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LAM_7/LAM137
Alphonse de LAMARTINE
HARMONIES POÉTIQUES ET RELIGIEUSES
1830
LIVRE QUATRIÈME
HARMONIE XIV
LES RÉVOLUTIONS
I
Quand l'Arabe altéré dont le puits n'a plus d'onde 12
A plié le matin sa tente vagabonde 12
Et suspendu la source aux flancs de ses chameaux, 12
Il salue en partant la citerne tarie 12
5 Et, sans se retourner, va chercher la patrie 12
Où le désert cache ses eaux. 8
Que lui fait qu'au couchant le vent de feu se lève, 12
Et, comme un océan qui laboure la grève, 12
Comble derrière lui l'ornière de ses pas. 12
10 Suspende la montagne où courait la vallée 12
Ou sème en flots durcis la dune amoncelée ? 12
Il marche, et ne repasse pas. 8
Mais vous, peuples assis de l'Occident stupide. 12
Hommes pétrifiés dans votre orgueil timide. 12
15 Partout où le hasard sème vos tourbillons 12
Vous germez comme un gland sur vos sombres collines ; 12
Vous poussez dans le roc vos stériles racines, 12
Vous végétez sur vos sillons ! 8
Vous taillez le granit, vous entassez les briques, 12
20 Vous fondez tours, cités, trônes ou républiques ; 12
Vous appelez le l'Temps qui ne répond qu'à Dieu ; 12
Et, comme si des jours ce Dieu vous eût fait maître, 12
Vous dites à la race humaine encore à naître : 12
Vis, meurs, immuable en ce lieu ! 8
25 Recrépis le vieux mur écroulé sur ta race. 12
Garde que de tes pieds l'empreinte ne s'efface. 12
Passe à d'autres le joug que d'autres t'ont jeté ! 12
Sitôt qu'un passé mort te retire son ombre. 12
Dis que le doigt de Dieu se sèche, et que le nombre 12
30 Des jours, des soleils est compté ! 8
En vain la Mort vous suit et décime sa proie. 12
En vain le Temps, qui rit de vos Babels, les broie. 12
Sous son pas éternel insectes endormis ! 12
En vain ce laboureur irrité les renverse, 12
35 Ou secouant le pied les sème et les disperse 12
Comme des palais de fourmis ! 8
Vous les rebâtissez toujours, toujours de même, 12
Toujours dans votre esprit vous lancez anathème ! 12
A qui les touchera dans la postérité ! 12
40 Et toujours en traçant ces précaires demeures, 12
Hommes aux mains de neige et qui fondez aux heures, 12
Vous parlez d'immortalité ! 8
Et qu'un siècle chancelle, ou qu'une pierre tombe. 12
Que Socrate vous jette un secret de sa tombe, 12
45 Que le Christ lègue au monde un ciel dans son adieu ! 12
Vous vengez par le fer le mensonge qui règne. 12
Et chaque vérité nouvelle ici-bas saigne 12
Du sang d'un prophète ou d'un Dieu ! 8
De vos yeux assoupis vous aimez les écailles. 12
50 Semblables au guerrier armé pour les batailles. 12
Mais qui dort enivré de ses songes épais, 12
Si quelque voix soudaine éclate à votre oreille, 12
Vous frappez, vous tuez celui qui vous réveille, 12
Car vous voulez dormir en paix ! 8
55 Mais ce n'est pas ainsi que le Dieu qui vous somme 12
Entend la destinée et les phases de l'homme. 12
Ce n'est pas le chemin que son doigt vous écrit ! 12
En vain le cœur vous manque et votre pied se lasse, 12
Dans l'œuvre du Très-haut le repos n'a pas place ; 12
60 Son esprit n'est pas votre esprit ! 8
Marche ! sa voix le dit à la nature entière, 12
Ce n'est pas pour croupir sur ses champs de lumière 12
Que le soleil s'allume et s'éteint dans ses mains ! 12
Dans cette œuvre de vie où son âme palpite. 12
65 Tout respire, tout croît, tout grandit, tout gravite ! 12
Les cieux, les astres, les humains ! 8
L'œuvre toujours finie et toujours commencée 12
Manifeste à jamais l'éternelle pensée, 12
Chaque halte pour Dieu n'est qu'un point de départ ! 12
70 Gravissant l'infini qui toujours le domine, 12
