Métrique en Ligne
LAM_4/LAM86
Alphonse de LAMARTINE
LA MORT DE SOCRATE
1823
La Mort de Socrate
La vérité, c'est Dieu.
Le soleil, se levant aux sommets de l'Hymette, 12
Du temple de Thésée illuminait le faîte, 12
Et, frappant de ses feux les murs du Parthénon , 12
Comme un furtif adieu, glissait dans la prison ; 12
5 On voyait sur les mers une poupe dorée, 12
Au bruit des hymnes saints, voguer vers le Pirée, 12
Et c'était ce vaisseau dont le fatal retour 12
Devait aux condamnés marquer leur dernier jour ; 12
Mais la loi défendait qu'on leur ôtât la vie 12
10 Tant que le doux soleil éclairait l'Ionie, 12
De peur que ses rayons, aux vivants destinés, 12
Par des yeux sans regard ne fussent profanés, 12
Ou que le malheureux, en fermant sa paupière, 12
N'eût à pleurer deux fois la vie et la lumière ! 12
15 Ainsi l'homme exilé du champ de ses aïeux 12
Part avant que l'aurore ait éclairé les cieux. 12
Attendant le réveil du fils de Sophronique, 12
Quelques amis en deuil erraient sous le portique, 12
Et sa femme, portant son fils sur ses genoux, 12
20 Tendre enfant dont la main joue avec les verrous, 12
Accusant la lenteur des geôliers insensibles, 12
Frappait du front l'airain des portes inflexibles ! 12
La foule, inattentive au cri de ses douleurs, 12
Demandait en passant le sujet de ses pleurs, 12
25 Et reprenant bientôt sa course suspendue, 12
Et dans les longs parvis par groupes répandue, 12
Recueillait ces vains bruits dans le peuple semés, 12
Parlait d'autels détruits et des dieux blasphémés, 12
Et d'un culte nouveau corrompant la jeunesse, 12
30 Et de ce Dieu sans nom, étranger dans la Grèce ! 12
'était quelque insensé, quelque monstre odieux ! 12
Quelque nouvel Oreste aveuglé par les dieux, 12
Qu'atteignait à la fin la tardive justice, 12
Et que la terre au ciel devait en sacrifice ! 12
35 Socrate ! et c'était toi qui, dans les fers jeté, 12
Mourais pour la justice et pour la vérité ! 12
Enfin de la prison les gonds bruyants roulèrent ; 12
A pas lents, l'œil baissé, les amis s'écoulèrent. 12
Mais Socrate, jetant un regard sur les flots, 12
40 Et leur montrant du doigt la voile vers Délos 12
« Regardez sur les mers cette poupe fleurie ; 12
C'est le vaisseau sacré, l'heureuse Théorie ! 12
Saluons-la, dit-il : cette voile est la mort ! 12
Mon âme, aussitôt qu'elle, entrera dans le port ! 12
45 Et cependant parlez ! et que ce jour suprême 12
Dans nos doux entretiens s'écoule encor de même ! 12
Ne jetons point aux vents les restes du festin ; 12
Des dons sacrés des dieux usons jusqu'à la fin : 12
L'heureux vaisseau qui touche au terme du voyage 12
50 Ne suspend pas sa course à l'aspect du rivage : 12
Mais, couronné de fleurs, et les voiles aux vents, 12
Dans le port qui l'appelle il entre avec les chants ! 12
« Les poètes ont dit qu'avant sa dernière heure 12
En sons harmonieux le doux cygne se pleure ; 12
55 Amis, n'en croyez rien ; l'oiseau mélodieux 12
D'un plus sublime instinct fut doué par les dieux ! 12
Du riant Eurotas près de quitter la rive, 12
L'âme, de ce beau corps à demi fugitive, 12
S'avançant pas à pas vers un monde enchanté, 12
60 Voit poindre le jour pur de l'immortalité, 12
Et, dans la douce extase où ce regard la noie, 12
Sur la terre en mourant elle exhale sa joie. 12
Vous qui près du tombeau venez pour m'écouter, 12
Je suis un cygne aussi : je meurs, je puis chanter ! 12
65 Sous la voûte, à ces mots, des sanglots éclatèrent ; 12
D'un cercle plus étroit ses amis l'entourèrent : 12
« Puisque tu vas mourir, ami trop tôt quitté, 12
Parle-nous d'espérance et d'immortalité ! 12
— Je le veux bien, dit-il : mais éloignons les femmes ; 12
70 Leurs soupirs étouffés amolliraient nos âmes ; 12
Or, il faut, dédaignant les terreurs du tombeau, 12
Entrer d'un pas hardi dans un monde nouveau ! 12
« Vous le savez, amis ; souvent, dès ma jeunesse, 12
Un génie inconnu m'inspira la sagesse, 12
75 Et du monde futur me découvrit les lois. 12
Était-ce quelque dieu caché dans une voix ? 12
Une ombre m'embrassant d'une amitié secrète ? 12
L'écho de l'avenir ? la muse du poëte ? 12
Je ne sais ; mais l'esprit qui me parlait tout bas, 12
80 Depuis que de ma fin je m'approche à grands pas, 12
En sons plus élevés me parle, me console ; 12
Je reconnais plus tôt sa divine parole, 12
Soit qu'un cœur affranchi du tumulte des sens 12
Avec plus de silence écoute ses accents ; 12
85 Soit que, comme l'oiseau, l'invisible génie 12
Redouble vers le soir sa touchante harmonie ; 12
Soit plutôt qu'oubliant le jour qui va finir, 12
Mon âme, suspendue aux bords de l'avenir, 12
Distingue mieux le son qui part d'un autre monde, 12
90 Comme le nautonier, le soir, errant sur l'onde, 12
A mesure qu'il vogue et s'approche du bord, 12
Distingue mieux la voix qui s'élève du port. 12
Cet invisible ami jamais ne m'abandonne, 12
Toujours de son accent mon oreille résonne 12
95 Et sa voix dans ma voix parle seule aujourd'hui ; 12
Amis, écoutez donc ! ce n'est plus moi, c'est lui !… » 12
Le front calme et serein, l'œil rayonnant d'espoir. 12
Socrate à ses amis fit signe de s'asseoir ; 12
A ce signe muet soudain ils obéirent, 12
100 Et sur les bords du lit en silence ils s'assirent : 12
Symmias abaissait son manteau sur ses yeux ; 12
Criton d'un œil pensif interrogeait les cieux ; 12
Cébès penchait à terre un front mélancolique ; 12
Anaxagore, armé d'un rire sardonique, 12
105 Semblait, du philosophe enviant l'heureux sort, 12
