter son bonheur ! 12
Tout à l'heure au jardin, pensif et solitaire, 12
Je traînais au hasard mes pas distraits à terre 12
135 Dans l'allée au couchant le long de la maison ; 12
Mon pied, qui s'imprimait sans bruit sur le gazon, 12
Ne retentissait pas dans l'herbe où je l'appuie, 12
Plus que l'oiseau qui pose, ou la goutte de pluie ; 12
Je tenais dans la main ce livre où tant de pleurs 12
140 Coulent du cœur de Paul et des yeux des lecteurs, 12
Quand, le canot parti, chaque coup de la rame 12
Emporte Virginie, arrache l'âme à l'âme ; 12
Je sentais tout mon cœur se fondre de pitié, 12
Et la page toujours restait lue à moitié. 12
145 Tout à coup quelques mots murmurés à voix basse, 12
Fixèrent ma pensée et mes pas sur la place. 12
Ce bruit inusité dans le muet enclos, 12
Ces sons entrecoupés de timides sanglots, 12
S'élevaient, s'abaissaient de distance en distance, 12
150 Puis mouraient étouffés dans un morne silence. 12
Inquiet, j'avançai d'un pas discret et sûr 12
Vers la fenêtre basse et sous l'angle du mur ; 12
J'écartai de la main les pampres de la treille, 12
Et de la jalousie approchant mon oreille, 12
155 Et plongeant un regard dans la nuit du boudoir, 12
J'entendis et je vis. Un seul rayon du soir, 12
Que brisaient les barreaux et les feuilles obscures, 12
Éclairait à demi la chambre et les figures. 12
Ma mère était au fond assise au bord du lit, 12
160 Les yeux sur un papier comme quelqu'un qui lit ; 12
L'ombre de ses cheveux me cachait son visage, 12
Mais j'entendais tomber des gouttes sur la page. 12
Ma sœur assise auprès, un de ses bras passé 12
Au cou de notre mère avec force embrassé, 12
165 Le front sur son épaule et noyé dans sa robe, 12
Pour cacher la rougeur que la pudeur dérobe, 12
S'efforçait vainement d'étouffer ses douleurs ; 12
Des mèches de cheveux, qui ruisselaient de pleurs, 12
Détachés de sa tête et collant sur sa joue, 12
170 Le mouvement d'un sein que le sanglot secoue, 12
Et le son de deux voix brisé, tout trahissait 12
Deux cœurs brisés eux-même, et des pleurs qu'on versait, 12
— « Julie ! il est donc vrai, » —disait ma mère ; « il t'aime ! 12
« Et toi, tu le chéris aussi ? » — « Plus que moi-même ! » 12
175 — « Hélas ! je comprends trop ce tendre et triste aveu. 12
« Vous voir unis un jour était mon plus doux vœu ; 12
« Mais Dieu, qui de ses dons fut pour nous trop avare, 12
« Vous unit d'une main, de l'autre vous sépare ; 12
« Quand je te donnerais, ma fille, tout mon bien, 12
180 « Ta dot à peine encore égalerait le sien, 12
« Et tu le vois, un père inflexible à vos larmes, 12
« Compte pour rien son fils, son désespoir, tes charmes, 12
« Si tu n'apportes pas à sa famille encor, 12
« Avec tant d'innocence et tant d'amour, de l'or ; 12
185 « De l'or !… Ah ! si mes pleurs au moins pouvaient t'en faire, 12
« On verrait ce qu'il tient dans les yeux d'une mère ; 12
« Dieu le sait. Je voudrais acheter à ce prix 12
« Un époux pour ma fille, une femme à mon fils ; 12
« Mais, je n'ai que ce champ, trop étroit héritage, 12
190 « Qu'entre ton frère et toi ma tendresse partage ; 12
« Sachons donc, mon enfant, oublier et souffrir ! » 12
— « Oublier ! non jamais, ma mère, mais mourir ! » 12
Puis je n'entendis plus qu'à voix basse un mélange 12
De plaintes, de baisers ; puis la voix de quelque ange 12
195 Me parla dans le cœur ; et d'un pied suspendu, 12
Je m'éloignai pleurant et sans être entendu. 12
Tout le jour dans mon sein j'ai roulé ma pensée, 12
Et de mon dévoûment l'agonie est passée. 12