Plus il s'élève et plus la volonté divine 12
S'élargit avec son regard ! 8
Il ne s'arrête pas pour mesurer l'espace, 12
Son pied ne revient pas sur sa brûlante trace, 12
75 Il ne revoit jamais ce qu'il vit en créant ; 12
Semblable au faible enfant qui lit et balbutie, 12
Il ne dit pas deux fois la parole de vie ; 12
Son Verbe court sur le néant ! 8
Il court, et la Nature à ce Verbe qui vole 12
80 Le suit en chancelant de parole en parole. 12
Jamais, jamais demain ce qu'elle est aujourd'hui ! 12
Et la création toujours, toujours nouvelle, 12
Monte éternellement la symbolique échelle 12
Que Jacob rêva devant lui ! 8
85 Et rien ne redescend à sa forme première ; 12
Ce qui fut glace et nuit devient flamme et lumière ; 12
Dans les flancs du rocher le métal devient or ; 12
En perle au fond des mers le lit des flots se change ; 12
L'éther en s'allumant devient astre, et la fange 12
90 Devient homme et fermente encor ! 8
Puis un souffle d'en haut se lève, et toute chose 12
Change, tombe, périt, fuit, meurt, se décompose, 12
Comme au coup de sifflet des décorations ; 12
Jéhovah d'un regard lève et brise sa tente, 12
95 Et les camps des soleils suspendent dans l'attente 12
Leurs saintes évolutions ! 8
Les globes calcinés volent en étincelles, 12
Les étoiles des nuits éteignent leurs prunelles, 12
La comète s'échappe et brise ses essieux, 12
100 Elle lance en éclats la machine céleste, 12
Et de mille univers en un souffle il ne reste 12
Qu'un charbon fumant dans les cieux ! 8
Et vous, qui ne pouvez défendre un pied de grève, 12
Dérober une feuille au souffle qui l'enlève, 12
105 Prolonger d'un rayon ces' orbes éclatants, 12
Ni dans son sablier qui coule intarissable. 12
Ralentir d'un moment, d'un jour, d'un grain de sable, 12
La chute éternelle du temps ! 8
Sous vos pieds chancelants si quelque caillou roule. 12
110 Si quelque peuple meurt, si quelque trône croule, 12
Si l'aile d'un vieux siècle emporte ses débris. 12
Si de votre alphabet quelque lettre s'efface. 12
Si d'un insecte à l'autre un brin de paille passe, 12
Le ciel s'ébranle de vos cris ? 8
II
115 Regardez donc, race insensée. 8
Les pas des générations ! 8
Toute la route n'est tracée 8
Que des débris des nations ! 8
Trônes, autels, temples, portiques, 8
120 Peuples, royaumes, républiques. 8
Sont la poussière du chemin, 8
Et l'Histoire, écho de la tombe, 8
N'est que le bruit de ce qui tombe 8
Sur la route du genre humain ! 8
125 Plus vous descendez dans les âges, 8
Plus ce bruit s'élève en croissant. 8
Comme en approchant des rivages 8
Que bat le flot retentissant ; 8
Voyez passer l'esprit de l'homme. 8
130 De Thèbe et de Memphis à Rome, 8
Voyageur terrible en tout lieu. 8
Partout brisant ce qu'il élève, 8
Partout de la torche ou du glaive 8
Faisant place à l'esprit de Dieu ! 8
135 Il passe au milieu des tempêtes 8
Par les foudres du Sinaï, 8
Par la verge de ses prophètes. 8
Par les temples d'Adonaï ! 8
Foulant ses jougs, brisant ses maîtres, 8
140 Il change ses rois pour ses prêtres. 8
Change ses prêtres pour des rois ; 8
Puis, broyant palais, tabernacles, 8
Il sème ces débris d'oracles 8
Avec les débris de ses lois ! 8
145 Déployant ses ailes rapides, 8
Il plonge au désert de Memnon ; 8
Le voilà sous les Pyramides, 8
Le voici sur le Parthénon ! 8
Là, cachant aux regards de l'homme 8
150 Les fondements du pouvoir, comme 8
Ceux d'un temple mystérieux ; 8
Là, jetant au vent populaire, 8
Comme le grain criblé sur l'aire, 8
Les lois, les dogmes et les dieux ! 8
155 Las de cet assaut de parole. 8
Il guide Alexandre au combat ; 8
L'aigle sanglant du Capitole 8