Rire de la fortune et défier la mort ! 12
Et le dos appuyé sur la porte de bronze, 12
Les bras entrelacés, le serviteur des Onze, 12
De doute et de pitié tour à tour combattu, 12
110 Murmurait sourdement : « Que lui sert sa vertu ? » 12
Mais Phédon, regrettant l'ami plus que le sage, 12
Sous ses cheveux épars voilant son beau visage, 12
Plus près du lit funèbre aux pieds du maître assis. 12
Sur ses genoux pliés se penchait comme un fils, 12
115 Levait ses yeux voilés sur l'ami qu'il adore, 12
Rougissait de pleurer, et le pleurait encore ! 12
Du sage cependant la terrestre douleur 12
N'osait point altérer les traits ni la couleur ; 12
Son regard élevé loin de nous semblait lire ; 12
120 Sa bouche, où reposait son gracieux sourire, 12
Toute prête à parler, s'entr'ouvrait à demi ; 12
Son oreille écoutait son invisible ami ; 12
Ses cheveux, effleurés du souffle de l'automne, 12
Dessinaient sur sa tête une pâle couronne, 12
125 Et, de l'air matinal par moments agités, 12
Répandaient sur son front des reflets argentés ; 12
Mais, à travers ce front où son âme est tracée, 12
On voyait rayonner sa sublime pensée, 12
Comme, à travers l'albâtre ou l'airain transparents, 12
130 La lampe, sur l'autel jetant ses feux mourants, 12
Par son éclat voilé se trahissant encore, 12
D'un reflet lumineux les frappe et les colore ! 12
Comme l'œil sur les mers suit la voile qui part, 12
Sur ce front solennel attachant leur regard, 12
135 A ses yeux suspendus, ne respirant qu'à peine, 12
Ses amis attentifs retenaient leur haleine ; 12
Leurs yeux le contemplaient pour la dernière fois ! 12
Ils allaient pour jamais emporter cette voix ! 12
Comme la vague s'ouvre au souffle errant d'Éole, 12
140 Leur âme impatiente attendait sa parole. 12
Enfin du ciel sur eux son regard s'abaissa, 12
Et lui, comme autrefois, sourit et commença 12
Quoi ! vous pleurez, amis ! vous pleurez quand mon âme, 12
Semblable au pur encens que la prêtresse enflamme, 12
145 Affranchie à jamais du vil poids de son corps, 12
Va s'envoler aux dieux, et, dans de saints transports, 12
Saluant ce jour pur, qu'elle entrevit peut-être, 12
Chercher la vérité, la voir et la connaître ! 12
Pourquoi donc vivons-nous, si ce n'est pour mourir ? 12
150 Pourquoi pour la justice ai-je aimé de souffrir ? 12
Pourquoi dans cette mort qu'on appelle la vie, 12
Contre ses vils penchants luttant, quoique asservie. 12
Mon âme avec mes sens a-t-elle combattu ? 12
Sans la mort, mes amis, que serait la vertu ?… 12
155 C'est le prix du combat, la céleste couronne, 12
Qu'aux bornes de la course un saint juge nous donne ; 12
La voix de Jupiter qui nous rappelle à lui ! 12
Amis, bénissons-la ! Je l'entends aujourd'hui : 12
Je pouvais, de mes jours disputant quelque reste, 12
160 Me faire répéter deux fois l'ordre céleste. 12
Me préservent les dieux d'en prolonger le cours ! 12
En esclave attentif, ils m'appellent, j'y cours ! 12
Et vous, si vous m'aimez, comme aux plus belles fêtes, 12
Amis, faites couler des parfums sur vos têtes. 12
165 Suspendez une offrande aux murs de la prison ! 12
Et, le front couronné d'un verdoyant feston, 12
Ainsi qu'un jeune époux qu'une foule empressée, 12
Semant de chastes fleurs le seuil du gynécée, 12
Vers le lit nuptial conduit après le bain, 12
170 Dans les bras de la mort menez-moi par la main !… 12
Qu'est-ce donc que mourir ? Briser ce nœud infâme, 12
Cet adultère hymen de la terre avec l'âme, 12
D'un vil poids, à la tombe, enfin se décharger ! 12
Mourir n'est pas mourir, mes amis, c'est changer ! 12
175 Tant qu'il vit, accablé sous le corps qui l'enchaîne, 12
L'homme vers le vrai bien languissamment se traîne, 12
Et, par ses vils besoins dans sa course arrêté, 12
Suit d'un pas chancelant, ou perd la vérité. 12
Mais celui qui, touchant au terme qu'il implore, 12
180 Voit du jour éternel étinceler l'aurore, 12
Comme un rayon du soir remontant dans les cieux, 12
Exilé de leur sein, remonte au sein des dieux ; 12
Et buvant à longs traits le nectar qui l'enivre, 12
Du jour de son trépas il commence de vivre ! » 12
185 « Mais mourir c est souffrir ; et souffrir est un mal. 12
—Amis, qu'en savons-nous ? Et quand l'instant fatal, 12
Consacré par le sang comme un grand sacrifice, 12
Pour ce corps immolé serait un court supplice, 12
N'est-ce pas par un mal que tout bien est produit ? 12
190 L'été sort de l'hiver, le jour sort de la nuit, 12
Dieu lui-même a noué cette éternelle chaîne ; 12
Nous fûmes à la vie enfantés avec peine, 12
Et cet heureux trépas, des faibles redouté, 12
N'est qu'un enfantement à l'immortalité ! 12
195 « Cependant de la Mort qui peut sonder l'abîme ? 12
Les dieux ont mis leur doigt sur sa lèvre sublime : 12
Qui sait si dans ses mains, prêtes à la saisir, 12
L'âme incertaine tombe avec peine ou plaisir ? 12
Pour moi, qui vis encor, je ne sais, mais je pense 12
200 Qu'il est quelque mystère au fond de ce silence ; 12
Que des dieux indulgents la sévère bonté 12
A jusque dans la mort caché lac volupté, 12
Comme, en blessant nos cœurs de ses divines armes, 12
L'Amour cache souvent un plaisir sous des larmes ! » 12
205 L'incrédule Cébès à ce discours sourit. 12
« Je le saurai bientôt, » dit Socrate. Il reprit : 12
« Oui : le premier salut de l'homme à la lumière, 12
Quand le rayon doré vient baiser sa paupière, 12
L'accent de ce qu'on aime à la lyre mêlé, 12
210 Le parfum fugitif de la coupe exhalé, 12