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Voilà ce que j'ai dit à ma mère aujourd'hui : 12
200 « Je sens que Dieu me presse et qu'il m'appelle à lui ; 12
« La tendre piété, la foi vive et profonde, 12
« Cette divine soif des biens d'un meilleur monde, 12
« Dont vous me nourrissiez, enfant, sur vos genoux, 12
« Porte aujourd'hui son fruit peut-être amer pour vous, 12
205 « Amer à ma jeunesse aussi, mais doux à l'âme ; 12
« L'ombre des saints parvis m'attire et me réclame ; 12
« Je veux consacrer jeune à Dieu mes jours mortels, 12
« Comme un vase encor pur qu'on réserve aux autels. 12
« Rien de ce qui s'agite ici-bas ne me tente ; 12
210 « Je ne veux pas dresser à tout ce vent ma tente, 12
« Je ne veux pas salir mes pieds dans ces chemins 12
« Où s'embourbe en marchant ce troupeau des humains ; 12
« J'aime mieux, m'écartant des routes de la terre, 12
« Suivre dès le matin mon sentier solitaire. 12
215 « J'aime mieux m'abriter sous le mur du saint lieu, 12
« Et dès le premier pas me reposer en Dieu. 12
« Je ne me sens pas fait d'ailleurs pour la mêlée, 12
« Où bruït cette foule à tant de soins mêlée : 12
« J'apporterais une arme inégale au combat, 12
220 « Trop de pitié dans l'âme, un cœur qu'un souffle abat ; 12
« Trop sensible ou trop fier je mourrais dans la lutte, 12
« Ou vainqueur du triomphe ou vaincu de la chute. 12
« A cette loterie où la vie est l'enjeu 12
« Mon cœur passionné mettrait trop ou trop peu ; 12
225 « Et puis la vie est lourde, et dur est le voyage, 12
« Il vaut mieux la porter seule et sans ce bagage 12
« De chaînes, de fardeaux, de soins, d'ambitions. 12
« Amours, liens brisés, enfans, afflictions, 12
« Quel que soit vers le ciel le chemin que l'on suive, 12
230 « On arrive plus vite où Dieu veut qu'on arrive ; 12
« Dans le lit de poussière on se touche moins tard ; 12
« On a moins de soucis et de pleurs au départ. 12
« Oh ! ne résistez pas, ma mère, à ma prière ! 12
« Si vous réfléchissiez, un jour vous seriez fière 12
235 « De ce mot qui vous semble un douloureux adieu ; 12
« A quoi renonce-t-on quand on se jette à Dieu ? 12
« Que voulez-vous de mieux pour l'enfant qui vous prie 12
« Que la paix sur la terre et le ciel pour patrie ? 12
« Humble est le nom de prêtre ! oh ! n'en rougissez pas, 12
240 « Ma mère, il n'en est point dé plus noble ici-bas. 12
« Dieu, qui de ses desseins connaît seul le mystère, 12
« A partagé la tâche aux enfans de la terre : 12
« Aux uns le sol à fendre et des champs pour semer, 12
« Aux autres des enfans, des femmes pour aimer, 12
245 « A ceux-là le plaisir d'un monument qu'on fonde, 12
« A ceux-ci le grand bruit de leurs pas dans le monde ; 12
« Mais il a dit aux cœurs de soupirs et de foi : 12
« Ne prenez rien ici, vous aurez tout en moi ! 12
« Le prêtre est l'urne sainte au dôme suspendue, 12
250 « Où l'eau trouble du puits n'est jamais répandue, 12
« Que ne rougit jamais le nectar des humains, 12
« Qu'ils ne se passent pas pleine de mains en mains, 12
« Mais où l'herbe odorante, où l'encens de l'aurore 12
« Au feu du sacrifice en tout temps s'évapore ; 12
255 « Il est dans son silence au reste des mortels 12
« Ce qu'est aux instrumens l'orgue des saints autels : 12
« On n'entend pas sa voix profonde et solitaire 12
« Se mêler hors du temple aux vains bruits de la terre ; 12
« Les vierges à ses sons n'enchaînent point leurs pas, 12
260 « Et le profane écho ne les répète pas ; 12
« Mais il élève à Dieu dans l'ombre de l'église, 12