Sur le monde à son doigt s'abat ; 8
L'univers n'est plus qu'un empire ; 8
160 Mais déjà l'esprit se retire, 8
Et les peuples poussant un cri, 8
Comme un avide essaim d'esclaves 8
Dont on a brisé les entraves, 8
Se sauvent avec un débri ! 8
165 Levez-vous, Gaule et Germanie, 8
L'heure de la vengeance est là ! 8
Des ruines c'est le génie 8
Qui prend les rênes d'Attila ! 8
Lois, forum, dieux, faisceaux, tout croule, 8
170 Dans l'ornière de sang tout roule, 8
Tout s'éteint, tout fume ; il fait nuit, 8
Il fait nuit, pour que l'ombre encore 8
Fasse mieux éclater l'aurore 8
Du jour1 où son doigt vous conduit ! 8
175 L'homme se tourne à celte flamme 8
Et revit en la regardant, 8
Charlemagne en fait la grande âme 8
Dont il anime l'Occident ; 8
Il meurt ; son colosse d'empire 8
180 En lambeaux vivants se déchire 8
Comme un vaste et pesant manteau 8
Fait pour les robustes épaules 8
Qui portaient le Rhin elles Gaules ; 8
Et l'esprit reprend son marteau ! 8
185 De ces nations mutilées 8
Cent peuples naissent sous ses pas. 8
Races barbares et mêlées 8
Que leur mère ne connaît pas ; 8
Les uns indomptés et farouches. 8
190 Les autres rongeant dans leurs bouches 8
Les mors des tyrans ou des dieux ; 8
Mais l'esprit, par diverses routes, 8
A son tour leur assigne à toutes 8
Un rendez-vous mystérieux. 8
195 Pour les pousser où Dieu les mène, 8
L'esprit humain prend cent détours, 8
Et revêt chaque forme humaine 8
Selon les hommes et les jours. 8
Ici, conquérant, il balayebalaie 8
200 Les vieux peuples comme l'ivraie ; 8
Là, sublime navigateur, 8
L'instinct d'une immense conquête 8
Lui fait chercher dans la tempête 8
Un monde à travers l'équateur ! 8
205 Tantôt il coule la pensée 8
En bronze palpable et vivant, 8
Et la parole retracée 8
Court et brise comme le vent ; 8
Tantôt, pour mettre un siècle en poudre, 8
210 Il éclate comme la foudre 8
Dans un mot de feu, Liberté .' 8
Puis, dégoûté de son ouvrage. 8
D'un mot qui tonne davantage 8
Il réveille l'humanité ! 8
215 Et tout se fond, croule ou chancelle. 8
Et comme un flot du flot chassé, 8
Le temps sur le temps s'amoncelle, 8
Et le présent sur le passé ! 8
Et sur ce sable où tout s'enfonce, 8
220 Quoi donc, ô mortels ! vous annonce 8
L'immuable que vous cherchez ? 8
Je ne vois que poussière et lutte, 8
Je n'entends que l'immense chute 8
Du temps qui tombe et dit : Marchez ! 8
III
225 Marchez ! l'humanité ne vit pas d'une idée ! 12
Elle éteint chaque soir celle qui l'a guidée, 12
Elle en allume une autre à l'immortel flambeau ; 12
Comme ces morts vêtus de leur parure immonde, 12
Les générations emportent de ce monde 12
230 Leurs vêtements dans le tombeau ! 8
Là c'est leurs dieux ; ici les mœurs de leurs ancêtres, 12
Le glaive des tyrans, l'amulette des prêtres. 12
Vieux lambeaux, vils haillons de cultes ou de lois ; 12
Et quand après mille ans dans leurs caveaux on fouille 12
235 On est surpris de voir la risible dépouille 12
De ce qui fut l'homme autrefois ! 8
Robes, toges, turbans, tunique, pourpre, bure, 12
Sceptres, glaives, faisceaux, hache, houlette, armure, 12
Symboles vermoulus fondent sous votre main. 12
240 Tour à tour au plus fort, au plus fourbe, au plus digne, 12
Et vous vous demandez vainement sous quel signe 12
Monte ou baisse le genre humain ? 8
Sous le vôtre, ô Chrétiens ! l'homme en qui Dieu travaille 12
Change éternellement de formes et de taille ; 12
245 Géant de l'avenir à grandir destiné, 12
Il use en vieillissant ses vieux vêtements ; comme 12
Des membres élargis font éclater sur l'homme 12
Les langes où l'enfant est né ! 8
L'humanité n'est pas le bœuf à courte haleine, 12