La saveur du baiser, quand de sa lèvre errante 12
L'amant cherche, la nuit, les lèvres de l'amante, 12
Sont moins doux à nos sens que le premier transport 12
De l'homme vertueux affranchi par la mort ! 12
215 Et pendant qu'ici-bas sa cendre est recueillie, 12
Emporté par sa course, en fuyant il oublie 12
De dire même au monde un éternel adieu ! 12
Ce monde évanoui disparaît devant Dieux ! 12
« Mais quoi ! suffit-il donc de mourir pour revivre ? 12
220 — Non ; il faut que des sens notre âme se délivre, 12
De ses penchants mortels triomphe avec effort ; 12
Que notre vie enfin soit une longue mort ! 12
La vie est un combat, la mort est la victoire, 12
Et la terre est pour nous l'autel expiatoire 12
225 Où l'homme, de ses sens sur le seuil dépouillé, 12
Doit jeter dans les feux son vêtement souillé, 12
Avant d'aller offrir sur un autel propice 12
De sa vie, au Dieu pur, l'aussi pur sacrifice ! 12
« Ils iront, d'un seul trait, du tombeau dans les cieux, 12
230 Joindre, où la mort n'est plus, les héros et les dieux, 12
Ceux qui, vainqueurs des sens pendant leur courte vie, 12
Ont soumis à l'esprit la matière asservie, 12
Ont marché sous le joug des rites et des lois, 12
Du juge intérieur interrogé la voix, 12
235 Suivi les droits sentiers écartés de la foule, 12
Prié, servi les dieux, d'où la vertu découle, 12
Souffert pour la justice, aimé la vérité, 12
Et des enfants du ciel conquis la liberté ! 12
«Mais ceux qui, chérissant la chair autant que l'âme ? 12
240 De l'esprit et des sens ont resserré la trame, 12
Et prostitué l'âme aux vils baisers du corps, 12
Comme Léda livrée à de honteux transports, 12
Ceux-là, si toutefois un dieu ne les délivre, 12
Même après leur trépas ne cessent pas de vivre, 12
245 Et des coupables nœuds qu'eux-même ils ont serrés 12
Ces mânes imparfaits ne sont pas délivrés ! 12
Comme à ses fils impurs Arachné suspendue, 12
Leur âme, avec leur corps mêlée et confondue, 12
Cherche enfin à briser ses liens flétrissants ; 12
250 L'amour qu'elle eut pour eux vit encor dans ses sens ; 12
De leurs bras décharnés ils la pressent encore, 12
Lui rappellent cent fois cet hymen qu'elle abhorre, 12
Et, comme un air pesant qui dort sur les marais, 12
Leur vil poids, loin des dieux, la retient à jamais ! 12
255 Ces mânes gémissants, errant dans les ténèbres. 12
Avec l'oiseau de nuit jettent des cris funèbres ; 12
Autour des monuments, des urnes, des tombeaux, 12
De leur corps importun traînant d'affreux lambeaux, 12
Honteux de vivre encore, et fuyant la lumière, 12
260 A l'heure où l'innocence a fermé sa paupière, 12
De leurs antres obscurs ils s'échappent sans bruit, 12
Comme des criminels s'emparent de la nuit, 12
Imitent sur les flots le réveil de l'aurore, 12
Font courir sur les monts le pâle météore ; 12
265 De songes effrayants assiégeant nos esprits, 12
Au fond des bois sacrés poussent d'horribles cris, 12
Ou, tristement assis sur le bord d'une tombe, 12
Et dans leurs doigts sanglants cachant leur front qui tombe. 12
Jaloux de leur victime, ils pleurent leurs forfaits : 12
270 Mais les âmes des bons ne reviennent jamais ! » 12
Il se tut, et Cébès rompit seul le silence : 12
« Me préservent les dieux d'offenser l'Espérance, 12
Cette divinité qui, semblable à l'Amour, 12
Un bandeau sur les yeux, nous conduit au vrai jour ! 12
275 Mais puisque de ces bords comme elle tu t'envoles, 12
Hélas ! et que voilà tes suprêmes paroles, 12
Pour m'instruire, ô mon maitre, et non pour t'affliger, 12
Permets-moi de répondre et de t'interroger. » 12
Socrate, avec douceur, inclina son visage, 12
280 Et Cébès en ces mots interrogea le sage : 12
« L'âme, dis-tu, doit vivre au delà du tombeau ; 12
Mais si l'âme est pour nous la lueur d'un flambeau, 12
Quand la flamme à des sens consumé la matière, 12
Quand le flambeau s'éteint, que devient la lumière ? 12
285 La clarté, le flambeau, tout ensemble est détruit, 12
Et tout rentre à la fois dans une même nuit ! 12
Ou si l'âme est aux sens ce qu'est à cette lyre 12
L'harmonieux accord que notre main en tire, 12
Quand le temps ou les vers en ont usé le bois, 12
290 Quand la corde rompue a crié sous nos doigts, 12
Et que les nerfs brisés de la lyre expirante 12
Sont foulés sous les pieds de la jeune bacchante, 12
Qu'est devenu le bruit de ces divins accords ? 12
Meurt-il avec la lyre ? et l'âme avec le corps ?… » 12
295 Les sages, à ces mots, pour sonder ce mystère, 12
Baissant leurs fronts pensifs, et regardant la terre, 12
Cherchaient une réponse et ne la trouvaient pas ! 12
Se parlant l'un à l'autre ils murmuraient tout bas : 12
«Quand la lyre n'est plus, où donc est l'harmonie ?…» 12
300 Et Socrate semblait attendre son génie ! 12
Sur l'une de ses mains appuyant son menton, 12
L'autre se promenait sur le front de Phédon, 12
Et, sur son cou d'ivoire errant à l'aventure, 12
Caressait, en passant, sa blonde chevelure ; 12
305 Puis, détachant du doigt un de ses longs rameaux 12
Qui pendaient jusqu'à terre en flexibles anneaux, 12
Faisait sur ses genoux flotter leurs molles ondes, 12
Ou dans ses doigts distraits roulait leurs tresses blondes, 12
Et parlait en jouant, comme un vieillard divin 12
310 Qui mêle la sagesse aux coupes d'un festin ! 12
« Amis, l'âme n'est pas l'incertaine lumière 12
Dont le flambeau des sens ici-bas nous éclaire ; 12
Elle est l'œil immortel qui voit ce faible jour 12
Naître, grandir, baisser, renaître tour à tour, 12
