Métrique en Ligne
LAM_10/LAM193
Alphonse de LAMARTINE
RECUEILLEMENTS POÉTIQUES
1839
XXVII
LA CLOCHE DU VILLAGE
Oh ! quand cette humble cloche à la lente volée 12
Épand comme un soupir sa voix sur la vallée, 12
Voix qu'arrête si près le bois ou le ravin, 12
Quand la main d'un enfant qui balance cette urne 12
5 En verse à sons pieux dans la brise nocturne 12
Ce que la terre a de divin ! 8
Quand du clocher vibrant l'hirondelle habitante 12
S'envole au vent d'airain qui fait trembler sa tente, 12
Et de l'étang ridé vient effleurer les bords, 12
10 Ou qu'à la fin du fil qui chargeait sa quenouille 12
La veuve du village, à ce bruit s'agenouille 12
Pour donner leur aumône aux morts : 8
Ce qu'éveille en mon sein le chant du toit sonore 12
Ce n'est pas la gaîté du jour qui vient d'éclore, 12
15 Ce n'est pas le regret du jour qui va finir, 12
Ce n'est pas le tableau de mes fraîches années 12
Croissant sur ces coteaux parmi ces fleurs fanées 12
Qu'effeuille encor mon souvenir ; 8
Ce n'est pas mes sommeils d'enfant sous ces platanes, 12
20 Ni ces premiers élans du jeu de mes organes, 12
Ni mes pas égarés sur ces rudes sommets, 12
Ni ces grands cris de joie en aspirant vos vagues, 12
O brises du matin pleines de saveurs vagues 12
Et qu'on croit n'épuiser jamais ! 8
25 Ce n'est pas le coursier atteint dans la prairie 12
Pliant son cou soyeux sous ma main aguerrie 12
Et mêlant sa crinière à mes beaux cheveux blonds, 12
Quand le sol sous ses pieds sonnant comme une enclume, 12
Sa croupe m'emportait et que sa blanche écume 12
30 Argentait l'herbe des vallons ! 8
Ce n'est pas même, amour ! ton premier crépuscule, 12
Au mois où du printemps la sève qui circule 12
Fait fleurir la pensée et verdir le buisson, 12
Quand l'ombre ou seulement les jeunes voix lointaines 12
35 Des vierges rapportant leurs cruches des fontaines 12
Laissaient sur ma tempe un frisson. 8
Ce n'est pas vous non plus, vous que pourtant je pleure 12
Premier bouillonnement de l'onde intérieure, 12
Voix du cœur qui chantait en s'éveillant en moi, 12
40 Mélodieux murmure embaumé d'ambroisie 12
Qui fait rendre à sa source un vent de poésie !… 12
O gloire, c'est encor moins toi ! 8
De mes jours sans regret que l'hiver vous remporte 12
Avec le chaume vide, avec la feuille morte, 12
45 Avec la renommée, écho vide et moqueur ! 12
Ces herbes du sentier sont des plantes divines 12
Qui parfument les pieds ; oui, mais dont les racines 12
Ne s'enfoncent pas dans le cœur ! 8
Guirlandes du festin que pour un soir on cueille, 12
50 Que la haine empoisonne ou que l'envie effeuille, 12
Dont vingt fois sous les mains la couronne se rompt, 12
Qui donnent à la vie un moment de vertige, 12
Mais dont la fleur d'emprunt ne lient pas à la tige 12
Et qui sèche en tombant du front. 8
🙫
55 C'est le jour où ta voix dans la vallée en larmes 12
Sonnaille désespoir après le glas d'alarmes, 12
Où deux cercueils passant sous les coteaux en deuil, 12
Et bercés sur des cœurs par des sanglots de femmes, 12
Dans un double sépulcre enfermèrent trois âmes 12
60 Et m'oublièrent sur le seuil ! 8
De l'aurore à la nuit, de la nuit à l'aurore, 12
O cloche ! tu pleuras comme je pleure encore, 12
