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LAM_7/LAM98
Alphonse de LAMARTINE
HARMONIES POÉTIQUES ET RELIGIEUSES
1830
LIVRE PREMIER
HARMONIE X
POÉSIE
OU
PASSAGE DANS LE GOLFE DE GÊNES
La lune est dans le ciel, et le ciel est sans voiles, 12
Comme un phare avancé sur un rivage obscur, 12
Elle éclaire de loin la route des étoiles. 12
Et leur sillage blanc dans l'océan d'azur. 12
5 A sa clarté tremblante et tendre. 8
L'œil qu'elle attire aime à descendre 8
Les molles pentes des coteaux, 8
A longer ces golfes sans nombre 8
Où la terre embrasse dans l'ombre 8
10 Les replis sinueux des eaux ! 8
Il aime à parcourir la voûte 8
Où son disque trace la route 8
Des astres noyés dans les airs, 8
A compter la foule azurée 8
15 Des étoiles dans l'empyrée, 8
Et des vagues au bord des mers. 8
A travers l'ombre opaque et noire 8
Des hauts cyprès du promontoire. 8
Il voit sur l'humide élément 8
20 Chaque flot où sa lueur nage. 8
Rouler, en mourant sur la plage, 8
Une écume, un gémissement. 8
Couverte de sa voile blanche, 8
La barque, sous son mât qui penche, 8
25 Glisse et creuse un sillon mouvant ; 8
De la rive on entend encore 8
Palpiter la toile sonore 8
Astre aux rayons muets, que ta splendeur est douce, 12
Quand tu cours sur les monts,quand tu dors sur la mousse. 12
30 Que tu trembles sur l'herbe ou sur les blancs rameaux, 12
Ou qu'avec l'alcyon tu flottes sur les eaux ! 12
Mais pourquoi t'éveiller quand tout dort sur la terre ? 12
Astre inutile à l'homme, en toi tout est mystère ; 12
Tu n'es pas son fanal, et tes molles lueurs 12
35 Ne savent pas mûrir les fruits de ses sueurs ; 12
Il ne mesure rien aux clarté.' ; que tu prêtes, 12
Il ne t'appelle pas pour éclairer ses fêtes ; 12
Mais fermant sa demeure aux célestes clartés, 12
Il s'éclaire de feux à la terre empruntés. 12
40 Quand la nuit vient Couvrir ta modeste carrière, 12
Tu trouves tous les yeux fermés à ta lumière, 12
Elle monde insensible à ton morne retour. 12
Froid comme ces tombeaux objets de ton amour ! 12
A peine sous ce ciel où la nuit suit tes traces, 12
45 Un œil s'aperçoit-il seulement que tu passes, 12
Hors un pauvre pêcheur soupirant vers le bord. 12
Qui, tandis que le vent le berce loin du port, 12
Demande à tes rayons de blanchir la demeure 12
Où de son long retard ses enfants comptent l'heure ; 12
50 Ou quelque malheureux qui, l'œil fixé sur toi. 12
Pense au monde invisible et rêve ainsi que moi ! 12
Ah ! si j'en crois mon cœur et ta sainte influence, 12
Astre ami du repos, des songes, du silence, 12
Tu ne te lèves pas seulement pour nos yeux ; 12
55 Mais du monde moral flambeau mystérieux, 12
A l'heure où le sommeil tient la terre oppressée, 12
Dieu fit de tes rayons le jour de la pensée ! 12
Ce jour inspirateur et qui la fait rêver. 12
Vers les choses d'en haut l'invite à s'élever ; 12
60 Tu lui montres de loin, dans l'azur sans limite. 12
Cet espace infini que sans cesse elle habite ; 12
Tu luis entre elle et Dieu comme un phare éternel, 12
Comme ce feu marchant qui suivait Israël, 12
Et tu guides ses yeux de miracle en miracle, 12
65 Jusqu'au seuil éclatant du divin tabernacle, 12
Où celui dont le nom n'est pas encor trouvé, 12
Quoiqu'en lettres de feu sur les sphères gravé, 12
Autour de sa splendeur multipliant les voiles, 12
Sema derrière lui ses portiques d'étoiles ! 12
70 Luis donc, astre pieux, devant ton créateur ! 12
Et si tu vois celui d'où coule ta splendeur. 12
Dis-lui que sur un point de ces globes funèbres 12
