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LAM_7/LAM118
Alphonse de LAMARTINE
HARMONIES POÉTIQUES ET RELIGIEUSES
1830
LIVRE TROISIÈME
HARMONIE VI
ÉPÎTRE A M. DE SAINTE-BEUVE
EN RÉPONSE A DES VERS ADRESSÉS PAR LUI A L'AUTEUR1
OU
CONVERSATION
Oui, mon cœur s'en souvient de cette heure tranquille, 12
Qu'à l'ombre d'un tilleul, loin des toits de la ville, 12
Nous passâmes ensemble au jardin des Chartreux ; 12
Je vois encor d'ici le tronc large et noueux, 12
5 Et les mots qu'à ses pieds, de mon bâton d'érable. 12
En t'écoutant rêver, je traçais sur le sable ; 12
Nous parlâmes du cœur, comme deux vieux amis 12
Au foyer l'un de l'autre, à la campagne, admis, 12
Heureux, après dix ans, du soir qui les rassemble, 12
10 A table, sans témoins, s'entretiennent ensemble. 12
Tandis que le flambeau par les heures rongé. 12
S'use pour éclairer l'entretien prolongé, 12
Et qu'un vin goutte à goutte épuisé dans le verre 12
Rougit encor le fond de la coupe sincère. 12
15 J'avais pourtant noté d'un doigt réprobateur 12
Tes vers trop tôt ravis à l'amour de l'auteur. 12
Tes vers où l'hyperbole, effort de la faiblesse. 12
Enflait d'un sens forcé le vide ou la mollesse ; 12
Tes vers, fruits imparfaits d'un arbre trop hâté. 12
20 Qui les laisse tomber au souffle de l'été. 12
Mais à qui sa racine étendue et profonde. 12
Et ce ciel amoureux qui lui prodigue l'onde. 12
Assurent, pour orner ses rameaux paternels. 12
Une sève plus forte et des jours éternels ! 12
25 Ces vers en vain frappés d'un pénible anathème. 12
Mon cœur plus indulgent les excuse et les aime ; 12
Sous ces mètres rompus qui boitent en marchant. 12
Sous ces fausses couleurs au contraste tranchant. 12
Sous ce vernis trop vif qui fatigue la vue, 12
30 Sous cette vérité trop rampante ou trop nue. 12
On y sent ce qu'à l'art l'homme demande en vain. 12
Ce foyer créateur où couve un feu divin. 12
Feu dont les passions alimentent la flamme. 12
Chaleur que l'âme exhale et communique à l'âme2 ; 12
35 Devant le sentiment le goût est désarmé, 12
El mon cœur ne relient que ce qui l'a charmé ! 12
Comme au sein d'une nuit où tout regard expire, 12
Si quelque feu lointain sur un mont vient à luire, 12
L'œil, volant de lui-même à la vive clarté, 12
40 Franchit, sans y loucher, des champs d'obscurité, 12
Et, s'attachant dans l'ombre au seul point qui rayonne, 12
Oublie, en l'admirant, la nuit qui l'environne ! 12
Et tu veux aujourd'hui qu'ouvrant mon cœur au tien. 12
Je renoue en ces vers notre intime entretien ? 12
45 Tu demandes de moi les haltes de ma vie ? 12
Le compte de mes jours ?… Mes jours ? je les oublie, 12
Comme le voyageur, quand il a dénoué 12
Sa ceinture de cuir, et qu'il a secoué 12
De ses souliers poudreux la boue et la poussière. 12
50 Redoutant de porter un regard en arrière, 12
Dédaigne de compter tous les pas qu'il a faits 12
Pour arriver enfin à son foyer de paix ! 12
Ainsi dans mon esprit ma route est effacée ; 12
Je n'en rappelle rien à ma triste pensée. 12
55 Que la source où j'ai bu dans le creux de ma main, 12
L'arbre qui répandit l'ombre sur mon chemin ! 12
La fleur, que sur ses bords ma main avait choisie, 12
Afin d'en respirer jusqu'au soir l'ambroisie, 12
Et qui, dès le matin, cédant à la chaleur, 12
60 Se pencha languissante et mourut sur mon cœur ! 12
Et de ma vie obscure, hélas ! qu'aurais-je à dire ? 12
