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LAM_2/LAM42
Alphonse de LAMARTINE
MÉDITATIONS POÉTIQUES
SECONDES MÉDITATIONS
1823
PREMIÈRE MÉDITATION
LE PASSÉ
À M. A. DE V***.
Arrêtons-nous sur la colline 8
À l’heure où, partageant les jours, 8
L’astre du matin qui décline 8
Semble précipiter son cours. 8
5 En avançant dans sa carrière, 8
Plus faible il rejette en arrière 8
L’ombre terrestre qui le suit ; 8
Et de l’horizon qu’il colore 8
Une moitié le voit encore, 8
10 L’autre se plonge dans la nuit. 8
C’est l’heure où, sous l’ombre inclinée, 8
Le laboureur, dans le vallon, 8
Suspend un moment sa journée, 8
Et s’assied au bord du sillon ; 8
15 C’est l’heure où, près de la fontaine, 8
Le voyageur reprend haleine 8
Après sa course du matin ; 8
Et c’est l’heure où l’âme qui pense 8
Se retourne, et voit l’Espérance 8
20 Qui l’abandonne en son chemin. 8
Ainsi notre étoile pâlie, 8
Jetant de mourantes lueurs 8
Sur le midi de notre vie, 8
Brille à peine à travers nos pleurs. 8
25 De notre rapide existence 8
L’ombre de la mort qui s’avance 8
Obscurcit déjà la moitié ; 8
Et près de ce terme funeste, 8
Comme à l’aurore, il ne nous reste 8
30 Que l’Espérance et l’Amitié. 8
Ami qu’un même jour vit naître, 8
Compagnon depuis le berceau, 8
Et qu’un même jour doit peut-être 8
Endormir au même tombeau, 8
35 Voici la borne qui partage 8
Ce douloureux pèlerinage 8
Qu’un même sort nous a tracé : 8
De ce sommet qui nous rassemble, 8
Viens, jetons un regard ensemble 8
40 Sur l’avenir et le passé. 8
Repassons nos jours, si tu l’oses ! 8
Jamais l’espoir des matelots 8
Couronna-t-il d’autant de roses 8
Le navire qu’on lance aux flots ? 8
45 Jamais d’une teinte plus belle 8
L’aube en riant colora-t-elle 8
Le front rayonnant du matin ? 8
Jamais, d’un œil perçant d’audace, 8
L’aigle embrassa-t-il plus d’espace 8
50 Que nous en ouvrait le destin ? 8
En vain, sur la route fatale 8
Dont les cyprès tracent le bord, 8
Quelques tombeaux par intervalle 8
Nous avertissaient de la mort ; 8
55 Ces monuments mélancoliques, 8
Nous semblaient, comme aux jours antiques, 8
Un vain ornement du chemin ; 8
Nous nous asseyions sous leur ombre, 8
Et nous rêvions des jours sans nombre 8
60 Hélas ! entre hier et demain ! 8
Combien de fois, près du rivage 8
Où Nisida dort sur les mers, 8
La beauté crédule ou volage 8
Accourut à nos doux concerts ! 8
65 Combien de fois la barque errante 8
Berça sur l’onde transparente 8
Deux couples par l’amour conduits, 8
Tandis qu’une déesse amie 8
Jetait sur la vague endormie 8
70 Le voile parfumé des nuits ! 8
Combien de fois, dans le délire 8
Qui succédait à nos festins, 8
Aux sons antiques de la lyre, 8
J’évoquai des songes divins ! 8
75 Aux parfums des roses mourantes, 8
Aux vapeurs des coupes fumantes, 8
Ils volaient à nous tour à tour, 8
Et sur leurs ailes nuancées 8
Égaraient nos molles pensées 8
80 Dans les dédales de l’amour ! 8
Mais, dans leur insensible pente, 8
Les jours qui succédaient aux jours 8
Entraînaient comme une eau courante 8
Et nos songes et nos amours. 8
85 Pareil à la fleur fugitive 8
Qui du front joyeux d’un convive 8
Tombe avant l’heure du festin, 8
Ce bonheur que l’ivresse cueille, 8
De nos fronts tombant feuille à feuille, 8
90 Jonchait le lugubre chemin. 8
Et maintenant, sur cet espace 8
Que nos pas ont déjà quitté, 8
Retourne-toi ; cherchons la trace 8
De l’amour, de la volupté. 8
95 En foulant leurs rives fanées, 8
Remontons le cours des années, 8
Tandis qu’un souvenir glacé, 8
Comme l’astre adouci des ombres, 8
Éclaire encor de teintes sombres 8
100 La scène vide du passé. 8
Ici, sur la scène du monde 8
Se leva ton premier soleil. 8
Regarde : quelle nuit profonde 8
A remplacé ce jour vermeil ! 8
105 Tout sous les cieux semblait sourire : 8
La feuille, l’onde, le zéphire, 8
Murmuraient des accords charmants. 8
Écoute : la feuille est flétrie ; 8
Et les vents sur l’onde tarie 8