Dont les rayons lointains consolaient les ténèbres, 12
Un atome perdu dans son immensité, 12
75 Murmurait dans la nuit son nom à ta clarté ! 12
Où vont ces rapides nuages. 8
Que roule à flocons d'or l'haleine des autans ? 12
Ils semblent d'instants en instants 8
De la terre et des flots retracer les images, 12
80 Dans leurs groupes épars et leurs miroirs flottants. 12
Tantôt leurs couches allongées 8
S'étendent en vastes niveaux, 8
Comme des côtes qu'ont rongées 8
Le temps, la tempête et les eaux ; 8
85 Des rochers pendent en ruine 8
Sur ces océans que domine 8
Leur flanc, tant sillonné d'éclairs ; 8
L'œil qui mesure ses rivages, 8
Voit étinceler sur leurs plages 8
90 L'écume flottante des mers. 8
Tantôt en montagnes sublimes 8
Ils dressent leurs sommets brûlants, 8
La lumière éblouit leurs cimes. 8
Les ténèbres couvrent leurs flancs. 8
95 Des torrents jaunis les sillonnent. 8
De brillants glaciers les couronnent, 8
Et de leur sommet qui fléchit, 8
Un flocon que le vent assiège, 8
Comme une avalanche de neige 8
100 S'écroule à leurs pieds, qu'il blanchit. 8
Là leurs gigantesques fantômes 8
Imitent les murs des cités, 8
Les palais, les tours et les dômes 8
Qu'ils ont tour à tour visités ; 8
105 Là s'élèvent des colonnades, 8
Ici, sous de longues arcades 8
Où l'aurore enfonce ses traits, 8
Un rayon qui perce la nue 8
Semble illuminer l'avenue 8
110 De quelque céleste palais ! 8
Mais, sous l'aquilon qui les roule 8
En mille plis capricieux. 8
Tours, palais, temples, tout s'écroule, 8
Tout fond dans le vide des cieux ; 8
115 Ce n'est plus qu'un troupeau candide. 8
Qu'un pasteur invisible guide 8
Dans les plaines de l'horizon ; 8
Sous ses pas l'azur se dévoile, 8
Et le vent, d'étoile en étoile, 8
120 Disperse leur blanche toison ! 8
Redescendez, mes yeux, des célestes campagnes ! 12
Voyez : sur ces rochers que l'écume a polis. 12
Voyez étinceler, aux flancs de ces montagnes, 12
Tous ces torrents sans source et ces fleuves sans lits. 12
125 La cascade qui pleut dans le gouffre qui tonne. 12
Frappe l'air assourdi de son bruit monotone ; 12
L'œil fasciné la cherche à travers les rameaux ; 12
L'oreille attend en vain que son urne tarisse, 12
De précipice en précipice, 8
130 Débordant, débordant à flots toujours nouveaux, 12
Elle tombe, et se brise, et bondit, et tournoie, 12
Et du fond de l'abîme où l'écume se noie, 12
Se remonte elle-même en liquides réseaux, 12
Comme un cygne argenté qui s'élève et déploie 12
135 Ses blanches ailes sur les eaux ! 8
Que j'aime à contempler dans cette anse écartée 12
La mer qui vient dormir sur la grève argentée, 12
Sans soupir et sans mouvement ! 8
Le soir retient ici son haleine expirante, 12
140 De crainte de ternir la glace transparente 12
Où se mire le firmament. 8
De deux bras arrondis, la terre qui l'embrasse, 12
A la vague orageuse interdit cet espace, 12
Que borde un cercle de roseaux ; 8
145 Et d'un sable brillant une frange plus vive, 12
Y serpente partout entre l'onde et la rive, 12
Pour amollir le lit des eaux ! 8
Là tremblent dans l'azur les muettes étoiles, 12
Là dort le mât penché dépouillé de ses voiles. 12
150 Là quelques pauvres matelots 8
Sur le pont d'un esquif, qu'a fatigué la lame, 12
De leurs foyers flottants ont rallumé la flamme 12
Et vont se reposer des flots. 8
De colline en colline, et d'étage en étage, 12
155 Les monts, dont ce miroir fait onduler l'image, 12
Descendent jusqu'au lit des mers ; 8
Et leurs flancs, hérissés d'une sombre verdure, 12