315 Et qui sent hors de soi, sans en être affaiblie, 12
Pâlir et s'éclipser ce flambeau de la vie, 12
Pareille à l'œil mortel qui dans l'obscurité 12
Conserve le regard en perdant la clarté ! 12
« L'âme n'est pas aux sens ce qu'est à cette lyre 12
320 L'harmonieux accord que notre main en tire ; 12
Elle est le doigt divin qui seul la fait frémir, 12
L'oreille qui l'entend ou chanter ou gémir, 12
L'auditeur attentif, l'invisible génie 12
Qui juge, enchaîne, ordonne et règle l'harmonie, 12
325 Et qui des sons discords que rendent chaque sens 12
Forme au plaisir des dieux des concerts ravissants ! 12
En vain la lyre meurt et lé son s'évapore : 12
Sur ces débris muets l'oreille écoute encore ! 12
Es-tu content, Cébès ? — Oui, j'en crois tes adieux, 12
330 Socrate est immortel ! —Eh bien, parlons des dieux ! » 12
Et déjà le soleil était sur les montagnes, 12
Et, rasant d'un rayon les flots et les campagnes, 12
Semblait, faisant au monde un magnifique adieu, 12
Aller se rajeunir au sein brillant de Dieu ! 12
335 Les troupeaux descendaient des sommets du Taygète ; 12
L'ombre dormait déjà sur les flancs de l'Hymette ; 12
Le Cythéron nageait dans un océan d'or ; 12
Le pêcheur matinal, sur l'onde errant encor, 12
Modérant près du bord sa course suspendue, 12
340 Repliait, en chantant, sa voile détendue ; 12
La flûte dans les bois, et ces chants sur les mers, 12
Arrivaient jusqu'à nous sur les soupirs des airs, 12
Et venaient se mêler à nos sanglots funèbres, 12
Comme un rayon du soir se fond dans les ténèbres ! 12
345 « Hâtons-nous, mes amis, voici l'heure du bain. 12
Esclaves, versez l'eau dans le vase d'airain ! 12
Je veux offrir aux dieux une victime pure. » 12
Il dit : et se plongeant dans l'urne qui murmure, 12
Comme fait à l'autel le sacrificateur, 12
350 Il puisa dans ses mains le flot libérateur. 12
Et, le versant trois fois sur son front qu'il inonde, 12
Trois fois sur sa poitrine eu fit ruisseler l'onde ; 12
Pais, d'un voile de pourpre en essuyant les flots, 12
Parfuma ses cheveux, et reprit en ces mots : 12
355 « Nous oublions le Dieu pour adorer ses traces ! 12
Me préserve Apollon de blasphémer les Grâces ! 12
Hébé versant la vie aux célestes lambris, 12
Le carquois de l'Amour, ni l'écharpe d'Iris, 12
Ni surtout de Vénus la brillante ceinture 12
360 Qui d'un nœud sympathique enchaîne la nature. 12
Ni l'éternel Saturne, ou le grand Jupiter, 12
Ni tous ces dieux du ciel, de la terre et de l'air ! 12
Tous ces êtres peuplant l'Olympe ou l'Élysée 12
Sont l'image de Dieu par nous divinisée, 12
365 Des lettres de son nom sur la nature écrit, 12
Une ombre que ce Dieu jette sur notre esprit ! 12
A ce titre divin ma raison les adore, 12
Comme nous saluons le soleil dans l'aurore ; 12
Et peut-être qu'enfin tous ces dieux inventés, 12
370 Cet enfer et ce ciel par la lyre chantés, 12
Ne sont pas seulement des songes du génie, 12
Mais les brillants degrés de l'échelle infinie 12
Qui, des êtres semés dans ce vaste univers, 12
Sépare et réunit tous les astres divers. 12
375 Peut-être qu'en effet, dans l'immense étendue, 12
Dans tout ce qui se meut une âme est répandue ; 12
Que ces astres brillants sur nos têtes semés 12
Sont des soleils vivants, et des feux animés ; 12
Que l'Océan, frappant sa rive épouvantée, 12
380 Avec ses flots grondants roule une âme irritée ; 12
Que notre air embaumé volant dans un ciel pur 12
Est un esprit flottant sur des ailes d'azur ; 12
Que le jour est un œil qui répand la lumière, 12
La nuit, une beauté qui voile sa paupière ; 12
385 Et qu'enfin dans le ciel, sur la terre, en tout lieu, 12
Tout est intelligent, tout vit, tout est un dieu. 12
« Mais, croyez-en, amis, ma voix prête à s'éteindre, 12
Par delà tous ces dieux que notre œil peut atteindre, 12
Il est sous la nature, il est au fond des cieux, 12
390 Quelque chose d'obscur et de mystérieux 12
Que la nécessité, que la raison proclame, 12
Et que voit seulement la foi, cet œil de l'âme ! 12
Contemporain des jours et de l'éternité ! 12
Grand comme l'infini, seul comme l'unité ! 12
395 Impossible à nommer, à nos sens impalpable ! 12
Son premier attribut, c'est d'être inconcevable ! 12
Dans les lieux, dans les temps, hier, demain, aujourd'hui, 12
Descendons, remontons, nous arrivons à lui ! 12
Tout ce que vous voyez est sa toute-puissance, 12
400 Tout ce que nous pensons est sa sublime essence ! 12
Force, amour, vérité, créateur de tout bien, 12
C'est le dieu de vos dieux ! c'est le seul ! c'est le mien ! … 12
— Mais le mal, dit Cébès, qui l'a créé ? — Le crime : 12
Des coupables mortels châtiment légitime, 12
405 Sur ce globe déchu le mal et le trépas 12
Sont nés le même jour : Dieu ne les connaît pas ! 12
Soit qu'un attrait fatal, une coupable flamme 12
Ait attiré jadis la matière vers l'âme ; 12
Soit plutôt que la vie, en des nœuds trop puissants 12
410 Resserrant ici-bas l'esprit avec les sens, 12
Les pénètre tous deux d'un amour adultère, 12
Ils ne sont réunis que par un grand mystère. 12
Cette horrible union, c'est le mal : et la mort, 12
Remède et châtiment, la brise avec effort. 12
415 Mais, à l'instant suprême où cet hymen expire, 12
Sur les vils éléments l'âme reprend l'empire, 12
Et s'envole, aux rayons de l'immortalité, 12
Au monde du bonheur et de la vérité ! 12
— Connais-tu le chemin de ce monde invisible ? 12
420 Dit Cébès ; à ton œil est-il donc accessible ? 12
— Mes amis, j'en approche, et pour le découvrir… 12
