Métrique en Ligne
LAM_2/LAM62
Alphonse de LAMARTINE
MÉDITATIONS POÉTIQUES
SECONDES MÉDITATIONS
1823
VINGT-UNIÈME MÉDITATION
ADIEUX À LA MER
Murmure autour de ma nacelle, 8
Douce mer dont les flots chéris, 8
Ainsi qu’une amante fidèle, 8
Jettent une plainte éternelle 8
5 Sur ces poétiques débris ! 8
Que j’aime à flotter sur ton onde, 8
À l’heure où du haut du rocher 8
L’oranger, la vigne féconde, 8
Versent sur ta vague profonde 8
10 Une ombre propice au nocher ! 8
Souvent, dans ma barque sans rame, 8
Me confiant à ton amour, 8
Comme pour assoupir mon âme, 8
Je ferme au branle de ta lame 8
15 Mes regards fatigués du jour. 8
Comme un coursier souple et docile 8
Dont on laisse flotter le mors, 8
Toujours, vers quelque frais asile, 8
Tu pousses ma barque fragile 8
20 Avec l’écume de tes bords. 8
Ah ! berce, berce, berce encore, 8
Berce pour la dernière fois, 8
Berce cet enfant qui t’adore, 8
Et qui depuis sa tendre aurore 8
25 N’a rêvé que l’onde et les bois ! 8
Le Dieu qui décora le monde 8
De ton élément gracieux, 8
Afin qu’ici tout se réponde, 8
Fit les cieux pour briller sur l’onde, 8
30 L’onde pour réfléchir les cieux. 8
Aussi pur que dans ma paupière, 8
Le jour pénètre ton flot pur ; 8
Et dans ta brillante carrière 8
Tu sembles rouler la lumière 8
35 Avec tes flots d’or et d’azur. 8
Aussi libre que la pensée, 8
Tu brises le vaisseau des rois, 8
Et dans ta colère insensée, 8
Fidèle au Dieu qui t’a lancée, 8
40 Tu ne t’arrêtes qu’à sa voix. 8
De l’infini sublime image, 8
De flots en flots l’œil emporté 8
Te suit en vain de plage en plage ; 8
L’esprit cherche en vain ton rivage, 8
45 Comme ceux de l’éternité. 8
Ta voix majestueuse et douce 8
Fait trembler l’écho de tes bords ; 8
Ou sur l’herbe qui te repousse, 8
Comme le zéphyr dans la mousse, 8
50 Murmure de mourants accords. 8
Que je t’aime, ô vague assouplie, 8
Quand, sous mon timide vaisseau, 8
Comme un géant qui s’humilie, 8
Sous ce vain poids l’onde qui plie 8
55 Me creuse un liquide berceau ! 8
Que je t’aime quand ; le zéphire 8
Endormi dans tes antres frais, 8
Ton rivage semble sourire 8
De voir, dans ton sein qu’il admire, 8
60 Flotter l’ombre de ses forêts ! 8
Que je t’aime quand, sur ma poupe, 8
Des festons de mille couleurs, 8
Pendant au vent qui les découpe, 8
Te couronnent comme une coupe 8
65 Dont les bords sont voilés de fleurs ! 8
Qu’il est doux, quand le vent caresse 8
Ton sein mollement agité, 8
De voir, sous ma main qui la presse, 8
Ta vague qui s’enfle et s’abaisse 8
70 Comme le sein de la beauté ! 8
Viens à ma barque fugitive, 8
Viens donner le baiser d’adieux ; 8
Roule autour une voix plaintive, 8
Et de l’écume de ta rive 8
75 Mouille encoreencor mon front et mes yeux. 8
Laisse sur ta plaine mobile 8
Flotter ma nacelle à son gré 8
Et sous l’antre de la Sibylle, 8
Ou sur le tombeau de Virgile : 8
80 Chacun de tes flots m’est sacré. 8
Partout sur ta rive chérie, 8
Où l’amour éveilla mon cœur, 8
Mon âme, à sa vue attendrie, 8
Trouve un asile, une patrie, 8
85 Et des débris de son bonheur. 8
Flotte au hasard : sur quelque plage 8
Que tu me fasses dériver, 8
Chaque flot m’apporte une image ; 8
Chaque rocher de ton rivage 8
90 Me fait souvenir ou rêver ! 8
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