Par le contraste heureux de leur noire ceinture, 12
Y font briller des flots plus clairs. 8
160 Le chêne aux bras tendus penche son tronc sur l'onde, 12
Le tortueux figuier dans la mer qui l'inonde 12
Baigne, en pliant, ses lourds rameaux ; 8
Et la vigne y jetant ses guirlandes trempées, 12
Laisse pendre et flotter ses feuilles découpées, 12
165 Où tremblent les reflets des eaux. 8
La lune, qui se penche au bord de la vallée, 12
Distille un jour égal, une aurore voilée, 12
Sur ce golfe silencieux ; 8
La mer n'a plus de flots, les bois plus de murmure, 12
170 Et la brise incertaine y flotte à l'aventure, 12
Ivre des parfums de ces lieux ! 8
Sur ce site enchanté, mon âme qu'il attire 12
S'abat comme le cygne, et s'apaise et soupire 12
A cette image du repos ; 8
175 Que ne peut-elle, ô mer ! sur tes bords qu'elle envie, 12
Trouver comme ta vague un golfe dans la vie. 12
Pour s'endormir avec tes flots ! 8
Mais quel bruit m'arrache à ce songe ? 8
C'est l'airain frémissant dans les tours des cités, 12
180 Le roulement des chars qu'un sourd écho prolonge. 12
Le marteau qui retombe à coups précipités, 12
L'enclume qui gémit, les coursiers qui hennissent. 12
Les instruments guerriers qui tonnent ou frémissent. 12
Des pas, des cris, des chants, des murmures confus. 12
185 Et des vaisseaux partants les roulantes volées, 12
Et des clameurs entremêlées 8
De silences interrompus ! 8
L'air, chargé de ces sons, qu'il emporte sur l'onde, 12
Et que chaque minute étouffe et reproduit, 12
190 Semble, comme une mer où la tempête gronde, 12
Rouler des flots de voix et des vagues de bruit ! 12
Voilà donc le séjour d'un peuple, et le murmure 12
De ces innombrables essaims, 8
Que la terre produit et dévore à mesure, 12
195 De leur vaine existence, hélas ! encor si vains ! 12
Tandis que la nature et les astres sommeillent 12
Dans un repos silencieux, 8
Aux lueurs des flambeaux, ces insectes qui veillent. 12
Troublent seuls de leur bruit les mystères des cieux ! 12
200 Ils veillent, et pourquoi ? pour que je les entende, 12
Pour que le bruit qu'ils font revienne les frapper, 12
Pour que leur pas résonne et leur nom se répande. 12
Pour se tromper eux-même, ô mort ! et te tromper ! 12
Oui, du haut de ce tertre où mon pied les domine, 12
205 Je les entends encor ! mais si je fais un pas, 12
Si je double le cap, ou franchis la colline, 12
Ce grand bruit, expirant sur la plage voisine, 12
Sera comme s'il n'était pas !… 8
Avant que du zéphyr la printanière haleine 12
210 Ait cessé de verdir les feuilles de ce chêne, 12
Qui compte déjà cent hivers ; 8
Avant que cette pierre aux bords des flots roulée. 12
Et qui tremble déjà sur sa base ébranlée, 12
Ait croulé sous le choc des mers ; 8
215 Ces pas, ces voix, ces cris, cette rumeur immense. 12
Seront déjà rentrés dans l'éternel silence. 12
Les générations rouleront d'autres flots, 12
Et ce bruit insensé, que l'homme croit sublime, 12
Se sera pour jamais étouffé dans l'abîme. 12
220 L'abîme qui n'a plus d'échos ! 8
Mais où donc est ton Dieu ? me demandent les sages. 12
Mais où donc est mon Dieu ? dans toutes ces images, 12
Dans ces ondes, dans ces nuages, 8
Dans ces sons, ces parfums, ces silences des cieux, 12
225 Dans ces ombres du soir, qui des hauts lieux descendent, 12
Dans ce vide sans astre, et dans ces champs de feux, 12
Et dans ces horizons sans bornes, qui s'étendent 12
Plus haut que la pensée et plus loin que les yeux ! 12
Il est une langue inconnue 8