— Que faut-il ? dit Phédon. — Être pur et mourir ! 12
« Dans un point de l'espace inaccessible aux hommes, 12
Peut-être au ciel, peut-être aux lieux même où nous sommes. 12
425 Il est un autre monde, un Élysée, un ciel, 12
Que ne parcourent pas de longs ruisseaux de miel, 12
Où les âmes des bons, de Dieu seul altérées, 12
D'un nectar éternel ne sont pas enivrées, 12
Mais où les mânes saints, les immortels esprits, 12
430 De leurs corps immolés vont recevoir le prix ! 12
Ni la sombre Tempé, ni le riant Ménale, 12
Qu'enivre de parfums l'haleine matinale, 12
Ni les vallons d'Hémus, ni ces riches coteaux 12
Qu'enchante l'Eurotas du murmure des eaux, 12
435 Ni cette terre enfin des poëtes chérie 12
Qui fait aux voyageurs oublier leur patrie, 12
N'approchent pas encor du fortuné séjour 12
Où le regard de Dieu donne aux âmes le jour ; 12
Où jamais dans la nuit ce jour divin n'expire ; 12
440 Où la vie et l'amour sont l'air qu'elle respire ; 12
Où des corps immortels ou toujours renaissants 12
Pour d'autres voluptés lui prêtent d'autres sens. 12
— Quoi ! des corps dans le ciel ? la mort avec la vie ? 12
— Oui, des corps transformés que l'âme glorifie ! 12
445 L'âme, pour composer ces divins vêtements, 12
Cueille en tout l'univers la fleur des éléments ; 12
Tout ce qu'ont de plus pur la vie et la matière, 12
Les rayons transparents de la douce lumière, 12
Les reflets nuancés des plus tendres couleurs, 12
450 Les parfums que le soir enlève au sein des fleurs, 12
Les bruits harmonieux que l'amoureux Zéphire 12
Tire au sein de la nuit de l'onde qui soupire, 12
La flamme qui s'exhale en jets d'or et d'azur, 12
Le cristal des ruisseaux roulant dans un ciel pur, 12
455 La pourpre dont l'aurore aime à teindre ses voiles, 12
Et les rayons dormants des tremblantes étoiles, 12
Réunis et formant d'harmonieux accords, 12
Se mêlent sous ses doigts et composent son corps, 12
Et l'âme, qui jadis esclave sur la terre 12
460 A ses sens révoltés faisait en vain la guerre 12
Triomphante aujourd'hui de leurs vœux impuissants, 12
Règne avec majesté sur le monde des sens, 12
Pour des plaisirs sans fin, sans fin les multiplie, 12
Et joue avec l'espace et les temps et la vie ! 12
465 Tantôt, pour s'envoler où l'appelle un désir, 12
Elle aime à parfumer les ailes du zéphyr, 12
D'un rayon de l'iris en glissant les colore ; 12
Et du ciel aux enfers, du couchant à l'aurore, 12
Comme une abeille errante elle court en tout lieu 12
470 Découvrir et baiser les ouvrages de Dieu. 12
Tantôt au char brillant que l'aurore lui prête 12
Elle attelle un coursier qu'anime la tempête ; 12
Et, dans ces beaux déserts de feux errants semés, 12
Cherchant ces grands esprits qu'elle a jadis aimés, 12
475 De soleil en soleil, de système en système, 12
Elle vole et se perd avec l'âme qu'elle aime, 12
De l'espace infini suit les vastes détours, 12
Et dans le sein de Dieu se retrouve toujours ! 12
« L'âme, pour soutenir sa céleste nature, 12
480 N'emprunte pas des corps sa chaste nourriture ; 12
Ni le nectar coulant de la coupe d'Hébé, 12
Ni le parfum des fleurs par le vent dérobé, 12
Ni la libation en son honneur versée, 12
Ne sauraient nourrir l'âme : elle vit de pensée, 12
485 De désirs satisfaits, d'amour, de sentiments, 12
De son être immortel immortels aliments. 12
Grâce à ces fruits divins que le ciel multiplie, 12
Elle soutient, prolonge, éternise sa vie, 12
Et peut, par la vertu de l'éternel amour, 12
490 Multiplier son être, et créer à son tour ! 12
« Car, ainsi que les corps, la pensée est féconde. 12
Un seul désir suffit pour peupler tout un monde ; 12
Et, de même qu'un son par l'écho répété, 12
Multiplié sans fin, court dans l'immensité, 12
495 Ou comme en s'étendant l'éphémère étincelle 12
Allume sur l'autel une flamme immortelle ; 12
Ainsi ces êtres purs l'un vers l'autre attirés, 12
De l'amour créateur constamment pénétrés, 12
A travers l'infini se cherchent, se confondent, 12
500 D'une éternelle étreinte, en s'aimant, se fécondent, 12
Et, des astres déserts peuplant les régions, 12
Prolongent dans le ciel leurs générations. 12
O célestes amours ! saints transports ! chaste flamme ! 12
Baisers où sans retour l'âme se mêle à l'âme, 12
505 Où l'éternel désir et la pure beauté 12
Poussent en s'unissant un cri de volupté ! 12
Si j'osais !… » Mais un bruit retentit sous la voûte ! 12
Le sage interrompu tranquillement écoute, 12
Et nous vers l'occident nous tournons tous les yeux : 12
510 Hélas ! c'était le jour qui s'enfuyait des cieux ! 12
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
En détournant les yeux, le serviteur des Onze 12
Lui tendait le poison dans la coupe de bronze ; 12
Socrate la reçut d'un front toujours serein, 12
Et, comme un don sacré l'élevant dans sa main, 12
515 Sans suspendre un moment sa phrase commencée, 12
Avant de la vider acheva sa pensée. 12
Sur les flancs arrondis du vase au large bord, 12
Qui jamais de son sein ne versait que la mort, 12
L'artiste avait fondu sous un souffle de flamme 12
520 L'histoire de Psyché, ce symbole de l'âme ; 12
Et, symbole plus doux de l'immortalité, 12
Un léger papillon en ivoire sculpté, 12
Plongeant sa trompe avide en ces ondes mortelles, 12
Formait l'anse du vase en déployant ses ailes : 12
525 Psyché, par ses parents dévouée à l'Amour, 12
Quittant avant l'aurore un superbe séjour, 12
D'une pompe funèbre allait environnée 12
Tenter comme la mort ce divin hyménée ; 12
