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LAM_7/LAM121
Alphonse de LAMARTINE
HARMONIES POÉTIQUES ET RELIGIEUSES
1830
LIVRE TROISIÈME
HARMONIE IX
POURQUOI MON ÂME EST-ELLE TRISTE ?
Pourquoi gémis-tu sans cesse, 7
O mon âme, réponds-moi ? 7
D'où vient ce poids de tristesse 7
Oui pèse aujourd'hui sur toi ? 7
5 Au tombeau qui nous dévore, 7
Pleurant, tu n'as pas encore 7
Conduit tes derniers amis ! 7
L'astre serein de ta vie 7
S'élève encore ; et l'envie 7
10 Cherche pourquoi tu gémis ! 7
La terre encore a des plages, 7
Le ciel encore a des jours, 7
La gloire encor des orages, 7
Le cœur encor des amours ; 7
15 La nature offre à tes veilles 7
Des mystères, des merveilles, 7
Qu'aucun œil n'a profané, 7
Et flétrissant tout d'avance 7
Dans les champs de l'espérance 7
20 Ta main n'a pas tout glané ! 7
Et qu'est-ce que la terre ? Une prison flottante. 12
Une demeure étroite, un navire, une tente 12
Que son Dieu dans l'espace a dressé pour un jour, 12
Et dont le vent du ciel en trois pas fait le tour ! 12
25 Des plaines, des vallons, des mers et des collines 12
Où tout sort de la poudre et retourne en ruines, 12
Et dont la masse à peine est à l'immensité 12
Ce que l'heure qui sonne est à l'éternité ! 12
Fange en palais pétrie, hélas ! mais toujours fange. 12
30 Où tout est monotone et cependant tout change ! 12
Et qu'est-ce que la vie ? Un réveil d'un moment ! 12
De naître et de mourir un court étonnement ! 12
Un mot qu'avec mépris l'Être éternel prononce ! 12
Labyrinthe sans clef ! question sans réponse ! 12
35 Songe qui s'évapore, étincelle qui fuit ! 12
Éclair qui sort de l'ombre et rentre dans la nuit, 12
Minute que le temps prêle et retire à l'homme, 12
Chose qui ne vaut pas le mot dont on la nomme ! 12
Et qu'est-ce que la gloire ? Un vain son répété. 12
40 Une dérision de notre vanité ! 12
Un nom qui retentit sur des lèvres mortelles. 12
Vain, trompeur, inconstant, périssable comme elles, 12
Et qui, tantôt croissant et tantôt affaibli. 12
Passe de bouche en bouche à l'éternel oubli ! 12
45 Nectar empoisonné dont notre orgueil s'enivre, 12
Oui fait mourir deux fois ce qui veut toujours vivre ! 12
Et qu'est-ce que l'amour ? Ah ! prêt à le nommer 12
Ma bouche en le niant craindrait de blasphémer ! 12
Lui seul est au-dessus de tout mot qui l'exprime ! 12
50 Éclair brillant et pur du feu qui nous anime, 12
Étincelle ravie au grand foyer des deux ! 12
Char de feu qui, vivants, nous porte au rang des dieux ! 12
Rayon ! foudre des sens ! inextinguible flamme 12
Qui fond deux cœurs mortels et n'en fait plus qu'une âme. 12
55 Il est !… il serait tout, s'il ne devait finir ! 12
Si le cœur d'un mortel le pouvait contenir, 12
Ou si, semblable au feu dont Dieu fit son emblème, 12
Sa flamme en s'exhalant ne l'étouffait lui-même ! 12
Mais quand ces biens que l'homme envie 8
60 Déborderaient dans un seul cœur, 8
La mort seule au bout de la vie 8
Fait un supplice du bonheur ! 8
Le flot du temps qui nous entraîne 8
N'attend pas que la joie humaine 8
65 Fleurisse longtemps sur son cours ! 8
Race éphémère et fugitive 8
Que peux-tu semer sur la rive 8
De ce torrent qui fuit toujours ! 8
Il fuit, et ses rives fanées 8