Elle fut…, ce qu'elle est pour tout ce qui respire ; 12
Un rêve du matin, qui commence éclatant 12
Par de divins amours dans un palais flottant, 12
65 Se poursuit dans le ciel, et finit sur la terre 12
Par du pain et des pleurs sur un lit de misère ! 12
Ami, voilà la vie universelle, hélas ! 12
Et la mienne ; et pourtant je ne l'accuse pas ! 12
Juste envers le destin dont la coupe est diverse, 12
70 Je le bénis du miel que dans la mienne il verse. 12
D'autres n'ont que l'absinthe ; et moi, grâce au Seigneur, 12
J'ai ce que leur misère appelle le bonheur ! 12
Un toit large et brillant sur un champ plein de gerbes, 12
Des prés où l'aquilon fait ondoyer mes herbes, 12
75 Des bois dont le murmure et l'ombre sont à moi, 12
Des troupeaux mugissants qui paissent sous ma loi, 12
Une femme, un enfant, trésors dont je m'enivre ! 12
L'une par qui l'on vit, l'autre qui fait revivre ! 12
Un foyer où jamais l'indigent éconduit 12
80 N'entre sans déposer son bâton pour la nuit. 12
Où l'hospitalité, la main ouverte et pleine. 12
Peut donner sans peser le pain de la semaine, 12
Ou verser à l'ami qui visite mon toit 12
Un vin qui réjouit la lèvre qui le boit ; 12
85 Que dirais-je de plus ? la douce solitude, 12
Le jour semblable au jour lié par l'habitude, 12
Une harpe, humble écho d'espérance et de foi. 12
Et qui chante au dehors quand mon cœur chante en moi ! 12
Le repos, la prière, un cœur exempt d'alarmes. 12
90 Et la paix du Seigneur, joyeuse dans les larmes ; 12
D'un seul de tous ces dons qui ne serait jaloux ? 12
Mais combien manque-t-il à qui les reçut tous ! 12
De quelque jus divin que Dieu nous la remplisse, 12
Toute l'eau de la vie a le goût du calice ; 12
95 La joie a son ennui, le plaisir sa langueur. 12
L'erreur du malheureux c'est de croire au bonheur ! 12
Que sert de jeter l'ancre et de dire à sa barque : 12
« Arrêtons-nous, voilà le port que je te marque ! 12
» Tu dormiras ici comme une île des mers 12
100 » Que ne peut soulever l'effort des flots amers ? » 12
Tandis que nous parlons, une vague éternelle 12
S'enfle sous le navire et l'emporte avec elle ; 12
Sur les mers de ce monde il n'est jamais de port ; 12
Et le naufrage seul nous jette sur le bord ! 12
105 Jeune encor j'ai sondé ces ténèbres profondes : 12
La vie est un degré de l'échelle des mondes 12
Que nous devons franchir pour arriver ailleurs ! 12
Souvent les pieds meurtris, le front blanc de sueurs, 12
Comme un homme essoufflé qui monte un sentier rude 12
110 Se repose un moment, vaincu de lassitude ; 12
Sur cette marche même, hélas ! qu'il faut franchir 12
Ou pour reprendre haleine ou pour se rafraîchir, 12
On s'arrête, on s'assied, on voit passer la foule 12
Oui sur l'étroit degré se coudoie et se foule, 12
115 On reconnaît de l'œil et du cœur ses amis, 12
Les uns par le courage et l'espoir affermis, 12
Montant d'un pas léger que rien ne peut suspendre. 12
Les autres chancelants et prêts à redescendre. 12
C'est parmi ces derniers que mou œil te trouva : 12
120 Tu tombais ! je criai ! le Seigneur te sauva ! 12
Tu repris ton élan vers la céleste porte ! 12
Honneur en soit rendu, non à cette voix morte. 12
Mais au Dieu qui donna la vie à mes accents, 12
Oui met le trait sur l'arc, et la flamme à l'encens, 12
125 Fait un écho vivant de nos lèvres muettes, 12
Et dans nos cœurs fêlés verse ses eaux parfaites ! 12
Ton cœur était l'or pur caché dans le filon. 12