« Sa grande voix qui s'enfle et court comme une brise, 12
« Et porte, en saints élans, à la divinité, 12
« L'hymne de la nature et de l'humanité. 12
265 « Mais vous dites peut-être : il vit seul, et son âme, 12
« Que n'échauffe jamais le rayon de la femme, 12
« Dans cet isolement sèche et se rétrécit ; 12
« Il n'a plus de famille, et son cœur se durcit. 12
« Dites plutôt qu'à l'homme il étend sa famille, 12
270 « Les pauvres sont pour lui, mère, enfans, femme et fille. 12
« Le Christ met dans son cœur son immense amitié ; 12
« Tout ce qui souffre et pleure est à lui par pitié. 12
« Non, non, dans ma pensée heureuse et recueillie, 12
« Ne craignez pas surtout que mon amour s'oublie. 12
275 « Ah ! le Dieu qui me veut n'est pas un Dieu jaloux ; 12
« Ce vœu me donne à lui sans m'arracher à vous. 12
« Plus de sa charité l'océan nous inonde, 12
« Plus nous sommes à lui, plus nous sommes au monde, 12
« A ses pieux devoirs, à ses liens permis, 12
280 « Aux doux attachemens de parens et d'amis. 12
« Devant ce Dieu d'amour dont je serai l'apôtre, 12
« Aucun nom à l'autel n'effacera le vôtre ; 12
« Et chacun des soupirs du céleste entretien 12
« Y portera ce nom au ciel avec le mien ! 12
285 « Ne fermez pas ainsi vos lèvres interdites, 12
« Ne me regardez pas si tristement ; mais dites : 12
« Que le désir de Dieu s'accomplisse sur toi ! 12
« Dites comme Sara, mère, et bénissez-moi ! 12
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Elle a pleuré sept jours, comme sur les montagnes 12
290 La fille de Jephté, que suivaient ses compagnes, 12
Demanda quelques nuits au Seigneur irrité 12
Pour pleurer ses printemps et sa virginité, 12
Puis, comme un doux agneau revient à sa nourrice, 12
Vint d'elle-même offrir sa gorge au sacrifice. 12
295 Ainsi pleurait ma mère, et puis elle a dit : Oui ! 12
Mais un cœur sur la terre en sera réjoui. 12
Sitôt que de ma sœur j'aurai béni la joie, 12
Sans regarder derrière, entrons dans notre voie. 12
Dieu m'a récompensé : ce fut hier le jour 12
300 Où le Seigneur bénit l'innocence et l'amour. 12
De ma sœur et d'Ernest cette sainte journée 12
A dans la main de Dieu mêlé la destinée. 12
Les voilà dans la paix se possédant tous deux ! 12
Quel éclat de bonheur rayonnait autour d'eux ! 12
305 On eût dit qu'à l'autel se dévoilant d'avance, 12
Tous les jours fortunés d'une longue existence, 12
Tous les chastes plaisirs d'une pure union, 12
Au flambeau de leur noce apportaient un rayon, 12
Et sur leurs fronts sereins concentrant leurs prémices, 12
310 Prodiguaient en un jour un siècle de délices. 12
Avant l'heure où blanchit le premier horizon 12
Quelle nouvelle vie animait la maison ! 12
Tous les volets fermés, hélas ! depuis cette heure 12
Où mon père en sortit pour une autre demeure, 12
315 Ces portes qui du maître encor gardaient le deuil, 12
Et dont les fleurs jonchaient dès le matin le seuil, 12
Semblaient, prenant une âme et sentant cet emblème, 12
Tressaillir sur leurs gonds et s'ouvrir d'elles-même 12
Pour accueillir, après un long exil rendu, 12
320 Le bonheur, comme un hôte au foyer attendu. 12
La musique élevant sa voix par intervalle, 12
Les pas des serviteurs courant de salle en salle ; 12
Les parens, les amis, arrivant deux à deux, 12
Les mains pleines de dons et les cœurs pleins de vœux ; 12
325 Des présens de l'époux les fragiles merveilles 12
Étalés sur le lit, débordant les corbeilles, 12
Les vierges pour les voir se pressant à l'entour, 12