70 M'annoncent déjà qu'il est lard ! 8
Il fuit, et mes vertes années 8
Disparaissent de mon regard ; 8
Chaque projet, chaque espérance 8
Ressemble à ce liège qu'on lance 8
75 Sur la trace des matelots, 8
Qui ne s'éloigne et ne surnage 8
Que pour mesurer le sillage 8
Du navire qui fend les flots ! 8
Où suis-je ? Est-ce moi ? Je m'éveille 8
80 D'un songe qui n'est pas fini ! 8
Tout était promesse et merveille 8
Dans un avenir infini ! 8
J'étais jeune !… Hélas ! mes années 8
Sur ma tète tombent fanées 8
85 Et ne refleuriront jamais ! 8
Mon cœur était plein !… il est vide ! 8
Mon sein fécond !… il est aride ! 8
J'aimais !.,. où sont ceux que j'aimais ? 8
Mes jours que le deuil décolore 8
90 Glissent avant d'être comptés ; 8
Mon cœur, hélas ! palpite encore 8
De ses dernières voluptés ! 8
Sous mes pas la terre est couverte 8
De plus d'une palme encor verte, 8
95 Mais qui survit à mes désirs ; 8
Tant d'objets chers à ma paupière 8
Sont encor là, sur la poussière 8
Tièdes de mes brûlants soupirs ! 8
Je vois passer, je vois sourire 8
100 La femme aux perfides appas, 8
Qui m'enivra d'un long délire . 8
Dont mes lèvres baisaient les pas ! 8
Ses blonds cheveux flottent encore, 8
Les fraîches couleurs de l'aurore 8
105 Teignent toujours son front charmant 8
Et dans l'azur de sa paupière 8
Brille encore assez de lumière 8
Pour fasciner l'œil d'un amant ! 8
La foule qui s'ouvre à mesure 8
110 La flatte encor d'un long coup d'œil 8
Et la poursuit d'un doux murmure 8
Dont s'enivre son jeune orgueil ; 8
Et moi ! je souris et je passe, 8
Sans effort de mon cœur j'efface 8
115 Ce songe de félicité, 8
Et je dis, la pitié dans l'âme : 8
Amour ! se peut-il que ta flamme 8
Meure encore avant la beauté ? 8
Hélas ! dans une longue vie 8
120 Que reste-t-il après l'amour ? 8
Dans notre paupière éblouie 8
Ce qu'il reste après un beau jour ! 8
Ce qu'il reste à la voile vide 8
Quand le dernier vent qui la ride 8
125 S'abat sur le flot assoupi ; 8
Ce qu'il reste au chaume sauvage, 8
Lorsque les ailes de l'orage 8
Sur la terre ont vidé l'épi ! 8
Et pourtant il faut vivre encore. 8
130 Dormir, s'éveiller tour à tour, 8
Et traîner d'aurore en aurore 8
Ce fardeau renaissant des jours ! 8
Quand on a bu jusqu'à la lie 8
La coupe écumante de vie, 8
135 Ah ! la briser serait un bien ! 8
Espérer, attendre, c'est vivre ! 8
Que sert de compter et de suivre 8
Des jours qui n'apportent plus rien ? 8
Voilà pourquoi mon âme est lasse 8
140 Du vide affreux qui la remplit, 8
Pourquoi mon cœur change de place 8
Comme un malade dans son lit ! 8
Pourquoi mon errante pensée, 8
Comme une colombe blessée 8
145 Ne se repose en aucun lieu ; 8
Pourquoi j'ai détourné la vue 8
De cette terre ingrate et nue, 8
El j'ai dit à la fin . Mon Dieu ! 8
Comme un souffle d'un vent d'orage 8
150 Soulevant l'humble passereau, 8
L'emporte au-dessus du nuage, 8
Loin du toit qui fut son berceau ; 8
Sans même que son aile tremble, 8
L'aquilon le soutient ; il semble 8
155 Bercé sur les vagues des airs ; 8
Ainsi cette seule pensée 8
Emporta mon âme oppressée 8
Jusqu'à la source des éclairs ! 8
C'est Dieu, pensais-je, qui m'emporte 8
160 L'infini s'ouvre sous mes pas ! 8