Qui n'attend pour briller que l'heure et le rayon ; 12
La perle au fond des mers sous l'écaillé captive, 12
130 Qu'un pêcheur dans ses rets amène sur la rive ; 12
L'or ne doit point de grâce aux sondes du mineur, 12
Ni la perle aux filets ; mais tous deux au Seigneur, 12
Dont le regard divin scrute la terre et l'onde, 12
Et dirige lui seul le filet ou la sonde ! 12
135 Ainsi sa vérité t'attendait à son jour, 12
Et sa voix dans ta voix va parler à ton tour ! 12
Oui, dût un froid mépris répondre à notre lyre, 12
Dût notre vérité se nommer un délire, 12
Dût notre âge, enivré des seuls soins d'ici-bas. 12
140 Sourire en nous disant : Je ne vous connais pas ! 12
Semblables devant l'homme à ces hardis prophètes 12
Que la dérision conviait à ses fêtes, 12
Et qui, sur leurs tyrans lançant l'esprit divin. 12
Gravaient trois mots obscurs sur les murs du festin, 12
145 Répétons-lui toujours que l'univers est vide. 12
Que la vie est un flot que chasse un vent rapide, 12
Et qui doit nous porter à l'immortalité 12
Ou se fondre en écume, en bruit, en vanité ; 12
Que tout but ici-bas est trompeur ou fragile, 12
150 Tout espoir abusé, tout mouvement stérile ; 12
Que les rêves de l'homme et ses ambitions, 12
La sagesse, les arts, le bras des nations, 12
Les efforts réunis des siècles et du monde 12
Ne peuvent retarder la mort d'une seconde. 12
155 Faire avancer le jour d'une heure dans les airs. 12
Ou rebrousser le vent et l'écume des mers ! 12
Que l'homme n'a reçu du seul maître suprême 12
De puissance et d'empire ici que sur lui-même, 12
Et qu'en dépit du siècle il n'a dans ce bas lieu 12
160 Qu'une œuvre : la vertu ; qu'une espérance : Dieu ! 12
Ce sort est assez beau pour un peu de poussière ; 12
Il devrait consoler même un fils de lumière, 12
De ne pouvoir changer les sentiers radieux 12
De ces astres lointains, poussière aussi des cieux. 12
165 Et puisse alors celui que notre langue adore, 12
Comme un souffle vivant anime un bois sonore, 12
Prêtant l'âme et la vie à nos pieux concerts, 12
De son souffle incréé diviniser nos vers ! 12
Nos vers morts, et formés de syllabes muettes. 12
170 Si Dieu ne retentit dans la voix des poëtes ! 12
Leur donner ce qu'il a, puissance et vérité, 12
Et ce que l'homme entend par immortalité ! 12
C'est-à-dire un écho qui dure une seconde 12
Sur cet atome obscur que nous nommons un monde, 12
175 Semblable, hélas ! à peine au retentissement 12
Qui le soir sous les bois se prolonge un moment, 12
Quand, le pâtre brisant son chalumeau sonore. 12
Du son qu'il n'entend plus l'air ému vibre encore ! 12
Et même de ce prix ne soyons point jaloux ! 12
180 Chantons pour soulager ce qui gémit en nous ! 12
Quand la source à la mer a versé son eau pure. 12
Qu'importe si l'abîme étouffe son murmure ! 12
Qu'importe si les vents dispersent sur les mers 12
Le cri qu'a jeté l'aigle en traversant les airs, 12
185 Quand l'oiseau s'élevant des rochers du rivage 12
Plane dans le rayon au-dessus du nuage. 12
Qu'il n'entend plus la vague, et qu'il voit sous ses yeux 12
Ces abîmes d'azur qui sont pour nous les cieux ! 12
Voir aux Épîtres et Poésies diverses les vers de M. de Sainte-Beuve.
M. de Sainte-Beuve n'avait pas encore publié les Consolations, qui ont justifié les espérances des amis de son talent si intime et si original.
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