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LAM_7/LAM132
Alphonse de LAMARTINE
HARMONIES POÉTIQUES ET RELIGIEUSES
1830
LIVRE QUATRIÈME
HARMONIE IX
CANTIQUE
ÉTERNITÉ DE LA NATURE, BRIÈVETÉ DE L'HOMME
Roulez dans vos sentiers de flamme, 8
Astres, rois de l'immensité ! 8
Insultez, écrasez mon âme 8
Par votre presque éternité ! 8
5 Et vous, comètes vagabondes, 8
Du divin océan des mondes 8
Débordement prodigieux, 8
Sortez des limites tracées 8
Et révélez d'autres pensées 8
10 De celui qui pensa les cieux ! 8
Triomphe, immortelle nature !' 8
A qui la main pleine de jours 8
Prête des forces sans mesure, 8
Des temps qui renaissent toujours ! 8
15 La mort retrempe ta puissance, 8
Donne, ravis, rends l'existence 8
A tout ce qui la puise en toi ; 8
Insecte éclos de ton sourire, 8
Je nais, je regarde et j'expire, 8
20 Marche et ne pense plus à moi ! 8
Vieil océan, dans tes rivages 8
Flotte comme un ciel écumant, 8
Plus orageux que les nuages, 8
Plus lumineux qu'un firmament ! 8
25 Pendant que les empires naissent. 8
Grandissent, tombent, disparaissent 8
Avec leurs générations, 8
Dresse tes bouillonnantes crêtes, 8
Bats ta rive, et dis aux tempêtes : 8
30 Où sont les nids des nations ? 8
Toi qui n'es pas lasse d'éclore 8
Depuis la naissance des jours, 8
Lève-toi, rayonnante aurore, 8
Couche-toi, lève-toi toujours ! 8
35 Réfléchissez ses feux sublimes, 8
Neige éclatante de ces cimes. 8
Où le jour descend comme un roi ! 8
Brillez, brillez pour me confondre, 8
Vous qu'un rayon du jour peut fondre. 8
40 Vous subsisterez plus que moi ! 8
Et toi qui t'abaisse et l'élève 8
Comme la poudre des chemins, 8
Comme les vagues sur la grève, 8
Race innombrable des humains, 8
45 Survis au temps qui me consume, 8
Engloutis-moi dans ton écume, 8
Je sens moi-même mon néant ; 8
Dans ton sein qu'est-ce qu'une vie ? 8
Ce qu'est une goutte de pluie 8
50 Dans les bassins de l'Océan ! 8
Vous mourez pour renaître encore, 8
Vous fourmillez dans vos sillons ! 8
Un souffle du soir à l'aurore 8
Renouvelle vos tourbillons ! 8
55 Une existence évanouie 8
Ne fait pas baisser d'une vie 8
Le flot de l'être toujours plein ; 8
Il ne vous manque quand j'expire, 8
Pas plus qu'à l'homme qui respire 8
60 Ne manque un souffle de son sein ! 8
Vous allez balayer ma cendre ; 8
L'homme ou l'insecte en renaîtra ! 8
Mon nom brûlant de se répandre, 8
Dans le nom commun se perdra ; 8
65 Il fut ! voilà tout ! bientôt même 8
L'oubli couvre ce mot suprême, 8
Un siècle ou deux l'auront vaincu ! 8
Mais vous ne pouvez, ô nature ! 8
Effacer une créature ; 8
70 Je meurs ! qu'importe ? j'ai vécu ! 8
Dieu m'a vu ! le regard de vie 8
S'est abaissé sur mou néant, 8
Votre existence rajeunie 8
A des siècles, j'eus mon instant ! 8
75 Mais dans la minute qui passe 8
L'infini de temps et d'espace 8
Dans mon regard s'est répété ! 8
Et j'ai vu dans ce point de l'être 8
La même image m'apparaître 8
80 Que vous dans votre immensité ! 8
Distances incommensurables, 8
Abîmes des monts et des cieux. 8
Vos mystères inépuisables 8
Se sont révélés à mes yeux ! 8
85 J'ai roulé dans mes vœux sublimes 8
Plus de vagues que tes abîmes 8
N'en roulent, ô mer en courroux ! 8
Et vous, soleils aux yeux de flamme. 8
Le regard brûlant de mon âme 8
90 S'est élevé plus haut que vous ! 8
De l'être universel, unique, 8
La splendeur dans mon ombre a lui, 8
Et j'ai bourdonné mon cantique 8
De joie et d'amour devant lui ! 8
95 Et sa rayonnante pensée 8
Dans la mienne s'est retracée, 8
Et sa parole m'a connu ! 8
Et j'ai monté devant sa face, 8
Et la nature m'a dit : Passe ; 8
100 Ton sort est sublime, il t'a vu ! 8
Vivez donc vos jours sans mesure ! 8
Terre et ciel ! céleste flambeau ! 8
Montagnes, mers, et toi, nature, 8
Souris longtemps sur mon tombeau ! 8
105 Effacé du livre de vie. 8
Que le néant même m'oublie ! 8
J'admire et ne suis point jaloux ! 8
Ma pensée a vécu d'avance 8
Et meurt avec une espérance 8
110 Plus impérissable que vous ! 8
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