Métrique en Ligne
LAM_2/LAM47
Alphonse de LAMARTINE
MÉDITATIONS POÉTIQUES
SECONDES MÉDITATIONS
1823
SIXIÈME MÉDITATION
L’ESPRIT DE DIEU
À L. DE V***.
Le feu divin qui nous consume 8
Ressemble à ces feux indiscrets 8
Qu’un pasteur imprudent allume 8
Au bord des profondes forêts : 8
5 Tant qu’aucun souffle ne l’éveille, 8
L’humble foyer couve et sommeille ; 8
Mais s’il respire l’aquilon, 8
Tout à coup la flamme engourdie 8
S’enfle, déborde, et l’incendie 8
10 Embrase un immense horizon ! 8
Ô mon âme ! de quels rivages 8
Viendra ce souffle inattendu ? 8
Sera-ce un enfant des orages, 8
Un soupir à peine entendu ? 8
15 Viendra-t-il, comme un doux zéphyre, 8
Mollement caresser ma lyre, 8
Ainsi qu’il caresse une fleur ? 8
Ou sous ses ailes frémissantes 8
Briser ces cordes gémissantes 8
20 Du cri perçant de la douleur ? 8
Viens du couchant ou de l’aurore, 8
Doux ou terrible, au gré du sort ; 8
Le sein généreux qui t’implore 8
Brave la souffrance ou la mort. 8
25 Aux cœurs altérés d’harmonie, 8
Qu’importe le prix du génie ? 8
Si c’est la mort, il faut mourir !… 8
On dit que la bouche d’Orphée, 8
Par les flots de l’Hèbre étouffée, 8
30 Rendit un immortel soupir. 8
Mais, soit qu’un mortel vive ou meure, 8
Toujours rebelle à nos souhaits, 8
L’Esprit ne souffle qu’à son heure, 8
Et ne se repose jamais… 8
35 Préparons-lui des lèvres pures, 8
Un œil chaste, un front sans souillures, 8
Comme, aux approches du saint lieu, 8
Des enfants, des vierges voilées, 8
Jonchent de roses effeuillées 8
40 La route où va passer un Dieu ! 8
Fuyant des bords qui l’ont vu naître, 8
De Laban l’antique berger, 8
Un jour, devant lui vit paraître 8
Un mystérieux étranger : 8
45 Dans l’ombre, ses larges prunelles 8
Lançaient de pâles étincelles ; 8
Ses pas ébranlaient le vallon ; 8
Le courroux gonflait sa poitrine, 8
Et le souffle de sa narine 8
50 Résonnait comme l’aquilon. 8
Dans un formidable silence 8
Ils se mesurent un moment ; 8
Soudain l’un sur l’autre s’élance, 8
Saisi d’un même emportement ; 8
55 Leurs bras menaçants se replient, 8
Leurs fronts luttent, leurs membres crient, 8
Leurs flancs pressent leurs flancs pressés ; 8
Comme un chêne qu’on déracine, 8
Leur tronc se balance, et s’incline 8
60 Sur leurs genoux entrelacés. 8
Tous deux ils glissent dans la lutte ; 8
Et Jacob, enfin terrassé, 8
Chancelle, tombe, et dans sa chute 8
Entraîne l’ange renversé : 8
65 Palpitant de crainte et de rage, 8
Soudain le pasteur se dégage 8
Des bras du combattant des cieux, 8
L’abat, le presse, le surmonte, 8
Et sur son sein gonflé de honte 8
70 Pose un genou victorieux ! 8
Mais sur le lutteur qu’il domine 8
Jacob encor mal affermi 8
Sent à son tour sur sa poitrine 8
Le poids du céleste ennemi : 8
75 Enfin, depuis les heures sombres 8
Où le soir lutte avec les ombres, 8
Tantôt vaincu, tantôt vainqueur, 8
Contre ce rival qu’il ignore 8
Il combattit jusqu’à l’aurore… 8
80 Et c’était l’Esprit du Seigneur ! 8
Attendons le souffle suprême 8
Dans un repos silencieux : 8
Nous ne sommes rien de nous-même 8
Qu’un instrument mélodieux. 8
85 Quand le doigt d’en haut se retire, 8
Restons muets comme la lyre 8
Qui recueille ses saints transports, 8
Jusqu’à ce que la main puissante 8
Touche la corde frémissante 8
90 Où dorment les divins accords. 8
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