Les touchant, les montrant, s'écriant tour à tour ; 12
L'une ajustant le voile au front de la fiancée, 12
330 L'autre attachant la perle à ses cheveux tressée, 12
Et toutes, le front ceint de grâce et de rougeur, 12
Aimant à contempler les apprêts du bonheur, 12
A promener sur tout leurs doigts, leur fantaisie, 12
Comme on les voit toucher dans un écrin d'Asie 12
335 Les colliers, les anneaux, les secrets talismans 12
Dont on aime l'éclat sans comprendre le sens. 12
Puis les danses le soir sur l'herbe, puis la ronde 12
Dans son cercle qui roule entraînant tout le monde, 12
Tout le monde excepté la fiancée et l'époux, 12
340 Qui fuyaient nos plaisirs pour des plaisirs plus doux, 12
Impatiens du soir qui doit chasser la foule, 12
Comptant l'heure qui sonne et la nuit qui s'écoule, 12
Se cherchant, se trouvant, et le bras sous le bras 12
S'égarant d'arbre en arbre et se parlant plus bas ; 12
345 Tant le bonheur parfait, qui fuit la multitude, 12
A besoin du silence et de la solitude. 12
Que ce bonheur perçait même dans leur tourment ! 12
Comme tout trahissait leur vague enchantement, 12
Ces soupirs, ces regards qui plongeaient l'un dans l'autre, 12
350 Cette langue sans mots qui surpassait la nôtre, 12
Cette marche indolente, ou ce pas arrêté 12
Comme accablé du poids de leur félicité, 12
Cette fuite du monde et ce besoin d'eux-même, 12
Cette joie à nommer vingt fois le nom qu'on aime, 12
355 Tout leur réalisait ce rêve de l'amour . 12
Qu'on fait toute la vie et qu'on savoure un jour ! 12
Et moi seul et rêveur, glissant sans qu'on me voie, 12
Du regard et du cœur je poursuivais leur joie : 12
Tout le jour, en tout lieu, me trouvant sur leurs pas, 12
360 Me rencontrant partout, ils ne me voyaient pas ; 12
Du bonheur des amans goûtant au moins l'image, 12
Dans leur félicité j'adorais mon ouvrage, 12
Et je disais tout bas dans mon cœur satisfait : 12
Ce bonheur est à moi, car c'est moi qui l'ai fait ! 12
365 Souvent hier au bal, au souper de famille, 12
En me montrant du doigt, plus d'une jeune fille 12
De celles dont j'aimais naguère l'entretien, 12
Et dont le doux regard faisait baisser le mien, 12
Disait : Lui jeune et beau, Dieu ! pourrait-on le croire, 12
370 Préfère à notre amour une soutane noire ; 12
Le monde lui fait peur ! hélas ! le pauvre enfant ! 12
Puis, passant devant moi d'un coup d'œil triomphant, 12
M'écrasaient en disant : Ne sommes-nous plus belles ? 12
Et le rire étouffé circulait autour d'elles. 12
375 J'avais l'air insensible au sarcasme moqueur. 12
Vous cependant, mon Dieu, vous lisiez dans mon cœur !… 12
Ce fut hier ; le jour mélancolique et sombre 12
Semblait de ma tristesse avoir revêtu l'ombre : 12
On eût dit qu'à son tour l'âme de ce beau lieu 12
380 Voulait sympathiser avec ce jour d'adieu, 12
Tant le ciel était gris, tant les vents sans haleine 12
Laissaient pencher la feuille et l'épi sur la plaine, 12
Tant le ruisseau dormait en retenant sa voix, 12
Tant les oiseaux cachés se taisaient dans les bois ! 12
385 Tout se taisait aussi dans la maison fermée ; 12
On n'osait regarder une figure aimée ; 12
Quand on se rencontrait on n'osait se parler, 12
De peur qu'un son de voix ne vînt vous révéler 12
Le sanglot dérobé sous le tendre sourire, 12
390 Et ne fit éclater le cœur qu'un mot déchire. 12
On allait, on venait ; mère, sœur, à l'écart, 12
Préparaient à genoux les apprêts d'un départ, 12
Et chacune, les mains dans le coffre enfoncées, 12
Cachait avec ses dons une de ses pensées, 12