Puis, seule, assise, en pleurs, le front sur ses genoux, 12
530 Dans un désert affreux attendait son époux ; 12
Mais, sensible à ses maux, le volage Zéphire, 12
Comme un désir divin que le ciel nous inspire, 12
Essuyant d'un soupir les larmes de ses yeux, 12
Dormante sur son sein l'enlevait dans les cieux ! 12
535 On voyait son beau front penché sur son épaule 12
Livrer ses longs cheveux aux doux baisers d'Éole, 12
Et Zéphyr, succombant sous son charmant fardeau, 12
Lui former de ses bras un amoureux berceau, 12
Effleurer ses longs cils de sa brûlante haleine, 12
540 Et, jaloux de l'Amour, la lui rendre avec peine. 12
Ici, le tendre Amour sur des roses couché 12
Pressait entre ses bras la tremblante Psyché, 12
Qui, d'un secret effroi ne pouvant se défendre, 12
Recevait ses baisers sans oser les lui rendre ; 12
545 Car le céleste époux, trompant son tendre amour, 12
Toujours du lit sacré fuyait avec le jour. 12
Plus loin, par le désir en secret éveillée, 12
Et du voile nocturne à demi dépouillée, 12
Sa lampe d'une main et de l'autre un poignard, 12
550 Psyché, risquant l'amour, hélas ! contre un regard, 12
De son époux qui dort tremblant d'être entendue, 12
Se penchait vers le lit, sur un pied suspendue, 12
Reconnaissait l'Amour, jetait un cri soudain, 12
Et l'on voyait trembler la lampe dans sa main. 12
555 Mais de l'huile brûlante une goutte épanchée. 12
S'échappant par malheur de la lampe penchée 12
Tombait sur le sein nu de l'amant endormi ; 12
L'Amour impatient, s'éveillant à demi, 12
Contemplait tour à tour ce poignard, cette goutte. 12
560 Et fuyait indigné vers la céleste voûte ! 12
Emblème menaçant des désirs indiscrets 12
Qui profanent les dieux, pour les voir de trop près. 12
La vierge cette fois errante sur la terre 12
Pleurait son jeune amant, et non plus sa misère : 12
565 Mais l'Amour à la fin, de ses larmes touché, 12
Pardonnait à sa faute, et l'heureuse Psyché, 12
Par son céleste époux dans l'Olympe ravie, 12
Sur les lèvres du dieu buvant des flots de vie, 12
S'avançait dans le ciel avec timidité ; 12
570 Et l'on voyait Vénus sourire à sa beauté ! 12
Ainsi par la vertu l'âme divinisée 12
Revient, égale aux dieux, régner dans l'Élysée ! 12
Mais Socrate élevant la coupe dans ses mains : 12
« Offrons ! offrons d'abord aux maîtres des humains 12
575 De l'immortalité cette heureuse prémice ! » 12
Il dit ; et vers la terre inclinant le calice, 12
Comme pour épargner un nectar précieux, 12
En versa seulement deux gouttes pour les dieux, 12
Et, de sa lèvre avide approchant le breuvage, 12
580 Le vida lentement sans changer de visage, 12
Comme un convive avant de sortir d'un festin 12
Qui dans sa coupe d'or verse un reste de vin, 12
Et, pour mieux savourer le dernier jus qu'il goûte. 12
L'incline lentement et le boit goutte à goutte. 12
585 Puis, sur son lit de mort doucement étendu, 12
Il reprit aussitôt son discours suspendu. 12
« Espérons dans les dieux, et croyons-en notre âme 12
De l'amour dans nos cœurs alimentons la flamme ! 12
L'amour est le lien des dieux et des mortels ; 12
590 La crainte ou la douleur profanent leurs autels. 12
Quand vient l'heureux signal de notre délivrance, 12
Amis, prenons vers eux le vol de l'espérance ! 12
Point de funèbre adieu ! point de cris ! point de pleurs ! 12
On couronne ici-bas la victime de fleurs ; 12
595 Que de joie et d'amour notre âme couronnée 12
S'avance au-devant d'eux comme à son hyménée ! 12
Ce sont là les festons, les parfums précieux, 12
Les voix, les instruments, les chants mélodieux, 12
Dont l'âme convoquée à ce banquet suprême 12
600 Avant d'aller aux dieux, doit s'enchanter soi-même ! 12
« Relevez donc ces fronts que l'effroi fait pâlir ! 12
Ne me demandez plus s'il faut m'ensevelir ; 12
Sur ce corps qui fut moi quelle huile on doit répandre ; 12
Dans quel lieu, dans quelle urne il faut garder ma cendre. 12
605 Qu'importe à vous, à moi, que ce vil vêtement 12
De la flamme, ou des vers, devienne l'aliment ? 12
Qu'une froide poussière, à moi jadis unie, 12
Soit balayée aux flots ou bien aux gémonies ? 12
Ce corps vil, composé des éléments divers, 12
610 Ne sera pas plus moi qu'une vague des mers, 12
Qu'une feuille des bois que l'aquilon promène, 12
Qu'un atome flottant qui fut argile humaine, 12
Que le feu du bûcher dans les airs exhalé, 12
Ou le sable mouvant de vos chemins foulé ! 12
615 « Mais je laisse en partant à cette terre ingrate 12
Un plus noble débris de ce que fut Socrate : 12
Mon génie à Platon ! à vous tous mes vertus 12
Mon âme aux justes dieux ! ma vie à Mélitus, 12
Comme au chien dévorant qui sur le seuil aboie, 12
620 Eu quittant le festin, on jette aussi sa proie !… » 12
Tel qu'un triste soupir de la rame et des flots 12
Se mêle sur les mers aux chants des matelots, 12
Pendant cet entretien une funèbre plainte 12
Accompagnait sa voix sur le seuil de l'enceinte ; 12
625 Hélas ! c'était Myrto demandant son époux, 12
Que l'heure des adieux ramenait parmi nous ! 12
L'égarement troublait sa démarche incertaine, 12
Et, suspendus aux plis de sa robe qui traîne, 12
Deux enfants, les pieds nus, marchant à ses côtés, 12
630 Suivaient en chancelant ses pas précipités. 12
Avec ses longs cheveux elle essuyait ses larmes ; 12
Mais leur trace profonde avait flétri ses charmes ; 12
Et la mort sur ses traits répandait sa pâleur : 12
On eût dit qu'en passant l'impuissante douleur, 12