Imitant de nos cœurs le sanglot étouffant ; 12
L'air, le ciel, résonnaient de ta complainte amère 12
65 Comme si chaque étoile avait perdu sa mère 12
Et chaque brise son enfant ! 8
Depuis ce jour suprême où ta sainte harmonie, 12
Dans ma mémoire en deuil, à ma peine est unie, 12
Où ton timbre et mon cœur n'eurent qu'un même son, 12
70 Oui ! ton bronze sonore et trempé dans la flamme, 12
Me semble, quand il pleure, un morceau de mon ame 12
Qu'un ange frappe à l'unisson ! 8
Je dors lorsque tu dors, je veille quand tu veilles, 12
Ton glas est un ami qu'attendent mes oreilles ; 12
75 Entre la voix des tours je démêle ta voix, 12
Et ta vibration encore en moi résonne 12
Quand l'insensible bruit qu'un moucheron bourdonne 12
Te couvre déjà sous les bois ! 8
Je me dis : Ce soupir mélancolique et vague 12
80 Que l'air profond des nuits roule de vague en vague, 12
Ah ! c'est moi, pour moi seul, là haut retentissant ! 12
Je sais ce qu'il me dit, il sait ce que je pense, 12
Et le vent qui l'ignore, à travers ce silence, 12
M'apporte un sympathique accent. 8
85 Je me dis : Cet écho de ce bronze qui vibre, 12
Avant de m'arriver au cœur de fibre en fibre, 12
A frémi sur la dalle où tout mon passé dort, 12
Du timbre du vieux dôme il garde quelque chose, 12
La pierre du sépulcre, où mon amour repose, 12
90 Sonne aussi dans ce doux accord ! 8
🙫
Ne t'étonne donc pas, enfant, si ma pensée 12
Au branle de l'airain secrètement bercée, 12
Aime sa voix mystique et fidèle au trépas, 12
Si dès le premier son qui gémit sous sa voûte, 12
95 Sur un pied suspendu, je m'arrête et j'écoute 12
Ce que la mort me dit tout bas. 8
Et toi, saint porte-voix des tristesses humaines, 12
Que la terre inventa pour mieux crier ses peines, 12
Chante ! des cœurs brisés le timbre est encor beau ! 12
100 Que ton gémissement donne une ame à la pierre, 12
Des larmes aux yeux secs, un signe à la prière, 12
Une mélodie au tombeau ! 8
🙫
Moi, quand des laboureurs porteront dans ma bière 12
Le peu qui doit rester ici de ma poussière, 12
105 Après tant de soupirs que mon sein lance ailleurs, 12
Quand des pleureurs gagés, froide et banale escorte, 12
Déposeront mon corps endormi sous la porte 12
Qui mène à des soleils meilleurs, 8
Si quelque main pieuse en mon honneur te sonne, 12
110 Des sanglots de l'airain, oh ! n'attriste personne, 12
Ne va pas mendier des pleurs à l'horizon, 12
Mais prends ta voix de fête et sonne sur ma tombe 12
Avec le bruit joyeux d'une chaîne qui tombe 12
Au seuil libre d'une prison ! 8
115 Ou chante un air semblable au cri de l'alouette 12
Qui s'élevant du chaume où la bise la fouette, 12
Dresse à l'aube du jour son vol mélodieux, 12
Et gazouille ces chants qui font taire d'envie 12
Ses rivaux attachés aux ronces de la vie 12
120 Et qui se perd au fond des cieux ! 8
ENVOI
Mais sonne avant ce jour, sonne doucement l'heure 12
Où quelque barde ami, dans mon humble demeure, 12
Vient de mon cœur malade éclairer le long deuil, 12
Et me laisse en partant, charitable dictame, 12
125 Deux gouttes du parfum qui coule de son ame 12
Pour embaumer longtemps mon seuil. 8
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