395 On s'asseyait ensemble à table, mais en vain ; 12
Les pleurs se faisaient route et coulaient sur le pain. 12
Ainsi passa le jour ; et quand la nuit suprême, 12
Nuit qui doit pour jamais séparer ce qui s'aime, 12
Eut jeté sur nos yeux des voiles plus épais, 12
400 — « Allez, dis-je à ma mère, et reposez en paix, 12
« Reposez votre cœur de soupirs et de larmes, 12
« Bénissez votre enfant, et dormez sans alarmes ; 12
« Que ce dernier sommeil que je fais près de vous, 12
« Descende sur vos yeux encor tranquille et doux ; 12
405 « De notre long adieu n'anticipez pas l'heure. 12
« Hélas ! trop tôt viendra ce long soir où l'on pleure ; 12
« Mais l'esprit qui console et l'ange des adieux 12
« A ma prière alors viendront sécher vos yeux ; 12
« Vous me verrez entrer plus léger dans ma voie, 12
410 « Car ce qu'on donne à Dieu doit s'offrir dans la joie. 12
« Dormez ! dès que le jour sur l'église aura lui, 12
« Au pied de votre lit je veux être avant lui ; 12
« Et si nos yeux alors ont quelque larme amère, 12
« Que Dieu nous la pardonne ! homme, on n'a qu'une mère. » 12
415 Son baiser lentement sur mon front descendit, 12
Et je n'entendis pas ce qu'elle répondit ; 12
Car le cœur plein des pleurs que cachait mon visage, 12
Et ne le pouvant pas retenir davantage, 12
J'étais déjà sorti de son appartement, 12
420 Et je cherchais la nuit pour pleurer librement. 12
Les brises de montagne, avec le soir venues, 12
Avaient blanchi le ciel et balayé les nues : 12
C'était une des nuits dont la sérénité 12
Parle à l'âme de paix, d'amour, d'éternité, 12
425 Où la lune arrondie et dans l'azur assise, 12
Répandant sur les bois sa lueur indécise, 12
Semble, en dessinant mieux chaque pâle contour, 12
Un souvenir muet de la vie et du jour. 12
Je m'enfonçai pleurant sous les sombres allées 12
430 Des traces de ma mère encor toutes peuplées ; 12
Je parcourais du pas tout le champêtre enclos, 12
Où, comme autant de fleurs, mes jours étaient éclos ; 12
J'écoutais chanter l'eau dans le bassin de marbre ; 12
Je touchais chaque mur, je parlais à chaque arbre, 12
435 J'allais d'un tronc à l'autre et je les embrassais, 12
Je leur prêtais le sens des pleurs que je versais, 12
Et je croyais sentir, tant notre âme a de force, 12
Un cœur ami du mien palpiter sous l'écorce. 12
Sur chaque banc de pierre où je m'étais assis, 12
440 Où j'avais vu ma mère assise avec son fils, 12
Je m'asseyais un peu ; je tournais mon visage 12
Vers la place où mes yeux retrouvaient son image, 12
Je lui parlais de l'âme ; elle me répondait ; 12
Sa voix, sa propre voix dans mon cœur s'entendait, 12
445 Et je fuyais ainsi du hêtre au sycomore, 12
Réveillant mon passé pour le pleurer encore. 12
Du nid de la colombe à la loge du chien, 12
Je revisitais tout et je n'oubliais rien, 12
Et je disais à tout un adieu sympathique, 12
450 Et, de tout emportant quelque chère relique, 12
Je remplissais mon sein de feuillage roulé, 12
Du sable de la cour par ma mère foulé, 12
De la mousse enlevée aux murs verts des tourelles, 12
Et du duvet tombé du toit des tourterelles ; 12
455 Puis quand j'eus complété mon douloureux trésor, 12
Pour consumer la nuit qui me restait encor, 12
J'allai dans le parterre, au pied de la fenêtre 12
De la chambre où ma mère aussi veillait peut-être, 12
Près du bassin d'eau vive où tremble le bouleau, 12
460 Le corps sur le gazon, le front penché sur l'eau, 12
Sur l'eau que j'écoutais sangloter dans sa fuite, 12