635 Ne pouvant de Socrate atteindre la grande âme, 12
Avait respecté l'homme et profané la femme ! 12
De terreur et d'amour saisie à son aspect, 12
Elle pleurait sur lui dans un tendre respect. 12
Telle, aux fêtes du dieu pleuré par Cythérée, 12
640 Sur le corps d'Adonis la bacchante éplorée, 12
Partageant de Vénus les divines douleurs, 12
Réchauffe tendrement le marbre de ses pleurs, 12
De sa bouche muette avec respect l'effleure, 12
Et paraît adorer le beau dieu qu'elle pleure ! 12
645 Socrate, en recevant ses enfants dans ses bras, 12
Baisa sa joue humide et lui parla tout bas : 12
Nous vîmes une larme, et ce fut la dernière, 12
Sous ses cils abaissés rouler dans sa paupière. 12
Puis d'un bras défaillant offrant ses fils aux dieux : 12
650 « Je fus leur père ici, vous l'êtes dans les cieux ! 12
Je meurs, mais vous vivez ! Veillez sur leur enfance ! 12
Je les lègue, ô dieux bons, à votre providence !… » 12
Mais déjà le poison dans ses veines versé 12
Enchaînait dans son cours le flot du sang glacé : 12
655 On voyait vers le cœur, comme une onde tarie, 12
Remonter pas à pas la chaleur et la vie, 12
Et ses membres roidis, sans force et sans couleur, 12
Du marbre de Paros imitaient la pâleur. 12
En vain Phédon, penché sur ses pieds qu'il embrasse, 12
660 Sous sa brûlante haleine en réchauffait la glace ; 12
Son front, ses mains, ses pieds se glaçaient sous nos doigts ! 12
Il ne nous restait plus que son âme et sa voix ! 12
Semblable au bloc divin d'où sortit Galatée 12
Quand une âme immortelle à l'Olympe empruntée, 12
665 Descendant dans le marbre à la voix d'un amant, 12
Fait palpiter son cœur d'un premier sentiment, 12
Et qu'ouvrant sa paupière au jour qui vient d'éclore, 12
Elle n'est plus un marbre, et n'est pas femme encore ! 12
Était-ce de la mort la pâle majesté, 12
670 Ou le premier rayon de l'immortalité ? 12
Mais son front rayonnant d'une beauté sublime 12
Brillait comme l'aurore aux sommets de Didyme, 12
Et nos yeux, qui cherchaient à saisir son adieu, 12
Se détournaient de crainte et croyaient voir un dieu ! 12
675 Quelquefois l'œil au ciel il rêvait en silence ; 12
Puis, déroulant les flots de sa sainte éloquence, 12
Comme un homme enivré du doux jus du raisin, 12
Brisant cent fois le fil de ses discours sans fin, 12
Ou comme Orphée errant dans les demeures sombres, 12
680 En mots entrecoupés il parlait à des ombres ! 12
« Courbez-vous, disait-il, cyprès d'Académus ! 12
Courbez-vous, et pleurez, vous ne le verrez plus ! 12
Que la vague, en frappant le marbre du Pirée, 12
Jette avec son écume une voix éplorée ! 12
685 Les dieux l'ont rappelé ! ne le savez-vous pas ?… 12
Mais ses amis en deuil, où portent-ils leurs pas ? 12
Voilà Platon, Cébès, ses enfants et sa femme ! 12
Voilà son cher Phédon, cet enfant de son âme ! 12
Ils vont d'un pas furtif, aux lueurs de Phébé, 12
690 Pleurer sur un cercueil aux regards dérobé, 12
Et, penchés sur mon urne, ils paraissent attendre 12
Que la voix qu'ils aimaient sorte encor de ma cendre. 12
Oui, je vais vous parler, amis, comme autrefois, 12
Quand penchés sur mon lit vous aspiriez ma voix !… 12
695 Mais que ce temps est loin ! et qu'une courte absence 12
Entre eux et moi, grands dieux , a jeté de distance ! 12
Vous qui cherchez si loin la trace de mes pas, 12
Levez les yeux, voyez !… Ils ne m'entendent pas ! 12
Pourquoi ce deuil ? pourquoi ces pleurs dont tu t'inondes ? 12
700 Épargne au moins, Myrto, tes longues tresses blondes, 12
Tourne vers moi tes yeux de larmes essuyés : 12
Myrto, Platon, Cébès, amis !… si vous saviez !… 12
« Oracles, taisez-vous ! tombez, voix du Portique ! 12
Fuyez, vaines lueurs de la sagesse antique ! 12
705 Nuages colorés d'une fausse clarté, 12
Évanouissez-vous devant la vérité ! 12
D'un hymen ineffable elle est prête d'éclore ; 12
Attendez… Un, deux, trois… quatre siècles encore, 12
Et ses rayons divins qui partent des déserts 12
710 D'un éclat immortel rempliront l'univers ! 12
Et vous, ombres de Dieu qui nous voilez sa face, 12
Fantômes imposteurs qu'on adore à sa place, 12
Dieux de chair et de sang, dieux vivants, dieux mortels, 12
Vices déifiés sur d'immondes autels, 12
715 Mercure aux ailes d'or, déesse de Cythère, 12
Qu'adorent impunis le vol et l'adultère ; 12
Vous tous, grands et petits, race de Jupiter, 12
Qui peuplez, qui souillez les eaux, la terre et l'air, 12
Encore un peu de temps, et votre auguste foule, 12
720 Roulant avec l'erreur de l'Olympe qui croule, 12
Fera place au Dieu saint, unique, universel, 12
Le seul Dieu que j'adore et qui n'a point d'autel !… 12
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
« Quels secrets dévoilés ! quelle vaste harmonie !… 12
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Mais qui donc étais-tu, mystérieux génie ? 12
725 Toi qui, voilant toujours ton visage à mes yeux, 12
M'as conduit par la voix jusqu'aux portes des cieux ? 12
Toi qui, m'accompagnant comme un oiseau fidèle, 12
Caresse encor mon front du doux vent de ton aile, 12
Es-tu quelque Apollon de ce divin séjour, 12
730 Ou quelque beau Mercure envoyé par l'Amour ? 12
Tiens-tu l'arc, ou la lyre, ou l'heureux caducée ? 12
Ou n'es-tu, réponds-moi, qu'une simple pensée ? 12
Ah ! viens, qui que tu sois, esprit, mortel ou dieu ! 12
Avant de recevoir mon éternel adieu, 12
735 Laisse-moi découvrir, laisse-moi reconnaître 12
Cet ami qui m'aima même avant que de naître ! 12
Que je puisse, en touchant au terme du chemin, 12