110 Rendent de sourds gémissements. 8
Reconnais-tu ce beau rivage, 8
Cette mer aux flots argentés, 8
Qui ne fait que bercer l’image 8
Des bords dans son sein répétés ? 8
115 Un nom chéri vole sur l’onde !… 8
Mais pas une voix qui réponde, 8
Que le flot grondant sur l’écueil. 8
Malheureux ! quel nom tu prononces ! 8
Ne vois-tu pas parmi ces ronces 8
120 Ce nom gravé sur un cercueil ?… 8
Plus loin, sur la rive où s’épanche 8
Un fleuve épris de ces coteaux, 8
Vois-tu ce palais qui se penche, 8
Et jette une ombre au sein des eaux ? 8
125 Là, sous une forme étrangère, 8
Un ange exilé de sa sphère 8
D’un céleste amour t’enflamma. 8
Pourquoi trembler ? quel bruit t’étonne ? 8
Ce n’est qu’une ombre qui frissonne 8
130 Aux pas du mortel qu’elle aima. 8
Hélas ! partout où tu repasses, 8
C’est le deuil, le vide ou la mort ; 8
Et rien n’a germé sur nos traces 8
Que la douleur ou le remord. 8
135 Voilà ce cœur où ta tendresse 8
Sema des fruits que ta vieillesse, 8
Hélas ! ne recueillera pas : 8
Là l’oubli perdit ta mémoire ; 8
Là l’envie étouffa ta gloire ; 8
140 Là ta vertu fit des ingrats. 8
Là l’Illusion éclipsée 8
S’enfuit sur un nuage obscur ; 8
Ici l’Espérance lassée 8
Replia ses ailes d’azur. 8
145 Là, sous la douleur qui le glace, 8
Ton sourire perdit sa grâce, 8
Ta voix oublia ses concerts ; 8
Tes sens épuisés se plaignirent, 8
Et tes blonds cheveux se teignirent 8
150 Au souffle argenté des hivers. 8
Ainsi des rives étrangères 8
Quand l’homme, à l’insu des tyrans, 8
Vers la demeure de ses pères 8
Porte en secret ses pas errants, 8
155 L’ivraie a couvert ses collines, 8
Son toit sacré pend en ruines, 8
Dans ses jardins l’onde a tari ; 8
Et, sur le seuil qui fut sa joie, 8
Dans l’ombre un chien féroce aboie 8
160 Contre les mains qui l’ont nourri. 8
Mais ces sens qui s’appesantissent, 8
Et du temps subissent la loi, 8
Ces yeux, ce cœur, qui se ternissent, 8
Cette ombre enfin, ce n’est pas toi. 8
165 Sans regret, au flot des années 8
Livre ces dépouilles fanées 8
Qu’enlève le souffle des jours, 8
Comme on jette au courant de l’onde 8
La feuille aride et vagabonde 8
170 Que l’onde entraîne dans son cours ! 8
Ce n’est plus le temps de sourire. 8
À ces roses de peu de jours, 8
De mêler au son de la lyre 8
Les tendres soupirs des Amours ; 8
175 De semer sur des fonds stériles 8
Ces vœux, ces projets inutiles, 8
Par les vents du ciel emportés, 8
À qui le temps qui nous dévore 8
Ne donne pas l’heure d’éclore 8
180 Pendant nos rapides étés. 8
Levons les yeux vers la colline 8
Où luit l’étoile du matin ; 8
Saluons la splendeur divine 8
Qui se lève dans le lointain. 8
185 Cette clarté pure et féconde 8
Aux yeux de l’âme éclaire un monde 8
Où la foi monte sans effort. 8
D’un saint espoir ton cœur palpite : 8
Ami, pour y voler plus vite, 8
190 Prenons les ailes de la Mort. 8
En vain, dans ce désert aride, 8
Sous nos pas tout s’est effacé. 8
Viens : où l’éternité réside, 8
On retrouve jusqu’au passé. 8
195 Là sont nos rêves pleins de charmes, 8
Et nos adieux trempés de larmes, 8
Nos vœux et nos soupirs perdus. 8
Là refleuriront nos jeunesses ; 8
Et les objets de nos tristesses 8
200 À nos regrets seront rendus. 8
Ainsi, quand les vents de l’automne 8
Ont dissipé l’ombre des bois, 8
L’hirondelle agile abandonne 8
Le faîte du palais des rois : 8
205 Suivant le soleil dans sa course, 8
Elle remonte vers la source 8
D’où l’astre nous répand les jours, 8
Et sur ses pas retrouve encore 8
Un autre ciel, une autre aurore, 8
210 Un autre nid pour ses amours. 8
Ce roi dont la sainte tristesse 8
Immortalisa les douleurs, 8
Vit ainsi sa verte jeunesse 8
Se renouveler sous les pleurs. 8
215 Sa harpe, à l’ombre de la tombe, 8
Soupirait comme la colombe 8
Sous les verts cyprès du Carmel ; 8
Et son cœur, qu’une lampe éclaire, 8
Résonnait comme un sanctuaire 8
220 Où retentit l’hymne éternel. 8
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