Comme un pas décroissant d'un ami qui nous quitte ; 12
Et là, prenant la terre et l'herbe à pleine main, 12
Collant ma lèvre au sol que j'allais fuir demain, 12
465 J'embrassai cette terre où j'avais pris racine, 12
D'où m'arrachait si tendre une force divine ; 12
J'ouvris mon cœur trop plein et j'en laissai couler 12
Ce long torrent de pleurs qui voulait s'y mêler. 12
Je ne sais pas combien d'heures ainsi coulèrent, 12
470 Ni quels mille pensers dans ma tête roulèrent ; 12
De son œil infini Dieu seul peut les compter, 12
Et le cœur dans sa langue au cœur les raconter. 12
Il est des nuits d'orage où le flot des idées, 12
Comme un fleuve trop plein aux ondes débordées 12
475 Roule avec trop de pente et trop d'emportement, 12
Pour que notre âme même en ait le sentiment ; 12
Un vertige confus bouillonne dans la tête, 12
Et prêt à se briser, le cœur même s'arrête ; 12
J'étais dans cet état, sans entendre, sans voir, 12
480 Anéantissement, sommeil du désespoir ; 12
Seulement par momens mes pleurs, pleuvant encore, 12
M'éveillaient en tombant dans le bassin sonore. 12
L'aube enfin colora sa barre au bord des cieux, 12
Comme un flambeau soudain qui vient blesser les yeux. 12
485 Je voulus, sans revoir un visage de femme, 12
Dire à ma mère un mot qui lui laissât mon âme ; 12
Sur mes genoux tremblans du seuil je m'approchai ; 12
De mon front prosterné, muet, je le touchai ; 12
J'entrelaçai mes doigts aux barreaux des persiennes ; 12
490 Je crus sentir des mains qui rencontraient les miennes. 12
Adieu ! criai-je ; en vain j'y voulus joindre un mot, 12
Mon cœur noyé d'angoisse eut à peine un sanglot, 12
Et je m'enfuis courant et sans tourner la tête, 12
Comme un homme qui craint qu'un remords ne l'arrête. 12
495 Je marchai devant moi par des champs sans chemin, 12
De peur de rencontrer, d'entendre un être humain, 12
Jusqu'au sommet aride où la sombre montagne 12
S'affaisse et redescend vers une autre campagne. 12
Sur une roche grise une croix de granit, 12
500 Que la mousse tapisse, où l'aigle fait son nid, 12
S'élève pour bénir à la fois les deux faîtes, 12
Comme un homme étendant ses deux bras sur deux têtes. 12
Là je me retournai pour la première fois, 12
Et m'assis sur la pierre au pied de cette croix ; 12
505 Je vis se dérouler sous moi le paysage, 12
Le jardin verdoyer sous les murs du village, 12
La colombe blanchir les toits, et la maison 12
Retirer lentement son ombre du gazon. 12
Je vis blanchir dans l'air sa première fumée, 12
510 Une main entr'ouvrir la fenêtre fermée. 12
Un soupir emporta mon âme à ce doux lieu, 12
Et sur l'herbe, à genoux, je m'écriai : Mon Dieu ! 12
Vous qui prenez le fils, restez avec la mère, 12
Que l'heure du départ n'y soit pas même amère ! 12
515 Je ne quitte, ô mon Dieu, ces cœurs et ce séjour, 12
Qu'afin de leur laisser plus de paix et d'amour ; 12
Que l'amour et la paix y restent à ma place, 12
Et que le sacrifice attire au moins la grâce. 12
Veillez au lieu de moi sur ses chers habitans ; 12
520 Bénissez nuit et jour leur route et leurs instans ; 12
Soyez vous-même, ô Dieu ! vous, ô céleste père ! 12
Pour la mère le fils et pour la sœur le frère, 12
Comblez-les de vos dons, menez-les par la main, 12
Par une longue vie et par un doux chemin, 12
525 Au terme où nous devons vous rendre grâce ensemble, 12
Et que dès ici-bas votre sein nous rassemble ! 12
Je dis, et sous les bois de ces derniers sommets ! 12
L'horizon paternel s'abaissa pour jamais. 12
logo du CRISCO logo de l'université