230 Que parlent les vents dans les airs, 8
La foudre et l'éclair dans la nue, 8
La vague aux bords grondants des mers, 8
L'étoile de ses feux voilée, 8
L'astre endormi sur la vallée. 8
235 Le chant lointain des matelots, 8
L'horizon, fuyant dans l'espace, 8
Et ce firmament que retrace 8
Le cristal ondulant des flots ? 8
Les mers d'où s'élance l'aurore, 8
240 Les montagnes où meurt le jour, 8
La neige que le matin dore, 8
Le soir qui s'éteint sur la tour, 8
Le bruit qui tombe et recommence, 8
Le cygne qui nage ou s'élance, 8
245 Le frémissement des cyprès. 8
Les vieux temples sur les collines, 8
Les souvenirs dans les ruines. 8
Le silence au fond des forêts ! 8
Les grandes ombres que déroulent 8
250 Les sommets que l'astre a quittés, 8
Les bruits majestueux qui roulent 8
Du sein orageux des cités. 8
Les reflets tremblants des étoiles. 8
Les soupirs du vent dans les voiles, 8
255 La foudre et son sublime effroi, 8
La nuit, les déserts, les orages ; 8
Et dans tous ces accents sauvages. 8
Cette langue parle de toi ! 8
De toi, Seigneur, être de l'être ! 8
260 Vérité, vie, espoir, amour ! 8
De toi que la nuit veut connaître, 8
De toi que demande le jour, 8
De toi que chaque son murmure, 8
De toi que l'immense nature 8
265 Dévoile et n'a pas défini ! 8
De toi que ce néant proclame, 8
Source, abîme, océan de l'âme, 8
Et qui n'as qu'un nom : l'Infini ! 8
Ici-bas, toute créature 8
270 Entends tes sublimes accents, 8
O langue ! et, selon sa mesure, 8
En pénètre plus loin le sens ! 8
Mais plus notre esprit, qu'elle atterre, 8
En dévoile le saint mystère, 8
275 Plus du monde il est dégoûté ; 8
Un poids accable sa faiblesse, 8
Une solitaire tristesse 8
Devient sa seule volupté ! 8
Ainsi, quand notre humble paupière. 8
280 Contemplant l'occident vermeil. 8
Fixe au terme de sa carrière 8
Le lit enflammé du soleil ; 8
Le regard qu'éblouit sa face 8
Retombe soudain dans l'espace 8
285 Comme frappé d'aveuglement ; 8
il ne voit que des points funèbres, 8
Vide, solitude et ténèbres, 8
Dans le reste du firmament) 8
O Dieu, tu m'as donné d'entendre 8
290 Ce verbe, ou plutôt cet accord. 8
Tantôt majestueux et tendre, 8
Tantôt triste comme la mort ! 8
Depuis ce jour, Seigneur, mon âme 8
Conserve avec l'onde et la flamme, 8
295 Avec la tempête et la nuit ! 8
Là chaque mot est une image, 8
Et je rougis de ce langage, 8
Dont la parole n'est qu'un bruit ! 8
O terre, ô mer, ô nuit, que vous avez de charmes ! 12
300 Miroir éblouissant d'éternelle beauté, 12
Pourquoi, pourquoi mes yeux se voilent-ils de larmes 12
Devant ce spectacle enchanté ? 8
Pourquoi devant ce ciel, devant ces flots qu'elle aime. 12
Mon âme sans chagrin gémit-elle en moi-même ? 12
305 Jéhovah, beauté suprême ! 7
C'est qu'à travers ton œuvre elle a cru te saisir, 12
C'est que de tes grandeurs l'ineffable harmonie 12
N'est qu'un premier degré de l'échelle infinie, 12
Qu'elle s'élève à toi de désir en désir, 12
310 El que plus elle monte et plus elle mesure 12
L'abîme qui sépare et l'homme et la nature 12
De toi, mon Dieu, son seul soupir ! 8
Noyez-vous donc, mes yeux, dans ces flots de tristesse ; 12
Soulève-toi, mon cœur, sous ce poids qui t'oppresse ; 12
315 Élance-loi, mon âme, et d'essor en essor 12
Remonte de ce monde aux beautés éternelles, 12
Et demande à la mort de te prêter ses ailes, 12
Et, toujours aspirant à des splendeurs nouvelles, 12
Crie au Seigneur : Encor, encor ! 8
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