250 Qui creuse à pas égaux son sillon dans la plaine. 12
Et revient ruminer sur un sillon pareil ; 12
C'est l'aigle rajeuni qui change son plumage, 12
Et qui monte affronter de nuage en nuage 12
De plus hauts rayons du soleil ! 8
255 Enfants de six mille ans qu'un peu de bruit étonne. 12
Ne vous troublez donc pas d'un mot nouveau qui tonne. 12
D'un empire éboulé, d'un siècle qui s'en va ! 12
Que vous font les débris qui jonchent la carrière ? 12
Regardez en avant et non pas en arrière, 12
260 Le courant roule à Jéhova ! 8
Que dans vos cœurs étroits vos espérances vagues 12
Ne croulent pas sans cesse avec toutes les vagues ! 12
Ces flots vous porteront, hommes de peu de foi ! 12
Qu'importent bruit et vent, poussière et décadence ? 12
265 Pourvu qu'au-dessus d'eux la haute Providence 12
Déroule l'éternelle loi ? 8
Vos siècles page à page épellent l'Évangile ! 12
Vous n'y lisiez qu'un mot et vous en lirez mille ! 12
Vos enfants plus hardis y liront plus avant ! 12
270 Ce livre est comme ceux des sibylles antiques 12
Dont l'augure trouvait les feuillets prophétiques 12
Siècle à siècle arrachés au vent. 8
Dans la foudre et l'éclair votre Verbe aussi vole ! 12
Montez à sa lueur, courez à sa parole, 12
275 Attendez sans effroi l'heure lente à venir ! 12
Vous ! enfants de celui qui l'annonçant d'avance 12
Du sommet d'une croix vit briller l'espérance 12
Sur l'horizon de l'avenir ! 8
Cet oracle sanglant chaque jour se révèle ; 12
280 L'esprit en renversant élève et renouvelle ; 12
Passagers ballottés dans vos siècles flottants ! 12
Vous croyez reculer sur l'océan des âges, 12
Et vous vous remontrez après mille naufrages 12
Plus loin sur la route des temps ! 8
285 Ainsi quand le vaisseau qui vogue entre deux mondes 12
A perdu tout rivage et ne voit que les ondes 12
S'élever et crouler comme deux sombres murs. 12
Quand le maître a brouillé les nœuds nombreux qu'il file, 12
Sur la plaine sans borne il se croit immobile 12
290 Entre deux abîmes obscurs. 8
C'est toujours, se dit-il, dans son cœur plein de doute, 12
Même onde que je vois, même bruit que j'écoute, 12
Le flot que j'ai franchi revient pour me bercer, 12
A les compter en vain mon esprit se consume. 12
295 C'est toujours de la vague, et toujours de l'écume, 12
Les jours flottent sans avancer ! 8
Et les jours et les flots semblent ainsi renaître. 12
Trop pareils pour que l'œil puisse les reconnaître, 12
Et le regard trompé s'use en les regardant ; 12
300 Et l'homme que toujours leur ressemblance abuse, 12
Les brouille, les confond, les gourmande et t'accuse, 12
Seigneur !… Ils marchent cependant ! 8
Et quand sur cette mer, las de chercher sa route, 12
Du firmament splendide il explore la voûte. 12
305 Des astres inconnus s'y lèvent à ses yeux ; 12
Et moins triste, aux parfums qui soufflent des rivages, 12
Au jour tiède et doré qui glisse des cordages. 12
Il sent qu'il a changé de cieux ! 8
Nous donc, si le sol tremble au vieux toit de nos pères, 12
310 Ensevelissons-nous sous des cendres si chères, 12
Tombons enveloppés de ces sacrés linceuls ! 12
Mais ne ressemblons pas à ces rois d'Assyrie 12
Qui traînaient au tombeau femmes, enfants, patrie, 12
Et ne savaient pas mourir seuls ! 8
315 Oui jetaient au bûcher, avant que d'y descendre. 12
Famille, amis, coursiers, trésors réduits en cendre, 12
Espoir ou souvenirs de leurs jours plus heureux. 12
Et livrant leur empire et leurs dieux à la flamme. 12
Auraient voulu qu'aussi l'univers n'eût qu'une âme 12
320 Pour que tout mourût avec eux ! 8
Le christianisme.
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