Rendre grâce à mon guide et pleurer sur sa main ! 12
Sors du voile éclatant qui te dérobe encore ! 12
740 Approche !… Mais que vois-je ? ô Verbe que j'adore ! 12
Rayon coéternel, est-ce vous que je vois ?… 12
Voilez-vous, ou je meurs une seconde fois ! 12
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
« Heureux ceux qui naîtront dans la sainte contrée 12
Que baise avec respect la vague d'Érythrée ! 12
745 Ils verront les premiers, sur leur pur horizon, 12
Se lever au matin l'astre de la raison. 12
Amis, vers l'orient tournez votre paupière : 12
La vérité viendra d'où nous vient la lumière ! 12
Mais qui l'apportera ?… C'est toi, Verbe conçu ! 12
750 Toi, qu'à travers les temps mes yeux ont aperçu ; 12
Toi, dont par l'avenir la splendeur réfléchie 12
Vient m'éclairer d'avance au sommet de la vie» 12
Tu viens ! tu vis ! tu meurs d'un trépas mérité ! 12
Car la mort est le prix de toute vérité. 12
755 Mais ta voix expirante en ce monde entendue 12
Comme la mienne, au moins, ne sera pas perdue. 12
La voix qui vient du ciel n'y remontera pas ; 12
L'univers assoupi t'écoute et fait un pas ! 12
L'énigme du destin se révèle à la terre ! 12
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
760 Quoi ! j'avais soupçonné ce sublime mystère ! 12
Nombre mystérieux ! profonde trinité ! 12
Triangle composé d'une triple unité ! 12
Les formes, les couleurs, les sons, les nombres même, 12
Tout me cachait mon Dieu ! tout était son emblème ! 12
765 Mais les voiles enfin pour moi sont révolus ; 12
Écoutez !… » Il parlait : nous ne l'entendions plus ! 12
Cependant dans son sein son haleine oppressée », 12
Trop faible pour prêter des sons à sa pensée, 12
Sur sa lèvre entr'ouverte, hélas ! venait mourir, 12
770 Puis semblait tout à coup palpiter et courir : 12
Comme, prêt à s'abattre aux rives paternelles, 12
D'un cygne qui se pose on voit battre les ailes ; 12
Entre les bras d'un songe il semblait endormi. 12
L'intrépide Cébès penché sur notre ami, 12
775 Rappelant dans ses yeux l'âme qui s'évapore, 12
Jusqu'au bord du trépas l'interrogeait encore : 12
« Dors-tu ? lui disait-il ; la mort, est-ce un sommeil ? » 12
Il recueillit sa force, et dit : « C'est un réveil ! 12
—Ton œil est-il voilé par des ombres funèbres ? 12
780 —Non ; je vois un jour pur poindre dans les ténèbres. 12
—N'entends-tu pas des cris, des gémissements ?—Non ! 12
J'entends des astres d'or qui murmurent un nom ! 12
— Que sens-tu ? —Ce que sent la jeune chrysalide 12
Quand, livrant à la terre une dépouille aride, 12
785 Aux rayons de l'aurore ouvrant ses faibles yeux, 12
Le souffle du matin la roule dans les cieux. 12
—Ne nous trompais-tu pas ? réponds : l'âme était-elle… 12
—Croyez-en ce sourire, elle était immortelle… 12
—De ce monde imparfait qu'attends-tu pour sortir ? 12
790 —J'attends, comme la nef, un souffle pour partir ! 12
—D'où viendra-t-il ?—Du ciel ! —Encore une parole ! 12
—Non ; laisse en paix mon âme, afin qu'elle s'envole ! » 12
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Il dit, ferma les yeux pour la dernière fois, 12
Et resta quelque temps sans haleine et sans voix. 12
795 Un faux rayon de vie errant par intervalle 12
D'une pourpre mourante éclairait son front pâle. 12
Ainsi, dans un soir pur de l'arrière-saison, 12
Quand déjà le soleil a quitté l'horizon, 12
Un rayon oublié des ombres se dégage, 12
800 Et colore en passant les flancs d'or d'un nuage.. 12
Enfin plus librement il semble respirer, 12
Et, laissant sur ses traits son doux sourire errer : 12
« Aux dieux libérateurs, dit-il, qu'on sacrifie ! 12
Ils m'ont guéri ! —De quoi ? dit Cébès.—De la vie !… » 12
805 Puis un léger soupir de ses lèvres coula, 12
Aussi doux que le vol d'une abeille d'Hybla ! 12
Était-ce… Je ne sais ; mais, pleins d'un saint dictame, 12
Nous sentîmes en nous comme une seconde âme !… 12
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Comme un lis sur les eaux et que la rame incline, 12
810 Sa tête mollement penchait sur sa poitrine ; 12
Ses longs cils, que la mort n'a fermés qu'à demi, 12
Retombant en repos sur son œil endormi, 12
Semblaient comme autrefois, sous leur ombre abaissée 12
Recueillir le silence, ou voiler la pensée ! 12
815 La parole surprise en son dernier essor 12
Sur sa lèvre entr'ouverte, hélas ! errait encor, 12
Et ses traits, où la vie a perdu son empire, 12
Étaient comme frappés d'un éternel sourire !… 12
Sa main, qui conservait son geste habituel, 12
820 De son doigt étendu montrait encor le ciel ; 12
Et quand le doux regard de la naissante aurore, 12
Dissipant par degrés les ombres qu'il colore, 12
Comme un phare allumé sur un sommet lointain, 12
Vint dorer son front mort des ombres du matin, 12
825 On eût dit que Vénus, d'un deuil divin suivie, 12
Venait pleurer encor sur son amant sans vie ; 12
Que la triste Phébé de son pâle rayon 12
Caressait, dans la nuit, le sein d'Endymion ; 12
Ou que du haut du ciel l'âme heureuse du sage 12
830 Revenait contempler le céleste rivage, 12
Et, visitant de loin le corps qu'elle a quitté, 12
Réfléchissait sur lui l'éclat de sa beauté, 12
Comme un astre bercé dans un ciel sans nuage 12
Aime à voir dans les flots briller sa chaste image, 12
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835 On n'entendait autour ni plainte, ni soupir !… 12
C'est ainsi qu'il mourut, si c'était là mourir ! 12
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