Que mon aile naissante est forte ! 8
Quels cieux ne tenterons-nous pas ? 8
La foi même, un pied sur la terre, 8
Monte de mystère en mystère 8
165 Jusqu'où l'on monte sans mourir ! 8
J'irai, plein de sa soif sublime, 8
Me désaltérer dans l'abîme 8
Que je ne verrai plus tarir ! 8
J'ai cherché le Dieu que j'adore, 8
170 Partout où l'instinct m'a conduit, 8
Sous les voiles d'or de l'aurore, 8
Chez les étoiles de la nuit ; 8
Le firmament n'a point de voûtes, 8
Les feux, les vents n'ont point de routes 8
175 Où mon œil n'ait plongé cent fois ; 8
Toujours présent à ma mémoire, 8
Partout où se montrait sa gloire, 8
Il entendait monter ma voix ! 8
Je l'ai cherché dans les merveilles, 8
180 Œuvre parlante de ses mains, 8
Dans la solitude et les veilles, 8
Et dans les songes des humains ! 8
L'épi, le brin d'herbe, l'insecte, 8
Me disaient : Adore et respecte ! 8
185 Sa sagesse a passé par là ! 8
Et ces catastrophes fatales, 8
Dont l'histoire enfle ses annales, 8
Me criaient plus haut : Le voilà ! 8
A chaque éclair, à chaque étoile 8
190 Que je découvrais dans les cieux, 8
Je croyais voir tomber le voile 8
Qui le dérobait à mes yeux ; 8
Je disais : Un mystère encore ! 8
Voici son ombre, son aurore. 8
195 Mon âme ! il va paraître enfin ! 8
Et toujours, ô triste pensée ! 8
Toujours quelque lettre effacée 8
Manquait, hélas ! au nom divin. 8
Et maintenant, dans ma misère. 8
200 Je n'en sais pas plus que l'enfant 8
Qui balbutie après sa mère 8
Ce nom sublime et triomphant ; 8
Je n'en sais pas plus que l'aurore, 8
Qui de son regard vient d'éclore, 8
205 Et le cherche en vain en tout lieu ; 8
Pas plus que toute la nature, 8
Qui le raconte et le murmure, 8
Et demande : Où donc est mon Dieu ? 8
Voilà pourquoi mon âme est triste, 8
210 Comme une mer brisant la nuit sur un écueil, 12
Comme la harpe du Psalmiste, 8
Quand il pleure au bord d'un cercueil ! 8
Comme l'Horeb voilé sous un nuage sombre, 12
Comme un ciel sans étoile, ou comme un jour sans ombre, 12
215 Ou comme ce vieillard qu'on ne put consoler, 12
Qui, le cœur débordant d'une douleur farouche. 12
Ne pouvait plus tarir la plainte sur sa bouche. 12
Et disait : Laissez-moi parler !1 8
Mais que dis-je ? Est-ce toi, vérité, jour suprême ! 12
220 Qui te caches sous ta splendeur ? 8
Ou n'est-ce pas mon œil qui s'est voilé lui-même 12
Sous les nuages de mon cœur ? 8
Ces enfants prosternés aux marches de ton temple, 12
Ces humbles femmes, ces vieillards, 8
225 Leur âme te possède et leur œil te contemple, 12
Ta gloire éclate à leurs regards ! 8
Et moi, je plonge en vain sous tant d'ombres funèbres, 12
Ta splendeur te dérobe à moi ! 8
Ah ! le regard qui cherche a donc plus de ténèbres 12
230 Que l'œil abaissé devant toi ! 8
Dieu de la lumière, 5
Entends ma prière, 5
Frappe ma paupière, 5
Comme le rocher ! 5
235 Que le jour se fasse, 5
Car mon âme est lasse, 5
Seigneur, de chercher ! 5
Astre que j'adore. 5
Ce jour que j'implore 5
240 N'est point dans l'aurore, 5
N'est pas dans les cieux ! 5
Vérité suprême ! 5
Jour mystérieux ! 5
De l'heure où l'on t'aime, 5
245 Il est en nous-même, 5
Il est dans nos yeux ! 5
Job, chap. XXI.
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